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d'un monde qui était encore rattaché par mille liens à la tradition, dont les idées étaient en désaccord avec les habitudes, qui croyait en Voltaire et allait à la messe, qui aspirait à la démocratie et qui était aussi plein de préjugés nobiliaires que les marquis de la vieille cour. La table rase que les générations nouvelles trouvent à leur entrée dans la vie n'a jamais existé pour Béranger. Fils de ses œuvres, Béranger n'est nullement un parvenu; il n'en a ni les témérités de pensée, ni les impertinences de langage, ni les audaces d'action. Quels qu'aient été ses déboires, il est entré dans la vie docilement, sans fracas, comme un homme qui a sa place faite dans la société, si modeste qu'elle soit, et non comme un homme qui sent le besoin de faire son chemin. Ce qui caractérisait en effet le Français de l'ancien régime, c'est qu'il se laissait porter par la société et qu'il se considérait comme en faisant partie, quelle que fût sa pauvreté ou la bassesse de son extraction: aussi y avait-il très peu de parvenus dans cette société privilégiée; en s'élevant, on ne faisait que changer de place. Ce qui caractérise au contraire le Français d'aujourd'hui, c'est qu'il se considère comme exclu de la société et comme n'ayant ni feu ni lieu tant qu'il n'a pas conquis la fortune ou le renom; de là l'abondance des parvenus dans la société contemporaine. Par ses mœurs et son caractère, Béranger est tout à fait un Français de l'ancien régime.

La Biographie de Béranger contient un certain nombre de scènes et de figures de cette vieille société française, qui, sous sa calme apparence, cachait tant de bizarreries, tant d'originaux, tant de contrastes. Quelques-uns de ces types ont entièrement disparu : où est le philanthrope du XVIIIe siècle par exemple, dont Béranger nous présente le portrait dans la personne de M. Ballue de Bellenglise, l'homme qui, après avoir fait son éducation philanthropique dans les rêveries du Télémaque, avait senti, vers le milieu de sa vie, ce premier germe de bienveillance grandir en lui sous l'influence des théories de Jean-Jacques, et s'était cru appelé à un apostolat philanthropique? Ils ont disparu complétement, ces hommes bizarres et inoffensifs, doux brahmes du déisme, qui, au milieu des orages de la vie active, ne rêvaient que paix et innocence, et vivaient entourés de fleurs et d'oiseaux, ces prédicateurs obstinés et patiens de la morale naturelle, qui croyaient avec autant de foi à la régénération de l'homme par l'éducation que les missionnaires croient à la régénération des païens par le baptême. M. Ballue de Bellenglise, membre de l'assemblée législative, était un de ces hommes. Il avait formé à Péronne des écoles primaires qui étaient en miniature une petite république. Le peuple des écoliers élisait ses juges, ses magistrats municipaux, chargés de maintenir l'ordre et de réprimer les

délits; il s'était constitué une force armée qui manœuvrait dans la campagne les jours de congé, et un club dont Béranger fut fréquemment le président. Cependant ces hommes si doux étaient terribles au besoin, comme le prouva trop l'histoire de la révolution française, et comme le prouve l'exemple même du bienveillant M. Bellenglise. «< Contraint, en sa qualité de magistrat, de condamner un coupable qui s'était vengé par l'incendie d'une spoliation inique, mais légale, il frappa en pleine audience le spoliateur d'une réprobation si énergique, que celui-ci, malgré toutes ses richesses, fut obligé de s'éloigner du département. » Un autre excellent type de l'ancien régime est le chevalier de La Carterie, que M. de Béranger père, alors qu'il était initié aux intrigues royalistes, avait chargé de l'éducation politique de son fils. Le jeune républicain, ayant docilement demandé ses conseils au chevalier, fut fort surpris d'apprendre que les membres de la famille royale étaient des bâtards et des usurpateurs, et qu'il n'y avait qu'un seul maître légitime, le descendant du Masquede-Fer, que le général Bonaparte replacerait sur le trône, d'où la perfidie de Richelieu avait exclu son ancêtre. La politique, sous l'ancien régime, avait ses visionnaires comme la religion, et ses alchimistes comme la science, et l'on pourrait faire un livre curieux sous le titre de politique hermétique de la France des trois derniers siècles. Les mystères qui entouraient les négociations et les ténébreuses intrigues des familles royales, en enflammant les imaginations, qui s'acharnaient à pénétrer des secrets réels ou supposés, enfantaient ces maniaques et ces excentriques, qui ont disparu avec le grand jour de la publicité et le gouvernement de l'opinion. Enfin nous citerons parmi les scènes où revit cette société à jamais disparue une conversation entre M. de Béranger, qui caresse l'espoir de voir son fils dans les pages de Louis XVIII, et sa sœur la républicaine, qui se moque de ses prétentions. Il n'y a pas de meilleure scène dans le Bourgeois gentilhomme; M. Jourdain n'a pas plus d'infatuation ridicule que M. de Béranger, et Mme Jourdain n'a pas plus de bon sens bourgeois que la cabaretière de Péronne.

