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SOUVENIRS

D'UN AMIRAL

PREMIÈRE PARTIE.

LA JEUNESSE D'UN HOMME DE MER

IV.

LA FIN D'UNE CAMPAGNE MARITIME.

I.

Le moment semblait venu de reprendre le chemin de la France (1); mais si l'on réfléchit à la situation politique où se trouvait en 1793 notre malheureux pays, on ne s'étonnera point que de douloureuses préoccupations aient disputé nos âmes à la joie du retour. Nous n'avions, il est vrai, rien à redouter en apparence de la terrible conflagration qui, au moment même de notre départ, menaçait déjà l'Europe. Des lettres de neutralité envoyées par tous les gouvernemens mettaient la Truite et la Durance à l'abri des chances d'une guerre générale. Ce sauf-conduit formel nous eût-il manqué, nous trouvions un autre gage de sécurité dans le généreux exemple donné en 1778 par la France et les États-Unis. Les croiseurs des deux pays avaient à cette époque reçu l'ordre de respecter les bâtimens qui, sous les ordres de Cook, venaient d'explorer l'Océan-Pacifique. Comme la Resolution et la Discovery, la Truite et la Durance étaient

(1) Voyez les livraisons du 15 décembre 1857, du 1er et 15 janvier 1858.

TOME XIII.

1er FÉVRIER 1858.

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placées sous la sauvegarde de l'honneur européen. Le danger pour nous était moins dans les dispositions des marines européennes que dans l'état même de la France. Bien qu'incomplètes et déjà anciennes, les nouvelles d'Europe que nous avions trouvées à Bourou indiquaient un progrès redoutable dans l'agitation à laquelle était en proie la société française. Qu'allions-nous apprendre à l'île de Java, vers laquelle se dirigeaient nos corvettes après une salutaire relâche de onze jours dans la baie de Cayéli? Deux partis, celui de la révolution, celui de l'émigration, se dessinaient déjà parmi nous; ils attendaient des renseignemens plus précis avec une sombre impatience, et c'est sous l'impression de luttes prochaines, de dissentimens de plus en plus prononcés, que nous reprenions notre campagne.

L'indisposition de M. de Mauvoisis se prolongeant, M. de Vernon exerçait le commandement, sans s'écarter toutefois de l'itinéraire qui lui avait été tracé. Par les ordres de M. de Mauvoisis, nous nous engageâmes, au sortir de la rade de Cayéli, dans le détroit de Bouton. Dix-sept journées furent employées à traverser ce canal, qui n'a que trente lieues d'étendue. On mouillait toutes les nuits, et on n'avançait guère qu'à l'aide des marées favorables. Durant ces jours d'une laborieuse navigation, si nous éprouvâmes des chaleurs suffocantes, nous vécûmes du moins dans l'abondance. De tous côtés accouraient vers nous des pirogues chargées de volailles, de poissons et de fruits. Malheureusement cette abondance eut de tristes résultats, et les derniers vestiges du scorbut disparaissaient à peine que se déclaraient les symptômes de la dyssenterie. En deux jours, nous perdîmes cinq hommes, et chaque corvette compta une trentaine de malades.

M. de Mauvoisis cependant eut bientôt repris ses forces. Les corvettes venaient de traverser le détroit, elles étaient à l'ancre devant la ville de Bouton, quand il fit appeler à bord de la Truite M. de Vernon, et lui annonça qu'il se croyait suffisamment rétabli pour le décharger de la responsabilité du commandement. Jusqu'à Java d'ailleurs la route était toute tracée. Il n'y avait que deux cents lieues à parcourir vent arrière, dans des parages, il est vrai, parsemés d'assez dangereux écueils, et dont les Hollandais avaient évité de publier des cartes exactes; mais pour des navires qui venaient de passer des mois entiers au milieu des brisans, où chacun avait l'habitude d'avoir l'œil ouvert, ces difficultés n'étaient qu'un jeu. Nous franchîmes donc sans encombre l'espace qui nous séparait de la colonie hollandaise, et nous vinmes jeter l'ancre à l'entrée de la rade de Sourabaya dans un état de détresse qui réclamait impérieusement les plus prompts secours.

