페이지 이미지
PDF
ePub
[blocks in formation]

Écrites sans prétention aucune, même sans arrière-pensée de publicité, les pages qu'on va lire auraient pu aisément se transformer en une sorte de récit romanesque, au lieu d'offrir de simples notes consignées presque jour par jour dans les loisirs monotones d'une longue traversée. Peut-être préférera-t-on cependant à une mise en scène plus savante les confidences familières d'un journal de bord. Peut-être aussi trouvera-t-on à lire ces feuilles volantes un peu du plaisir que j'ai eu à les écrire tantôt en pleine mer, tantôt dans les escales du curieux bâtiment qui sera le principal héros de cette histoire.

Un sous-ingénieur du port de Cherbourg, M. Eugène Antoine, commençait, le 5 septembre 1854, les premiers travaux de construction de la batterie flottante la Dévastation. A cette époque, tandis que la guerre se poursuivait en Crimée avec un acharnement sans exemple, une escadre anglo-française attendait, en vue de Cronstadt, que les flottes du tsar, moins promptes à engager la lutte que son armée de terre, quittassent enfin leur mouillage. La batterie flottante que l'on construisait à Cherbourg allait, de concert avec quelques autres bâtimens du même modèle, réaliser une pensée de

l'empereur Napoléon III (1) et introduire dans la stratégie navale une importante innovation. Blindées en fer forgé et disposant d'une artillerie formidable, les nouvelles machines de guerre étaient appelées, assurait-on, à renverser les plus fortes murailles. Aussi l'ordre de les construire avait-il été promptement donné dans nos ports militaires, et l'Angleterre s'était-elle engagée à mettre sur ses chantiers cinq de ces bâtimens, destinés à opérer dans la prochaine campagne de la Baltique.

Une telle invention justifiait largement, par les résultats qu'on s'en promettait, l'attention générale dont elle était l'objet. Chaque jour, de nouveaux détails sur les batteries flottantes, sur la Dévastation en particulier, étaient mis en circulation par les feuilles de Paris et de la province. On décrivait avec complaisance les formes colossales de la batterie nouvelle; on lui prêtait un aspect effrayant, on en faisait un vrai monstre marin, auquel ne manquaient même pas les griffes. De hauts personnages se succédaient autour du berceau où la Dévastation, construite d'après les plans et devis d'un célèbre ingénieur, M. Guieysse, attendait avec confiance ses destinées. Tous les maîtres en l'art de la construction navale venaient la visiter, et, faut-il le dire? presque tous s'accordaient à déclarer que les mers effrayées rejetteraient de leur sein un pareil phénomène.

Qui le croirait? Ce mastodonte aux muscles d'acier, aux flancs d'airain, mit moins de neuf mois à venir au monde. Après sept mois et treize jours de travaux habilement dirigés, la Dévastation était prête à entrer en possession de son nouvel élément. Le 17 avril 1855 fut le jour marqué pour la cérémonie de la mise à la mer.

Il y a toujours dans ce qu'on appelle le lancement d'un navire un curieux spectacle, et celui même qui a plus d'une fois assisté à de semblables opérations ne peut voir sans une émotion profonde la masse énorme qui, sans perdre l'équilibre, et au milieu d'épais tourbillons de fumée, glisse lentement vers la mer. Un intérêt plus vif encore que d'habitude s'attachait à la mise à l'eau d'un bâtiment à fond plat, de dimensions particulières et d'un poids considérable, comme la Dévastation. Cette batterie flottante comptait 51 05 de

(1) Lorsqu'après des expériences faites à Vincennes on eut reconnu qu'une armure en fer pouvait supporter les atteintes non-seulement des boulets rouges et des boulets creux, mais encore des projectiles pleins du plus fort calibre, l'empereur mit à l'étude, on le sait, un projet de bâtiment spécial qui ne devait avoir pour toute qualité nautique que la facilité d'aller prendre seul son poste de combat et de pouvoir s'en tirer au besoin. Ce bâtiment spécial prit le nom de batterie flottante. La construction de bâtimens capables de soutenir avec avantage un combat de plusieurs heures contre des fortifications en maçonnerie avait paru jusqu'à l'époque mème de la dernière guerre d'Orient un problème insoluble. La campagne dont je recueille ici les souvenirs a donné raison à l'inventeur des batteries flottantes contre les partisans de cette grave erreur.

long, 13m 14 de large, et 2m 36 de profondeur. Le poids de la coque, blindage compris, atteignait le chiffre fabuleux de 1,167,304 kilog. Le poids du bâtiment armé et prêt à prendre la mer devait s'augmenter encore de 483,872 kilog. Tous ces détails avaient reçu une grande publicité. Aussi une foule immense était-elle accourue sur les quais de Cherbourg, pour assister avec une attention inquiète à une opération de lancement accomplie dans des conditions si nouvelles.