Au milieu de ces souvenirs d'enfance et de jeunesse, il en est un qui est étranger à la vie de Béranger, mais qu'on ne peut passer sous silence, car Béranger lui doit les dix plus belles pages de son livre. C'est un épisode intitulé Histoire de la mère Jary, anecdote rapide et concise, comme on savait en composer autrefois, avant que le roman à la manière anglaise, importation exotique, eût remplacé le genre tout français du récit. Cette courte et touchante histoire est une des plus belles choses qui soient sorties de la plume de Béranger, et peut hardiment prendre sa place à côté de Jeanne la Rousse et du Vieux Vagabond. Nous avons été d'autant plus touché

de cette anecdote, qu'elle roule sur un sujet dont nos modernes romanciers nous ont déshabitués, l'amour maternel. Ce vieux sentiment, éternel comme la nature humaine, a été pour ainsi dire renouvelé par Béranger, et se présente, dans son sobre, savant et cependant naïf récit, avec une physionomie tout à fait originale. Par suite de circonstances horriblement dramatiques que le poète a racontées avec une simplicité admirable, une pauvre femme a perdu son unique enfant, et depuis plus de quarante ans elle le cherche à l'angle de toutes les rues, à la porte de toutes les églises, sur toutes les promenades publiques. Elle l'a suivi en imagination dans tous les âges de l'existence; elle l'a vu enfant, puis jeune homme, puis homme fait. Quelques-uns des traits de ce récit sont sortis des profondeurs mêmes de la nature humaine, et ont un accent à la fois plein de vérité et de poésie, celui-ci, par exemple, lorsque la mère, parlant en imagination à son fils, compte les ravages que l'âge a déjà faits sur lui : « Combien, Paul, tu as déjà de cheveux blancs! » Quel beau sujet pour un romancier moderne que l'odyssée de cette femme poursuivant une vision à travers toute l'existence! Nous n'en aurions pas été quittes à moins de huit ou dix volumes. L'histoire occupe dix pages à peine dans la Biographie de Béranger; nous n'hésitons pas à la ranger parmi les petits chefsd'œuvre du récit à la française, et nous la recommandons à l'attention de tous les amateurs de la bonne littérature.

Les cent cinquante dernières pages du livre sont pour ainsi dire des souvenirs impersonnels, et sont loin d'avoir la valeur des cent premières. L'auteur y raconte non les choses auxquelles il a pris part, mais quelques-unes des scènes dont il a été le spectateur passif. Un tableau assez curieux dans ce genre est le récit des événemens de 1814. C'est, comme l'auteur le dit fort bien lui-même, un tableau plein de bigarrures. L'entrée des alliés frappa Paris de surprise, et ce fut avec un étonnement profond, et qui ne laissait aucune place à la colère, que la population de la capitale assista au défilé des armées étrangères. Chacun cherchait le mot de cette énigme et demandait où était l'empereur. Cette attitude passive de la population, qui n'était ni de la résignation ni de la tristesse, mais une sorte d'indifférence et de léthargie du sentiment national, est expliquée merveilleusement par Béranger, qui, malgré son admiration pour l'empereur, se voit contraint de faire cet aveu: « Au reste, si l'empereur eût alors pu lire dans tous les esprits, il eût reconnu sans doute une de ses plus grandes fautes, une de celles que la nature de son génie lui fit faire. Il avait bâillonné la presse, ôté au peuple toute intervention libre dans les affaires, et laissé s'effacer ainsi les principes que notre révolution nous avait inculqués. Il en

était résulté l'engourdissement profond des sentimens qui nous sont les plus naturels. Sa fortune nous tint longtemps lieu de patriotisme; mais comme il avait absorbé toute la nation en lui, avec lui la nation tomba tout entière, et dans notre chute nous ne sûmes plus étre devant nos ennemis que ce qu'il nous avait faits lui-même. » L'aveu est bon à recueillir sous plus d'un rapport, d'abord parce qu'il explique judicieusement les dangers que le pouvoir absolu fait courir non-seulement à la nation, mais au souverain, ensuite parce qu'il constate une fois de plus quel était l'état du sentiment public en 1814, et dans quelles dispositions la première restauration trouva la France. Béranger, qui n'aime pas plus la première restauration que la seconde, admet cependant qu'il y eut une grande différence dans la manière dont le sentiment public accueillit ces deux résurrections de l'ancienne monarchie. Adversaire de la restauration, il est d'accord avec ses partisans et ses juges impartiaux, d'accord avec les témoignages de l'histoire et les mille souvenirs des contemporains, que chacun de nous a pu recueillir. Seulement, ce que tout le monde appelle lassitude nationale, Béranger l'appelle léthargie nationale; il n'y a que les noms de changés.