Un instant on put croire que ces secours nous seraient refusés; on avait appris à Sourabaya que la guerre était déclarée entre la Hollande et la France. L'officier qui avait été envoyé à terre pour demander l'autorisation de faire entrer nos corvettes en rade fut arrêté avec les hommes qui l'accompagnaient et retenu comme prisonnier de guerre. Un second officier et un second canot eurent le même sort. A la nouvelle de ces indignes procédés, M. de Mauvoisis réunit les états-majors des deux corvettes, et, après avoir exposé en quelques mots les difficultés de la situation, il annonça qu'il n'y avait point d'alternative qui ne lui parût préférable à celle de remettre nos bâtimens entre les mains de l'ennemi. Ces nobles pacoles obtinrent une approbation unanime. Il fut décidé que, dès le lendemain, nous nous éloignerions d'un pays où l'on méconnaissait et le droit des gens et les lois de l'hospitalité. Qu'adviendrait-il ensuite de nous? C'est ce qu'il était difficile ou bien triste de prévoir. Il ne restait plus à bord de nos corvettes que trente jours de biscuit tout à fait avarié et un mois d'eau. Les deux tiers de nos équipages étaient attaqués de la dyssenterie; les hommes les plus valides étaient précisément retenus avec les deux embarcations que les Hollandais se refusaient à relâcher. Dans ces conditions, réussirions-nous à atteindre l'Ile-de-France, le seul port qui nous fût désormais ouvert? Ferions-nous près de douze cents lieues quand nous avions failli désespérer de pouvoir en faire quatre cents pour nous traîner de Waygiou à Sourabaya? Toutes nos dispositions de départ n'en furent pas moins prises, et nous n'attendions plus que le moment de mettre sous voiles, lorsqu'à notre grand étonnement nous vîmes arriver l'officier qui avait été le premier envoyé à Sourabaya. Le conseil supérieur de Batavia avait levé toutes les difficultés, et des ordres étaient donnés pour qu'on nous fit l'accueil réservé aux navires des puissances amies. Des pilotes nous étaient en même temps expédiés par le gouverneur. Nous levâmes aussitôt l'ancre, et, confians dans la foi jurée, nous donnâmes à pleines voiles dans la passe qui nous conduisit en quelques heures à l'entrée même de la rivière de Sourabaya.

Il y avait plus de deux ans que nous avions quitté la France. Ces deux années avaient été remplies pour nous de bien tristes épreuves; mais qu'étaient nos malheurs en comparaison de ceux qui pendant la même période affligeaient notre pays? Les deux officiers qui avaient eu des communications avec la terre apportaient des nouvelles que nous n'hésitâmes pas d'abord à taxer d'exagération. « La France, leur avait-on dit, était en guerre avec toutes les nations de l'Europe coalisées contre elle; une révolution épouvantable avait abouti à la mort du meilleur des rois; les démagogues, exerçant un

pouvoir sans bornes, envoyaient les citoyens les plus paisibles à l'échafaud, ou les faisaient massacrer dans les prisons. La France n'était plus qu'un vaste champ de carnage. » Tous ces horribles détails nous parvinrent à la fois : ils produisirent sur nous tous l'impression la plus douloureuse; malheureusement ils réveillèrent aussi les haines que le danger commun avait paru un instant assoupir. Sous des chefs tels que M. de Bretigny et M. de Terrasson, on se fût borné à gémir sur les malheurs de la patrie. M. de Mauvoisis était trop ardent pour ne pas ambitionner un rôle plus actif. Voyant à leur tête an partisan avoué de l'émigration, les états-majors tendaient plus que jamais à se séparer en deux camps, et chacun obéissait, suivant la pente où inclinent tous les hommes, à ses espérances ou à ses regrets.

La réception qu'on nous fit à Sourabaya vint heureusement nous arracher à ces tristes préoccupations. Les habitans s'empressèrent à l'envi près de nous, et ce fut à qui nous ferait les honneurs de la ville. On comptait parmi les officiers de la garnison plusieurs de nos compatriotes sortis des régimens que la Hollande avait à cette époque l'habitude de recruter en France. Nous les vimes accourir des premiers au-devant de nous. Avec eux, nous pouvions nous entretenir sans réserve de nos inquiétudes, car ils n'avaient perdu ni le souvenir ni l'amour de la France en prenant du service sous un gouvernement étranger. Avec les Hollandais au contraire, nous dissimulions de notre mieux nos craintes pour l'avenir, notre horreur pour le passé, car la plus grande souffrance que puisse éprouver une âme un peu fière, c'est d'avoir à rougir de son pays devant des étrangers.