La Dévastation n'était plus recouverte de la toiture qui l'avait si souvent abritée du soleil et des pluies: elle pouvait maintenant respirer l'air à pleins sabords. Les madriers qui l'entouraient avaient disparu. Elle était là, nonchalamment assise sur sa large base, exposant hardiment à tous les regards sa tournure fière et martiale, retenue seulement par un réseau de câbles qui devaient, quelques instans plus tard, l'arrêter dans sa course. Les ingénieurs réunis n'attendaient plus que l'arrivée des autorités pour lui donner toute liberté. Elle aussi attendit avec calme pendant quelques minutes; mais bientôt, inquiète, impatiente, frémissante, on la vit tendre ses lisières comme un enfant furieux contre l'obstacle qu'on oppose à ses premiers pas et menacer de tout rompre. Cet acte de rébellion n'avait rien de très rassurant, et les ingénieurs se consultèrent. Le bâtiment glissait imperceptiblement; encore une seconde peut-être, et l'ingrat allait abuser de sa force contre ceux-là même à qui il devait l'existence. Il fallut céder. La clé fut enlevée, et l'énorme masse partit lentement, mais sans hésitation. A ce moment solennel, un silence profond se fit de tous côtés : je l'ai dit, devant ce spectacle on ne peut se défendre d'une vive émotion, le cœur bat plus vite, et lorsque le bâtiment flotte librement, lorsque tout s'est terminé sans encombre, il semble qu'on a un poids de moins sur la poitrine; au sentiment presque pénible qu'on vient d'éprouver succède un mouvement d'admiration pour le génie et la science qui mènent à bien d'aussi gigantesques travaux.

La Dévastation soulevait sur son passage une fumée épaisse et jaunâtre qui montait le long de ses flancs et formait autour d'elle comme une ceinture de nuages. C'était une apothéose moins les feux du Bengale. Enfin elle toucha l'eau de son avant arrondi, elle la refoula violemment avec la force incalculable que lui donnait son poids, encore augmenté de la vitesse qu'elle avait acquise; la mer s'ouvrit devant elle, bouillonnante, troublée, écumante, et lorsque les autorités convoquées arrivèrent, la batterie flottante, remorquée par un bateau à vapeur qui l'avait attendue en rade, rentrait dans le bassin du port militaire, déployant déjà fièrement à son arrière les couleurs nationales.

[ocr errors]
[ocr errors]

Huit jours après, la Dévastation entrait en armement. Alors commença pour elle une nouvelle période; à mille bras qui l'étreignaient, mille autres bras succédèrent. On mit en place ce qui manquait encore du blindage dans les parties courbes; les chaudières et l'appareil moteur furent montés; le mâtage, le gréement et l'embarquement de l'artillerie suivirent de près ces divers travaux, et grâce à cette incroyable activité on fut bientôt en mesure de commencer les expériences de la machine. Les premières eurent l'insuccès le plus complet. L'appareil fonctionnait bien, il est vrai; mais l'hélice, trop petite, tournait avec une rapidité effrayante, faisant bouillonner l'eau sans rencontrer une résistance suffisante pour donner l'impulsion au bâtiment, qui ne parvint pas à roidir ses amarres. C'était un poisson sans nageoires! L'hélice trop faible fut remplacée par une autre aux branches plus larges et de plus grande dimension (1m 30 de diamètre). Cette fois la commission nommée pour suivre les expériences trouva le bâtiment moins rétif, et il fut décidé qu'il sortirait du port. Quelques jours plus tard, il se promenait gravement, surtout lentement, le long de la digue de Cherbourg; mais, hélas ! cette nonchalante promenade devait être de courte durée, et là encore allaient surgir de nouvelles entraves. L'appareil moteur, de la force de 225 chevaux, à haute pression, construit au Creuzot, d'après les plans de cet établissement, refusa tout à coup son concours. On orienta aussitôt la voilure pour remplacer l'action de la machine, et l'on ne tarda pas à se convaincre de l'impuissance des voiles même pour défendre le bâtiment contre le roulis. Des quais où on l'observait, la Dévastation paraissait peu préoccupée de son sort; on eût dit, — et sa couleur grise prêtait à l'illusion,