Béranger explique pourquoi la restauration l'a trouvé hostile dès le début; mais comme nous n'avons nulle intention de discuter avec lui la différence qu'il établit entre la politique cosmopolite et la politique nationale, et l'application qu'il en fait aux événemens de 1814 et de 1815, nous préférons abandonner ce terrain dangereux. Dans une précédente étude, nous avons avancé que Béranger avait été le plus irréconciliable ennemi de la monarchie des Bourbons; la lecture de sa Biographie a pleinement confirmé notre jugement. Béranger ne haïssait pas la restauration parce qu'elle était illibérale, mais parce qu'elle était la restauration; il haïssait les Bourbons, non parce qu'ils étaient rétrogrades, mais parce qu'ils étaient Bourbons. Il ne voulait à aucun prix de la restauration, même libérale. Ainsi il revient encore, dans cette biographie, sur le ministère de M. de Martignac et sur cette fameuse tentative de fusion entre une partie de la gauche libérale et le centre conservateur, et il en parle comme par le passé, avec malveillance et amertume; mais c'est surtout dans ses jugemens sur les membres de la famille des Bourbons que cette haine opiniâtre et instinctive se laisse le mieux apercevoir. «< La seule personne, dit-il, qu'alors (1814) on désirât vraiment de toute cette famille était la duchesse d'Angoulême... Hélas! rien dans sa figure, dans son air, dans le son de sa voix, ne répondit à nos espérances. » Suit une longue page pleine de mots cruels que ne parviennent pas à faire passer quelques expressions de respect. Béranger reproche à la duchesse d'Angoulême de n'avoir pas su conquérir les

sympathies de la France; mais vraiment comment un homme aussi sensé peut-il, à la suite de tous les démocrates de boutique, adresser un tel reproche à la malheureuse princesse? On connaît l'histoire de la duchesse d'Angoulême, sa vie, qui ne fut qu'une longue infortune; l'âme avait été blessée de bonne heure, et s'était fermée de bonne heure aussi. Il y avait en elle de la sécheresse, personne ne veut le nier; mais en vérité Béranger demande trop à la nature humaine, quand il demande à la duchesse d'Angoulême des larmes pour les malheurs de la France, et de la pitié pour les infortunes des proscrits. Des larmes! elle avait usé toutes les siennes à pleurer ses propres malheurs. On a dit que Mme la duchesse d'Angoulême n'aimait pas les Français je ne sais jusqu'à quel point on a eu le droit d'avancer une telle accusation; mais ce sentiment eût-il existé chez elle, il serait à la fois inepte et lâche de lui en faire un crime. Franchement il serait peu raisonnable de reprocher à la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, à la sœur de Louis XVII, de ne pas avoir eu une affection démesurée pour ceux qui la firent si cruellement souffrir. Les pages que Béranger a consacrées à la duchesse d'Angoulême sont donc à la fois peu loyales et peu judicieuses. Je n'oserais en dire autant du jugement porté sur Louis XVIII, qui est très dur, mais que je crois en partie mérité. « Cet homme, dit-il, avait le cœur faux et méchant; il est le seul des Bourbons que nous avons connus qui ait mérité cette accusation. Charles X, à part ses entêtemens politiques et religieux qui l'ont perdu, et qui eussent pu nous devenir funestes, a laissé en France la réputation d'un homme facile et bon, digne d'avoir des amis, comme en effet il en eut plusieurs qui lui restèrent attachés. Son frère n'eut que des favoris. » Nous ferons sur ces paroles une courte observation : ce jugement s'applique à Louis XVIII homme privé, et non à Louis XVIII roi. Il est possible qu'il eût le cœur faux et méchant, et que le bon vieux roi Charles X lui fût très supérieur comme homme; mais Louis XVIII sut régner et gouverner, et c'est une qualité assez importante pour que Béranger en tint compte et ne la passât pas sous silence. Il nous montre le revers de la médaille; pourquoi ne pas nous en montrer aussi la face?

(༥

Béranger ne cache pas son admiration pour Napoléon. Il a applaudi au 18 brumaire, il a voté pour le consulat à vie; sous l'empire, s'il n'a pas admis les institutions, il n'a cessé d'admirer l'homme et même il n'a cessé d'applaudir à sa fortune. Lorsqu'est venue l'heure des revers, il en a ressenti de la colère et du dépit. Il a vu avec douleur la première restauration, et son amour pour l'empereur va si loin, qu'obligé de constater la froideur du sentiment public en 1814, il déclare que l'empereur fut seul patriote en cet instant suprême. Cependant Béranger cache tant qu'il peut cet amour, de peur

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