Sourabaya était en 1793 une petite ville charmante. Comme toutes les villes des Indes néerlandaises, elle comprenait trois quartiers bien distincts: le quartier européen, le campong chinois et le campong malais. Le quartier européen, entouré d'une simple chemise sans épaisseur, dont l'élévation en certains endroits ne dépassait pas cinq ou six pieds, s'étendait sur la rive gauche d'un cours d'eau très rapide, assez profond pour donner accès à des bâtimens de 60 ou 80 tonneaux, et servant de frontière à la ville proprement dite, qu'il séparait des faubourgs chinois et malais. Le quai planté d'arbres se prolongeait jusqu'à la mer. C'était pour les Européens la promenade habituelle. Le long de cette jetée, on avait ménagé un chemin de halage, afin de pouvoir tirer à la cordelle les caboteurs jusqu'au fond du port. Il y avait là, du lever du soleil jusqu'à la fin du jour, un mouvement, une activité commerciale dont Sourabaya, m'a-t-on assuré, n'offre plus aujourd'hui que le spectacle affaibli. Les rues de cette ville n'étaient point pavées, c'était

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alors un luxe fort rare sous les tropiques; - elles étaient spacieuses et présentaient l'aspect assez régulier d'une double rangée de maisons à un seul étage, élégantes et modestes demeures dont une propreté recherchée était le plus bel ornement. Le palais même du gouverneur ne contrastait point par son extérieur avec la simplicité géné– rale; mais à l'intérieur de cette résidence il régnait un luxe dont la cour de quelques princes indiens eût pu seule donner une idée. C'est là que nous assistâmes à des fêtes qui rappelaient les splendeurs fabuleuses des Mille et Une Nuits, à des festins d'une profusion incroyable, dans lesquels une foule empressée de jeunes et belles esclaves, toutes vêtues d'un costume uniforme, se tenaient derrière les convives, attentives à prévenir leurs moindres désirs. Ce faste asiatique n'étonnait alors personne. Les employés supérieurs de la compagnie étaient de véritables souverains dans la province qu'ils étaient chargés d'administrer, et on trouvait tout simple qu'ils étalassent aux yeux des populations la pompe du rang suprême, puisqu'ils avaient toutes les prérogatives de la royauté (1).

La rade de Sourabaya, abritée de tous les vents, était un véritable nid de mousse pour nos pauvres navires si longtemps battus par la tempête. La sécurité complète dont nous jouissions à ce mouillage permettait donc de laisser aux états-majors et aux équipages beaucoup de liberté; mais cette liberté si chèrement achetée n'eût été qu'un leurre et une source de nouveaux regrets, si l'on n'avait pris quelque mesure pour améliorer notre situation financière, car depuis le commencement de cette longue campagne nous n'avions rien reçu encore de nos appointemens. Heureusement il nous restait une grande quantité des objets qui devaient servir à nos échanges avec les sauvages. Cession fut faite de toute cette pacotille à la compagnie hollandaise, et l'argent qu'on en retira fut employé à payer aux officiers et aux équipages une partie de la solde qui leur était due. Officiers et savans, - je me trouvai cette fois assez riche pour faire comme les autres, tous prirent des logemens en ville.

(1) Le gouverneur de Sourabaya était à cette époque M. Hogendorp, homme digne en tous points des fonctions importantes qui lui étaient confiées et fait pour honorer une plus haute fortune. A vingt-cinq ans de là, je l'ai retrouvé à Rio-Janeiro. Après l'avoir élevé aux postes les plus éminens, les révolutions avaient consommé sa ruine. Il vivait retiré sous un ajoupa, misérable hutte de feuilles et de branchages, presqu'au sommet du Corcovado, manquant du nécessaire et n'ayant avec lui qu'une vieille négresse pour préparer ses modestes repas. Ce grand revers n'avait point altéré sa sérénité. Il revint avec complaisance sur les souvenirs de ce temps si éloigné déjà où il m'avait reçu, jeune enseigne de vaisseau, à sa table. L'étendue de son propre malheur l'affectait moins que la chute de l'illustre fortune à laquelle il avait attaché la sienne: devenu général au service de la France, il avait été un des aides de camp de l'empereur.

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