-

et

un monstrueux cétacé endormi sur les eaux : elle se laissait mollement caresser par de traîtres flots qui, d'accord avec les courans, commençaient déjà à l'entraîner. Sans l'arrivée d'un bateau à vapeur qui la ramena à son point de départ, on ne sait trop ce qui serait advenu. Cette première sortie démontra clairement d'abord que la voilure devenait un luxe pour les batteries flottantes, puis que deux gouvernails latéraux devaient être ajoutés pour aider au premier, enfin que, les fourneaux manquant d'air, il était urgent de saborder le pont de la batterie. Je ne parle pas des deux dérives qu'on ajusta sur les hanches du bâtiment, espèces d'ailes disgracieuses qui ne pouvaient lui être d'aucune utilité, mais devaient en revanche accroître sa laideur. Enfin, après de nouvelles expériences et des vicissitudes de toute sorte, la Dévastation fut mise en rade le 21 juin 1855. On avait obtenu les résultats prévus. Que demandaiton en effet? Qu'elle pût se conduire sans le secours d'un remorqueur sur le lieu du combat, afin de ne point exposer celui-ci au feu de

l'ennemi. Quant à la traversée, elle devait s'effectuer toujours à la remorque d'une frégate ou d'un vaisseau, les batteries flottantes ne pouvant, à cause de leur construction particulière, tenir seules la mer.

La Dévastation était depuis quelques semaines mouillée dans la rade de Cherbourg, rendant matin et soir les honneurs militaires au drapeau de la France; matin et soir aussi, ses canots, montés par d'athlétiques rameurs, portant à leur chapeau son terrible nom, venaient prendre ou conduire aux cales du bassin du commerce l'état-major et le commandant. Une décision ministérielle du 4 juin 1855 avait assimilé la batterie flottante la Dévastation à une frégate de troisième rang. Cette décision fixait en même temps l'effectif de l'équipage (1), effectif spécial à ces sortes de bâtimens, à deux cent quatre-vingts hommes, commandant et état-major compris. Quarante tirailleurs d'infanterie de marine devaient augmenter ce chiffre sur le lieu du combat et le porter à trois cent vingt hommes. Le but qu'on se proposait en embarquant des tirailleurs était celuici les établir sur une galerie extérieure au bâtiment, du côté, cela va sans dire, - opposé à l'action. Munis de carabines à tige, ces soldats devaient tirer au-dessus du pont, rendu complétement ras, débarrassé même de ses bastingages, et s'efforcer d'enlever aux Russes leurs servans ou chefs de pièces. Le commandement de la Dévastation était confié à M. de Montaignac de Chauvance, capitaine de frégate. L'état-major, laissé entièrement au choix du commandant, contrairement à l'usage établi, -se composait d'un lieutenant de vaisseau, second, M. Dutemple, de deux lieutenans de vaisseau, MM. de Saint-Phalle et Testu de Balincourt, d'un enseigne, M. Raffin, et de deux chirurgiens, MM. Couffon et Beuzelin. J'étais moi-même attaché à cet état-major en qualité d'officier d'administration.

Le remorqueur de la Dévastation était à son poste. A plusieurs mètres derrière la Dévastation, une frégate aux formes élégantes, ayant deux immenses tambours blancs, qui attestaient la puissance de ses roues, paraissait déjà suivre celle-ci d'un œil paternel dans les évolutions que, sous l'action capricieuse des vents, elle faisait sur ses ancres. Cette frégate s'appelait l'Albatros. Elle était chargée de la délicate et difficile mission de conduire une batterie flottante sur le chemin des combats. Mais pourquoi les deux bâtimens

(1) Cet effectif se décomposait ainsi : 2 premiers maîtres de canonnage, 1 premier maitre mécanicien, 2 contre-maltres, 1 maître, 6 ouvriers chauffeurs, 6 matelots chauffeurs, 20 seconds maitres, quartiers-maltres et fourriers, 32 matelots canonniers brevetés, 24 gabiers, 128 matelots de choix, des trois classes, 39 apprentis marins, 1 armurier, 8 surnuméraires (agens de vivres, etc.), 2 infirmiers.

« 이전계속 »