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tranchemens. Ils visitent la baie de Kasatch, le chemin de fer anglais et nos navires. Les batteries flottantes surtout attirent leur attention

Chaque jour, je me plaisais à visiter les points de la presqu'île que des noms célèbres signalaient à ma curiosité; mais, pour entreprendre ces longues courses, il fallait avoir le soin d'emporter des vivres ou courir la chance de se faire empoisonner à un prix très élevé. Un jour qu'aux environs de Traktir la faim m'invitait à faire une sieste, j'entrai à l'Hôtel des Braves, sorte de bicoque en bois et en moellon qui menaçait à chaque instant d'écraser le consommateur. Je fis un dîner de prince; qu'on en juge par ce menu textuellement copié : pain, 1 fr. 20 c.; vin (détestable), une bouteille, 2 fr.; quatre œufs, 3 fr.; une tranche de jambon, 4 fr.; pommes de terre sautées, 3 fr.; dessert, fruits secs, 2 fr.; café et cognac, 1 fr. 50 c.; total, 16 fr. 70 c. Si jamais vous allez en Crimée, je vous recommande, dussiez-vous passer pour un poltron, de ne point vous arrêter à l'Hôtel des Braves.

A partir du jour de notre entrée dans la baie de Streleska, l'équipage s'occupa de mettre la Dévastation dans une tenue décente. Les apparaux emmagasinés sur la rive de la baie rentrèrent à bord, et la mâture reprit sa place. Cette toilette coquette nous ôta bien vite notre air sévère. Le transport la Marne fut chargé d'enlever aux batteries flottantes leur artillerie, afin de les aider à supporter plus aisément les mauvais temps, si la traversée de retour leur en réservait. L'état-major vit avec les plus grands regrets ces magnifiques pièces de 50, dont l'une portait une honorable blessure, disparaître dans ce gouffre béant qu'on appelle le « panneau d'un transport. » Les affûts suivirent la même route. Pendant l'embarquement, qui dura toute une journée, le maître canonnier et les chefs de pièces n'ouvrirent la bouche que pour laisser échapper quelques mots d'éloge et de regret à l'endroit des monstrueux canons. Tous les visages exprimaient la résignation douloureuse du prisonnier forcé de remettre ses armes après s'en être bravement servi. Le lendemain, tout était dit; l'entre-pont de la Dévastation offrait un vide d'une tristesse désespérante. Quelques jours plus tard, le 5 mai, elle se rendait à Kamiesh, où l'attendait son remorqueur, la frégate à vapeur le Descartes.

Rien ne peut donner une idée de l'animation de Kamiesh à ce moment du départ. Ce n'est pas un navire qu'on expédie, ce sont dix, quinze, vingt voiles, qui vont dans quelques heures disparaître à l'horizon. L'évacuation de la Crimée se fait avec une rapidité sans égale, et ce n'est pas seulement à Kamiesh que cette fièvre de déménagement se fait sentir; on la retrouve dans les baies de Kasatch,

de Streleska et de la Quarantaine. Les bâtimens de l'état fournissent chaque jour un certain nombre d'hommes qui, avec l'armée, travaillent à l'enlèvement de tous les matériaux. La Dévastation, mouillée près du vaisseau la Bretagne, jouit cependant du calme le plus parfait. L'équipage se repose de ses fatigues passées, et oublie dans ce far niente les privations et les souffrances de l'hivernage à Kinburn. Ici la température est douce et vivifiante, et il n'est plus besoin de réchauffer ses membres engourdis en allumant les fourneaux de la machine. L'entre-pont peut maintenant se passer de ce poêle que, malgré ses dimensions, on ne trouva pas toujours suffisant. Il est loin déjà, le temps où pour faire de l'eau douce on ramassait de la neige à pleines chaudières, · cuisine que le maître coq n'avait pas encore pratiquée!

En attendant qu'on nous attelle définitivement au vapeur le Descartes, nous suivons les mouvemens du port et de la rade. Les petites chaloupes canonnières, remorquant des bâtimens trois fois plus gros qu'elles, vont et viennent. Grâce à leur activité, l'encombrement de la baie diminue d'heure en heure. Les vaisseaux, les frégates et les transports partent chargés de troupes. Quinze jours encore, et de ce nombre considérable de navires que l'on aperçoit au fond de la baie il ne restera presque rien. La ville de Kamiesh voit en même temps ses commerçans l'abandonner, et la plupart d'entre eux emportent une petite fortune. Les magasins se ferment. Quoique vides et construits en planches brutes, ils n'en seront pas moins, — avec les édifices publics, théâtre, église, hôpitaux, vendus un très bon prix. Qui sait, se disaient nos soldats, si la France n'a point jeté sur les rives de la baie de Kamiesh les fondemens d'une ville appelée à de hautes destinées commerciales?

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Malgré son empressement à quitter la baie de Streleska, la Dévastation garda son mouillage de Kamiesh pendant plus d'un mois. Ce ne fut que le 14 juin 1856 que le Descartes vint la tirer de son long repos. Elle traversa la Mer-Noire sans fâcheux contretemps, et effectua sa première relâche à Beïcos. Les journaux qui nous étaient parvenus avant notre départ nous apprirent une nouvelle qui n'était pas sans intérêt pour ceux qui avaient été témoins du fait d'armes de Kinburn. Il s'agissait de la comparution du général Kokonovitch, commandant de cette place, devant un conseil de guerre russe, et de son honorable acquittement. «Les membres du conseil d'enquête avaient tous reconnu que l'attaque, en opérant l'investissement de la forteresse par terre et par mer, en employant contre elle une artillerie formidable et des engins d'un nouveau genre appelés batteries flottantes, ne laissait aux défenseurs aucune chance de repousser l'ennemi et de l'obliger à lever le siége,

que du reste le général avait poussé la défense aussi loin que possible, qu'il ne s'était rendu que lorsque sa garnison avait été décimée, toutes ses pièces démontées, et que le feu avait été communiqué par les bombes ennemies aux maisons qui entouraient le grand magasin à poudre. Le conseil avait paru vivement frappé de l'opinion de l'amiral Bruat, qui déclarait que la défense du général Kokonovich avait été honorable et bien dirigée. »>

Messine fut le second point de relâche de la Dévastation; de Beïcos à Messine, la traversée ne dura que six jours. Les Siciliens, aussi curieux que les Maltais et les Espagnols, nous rendirent de nombreuses visites, mais ils n'eurent pas la satisfaction de voir notre artillerie. Deux jours après, nous filions à toute vapeur dans le détroit de Messine, nous passions sans encombre entre Charybde et Scylla, et nous courions, par le plus beau temps du monde, vers les îles Lipari. Plus avare de relâches que notre premier remorqueur l'Albatros, le Descartes nous mena toujours bon train; la mer de Sicile vit tanguer et rouler la Dévastation, mais sans danger pour son équilibre. Elle traversa le détroit de Bonifacio sous un ciel d'une sérénité parfaite, et arriva bientôt en vue des îles d'Hyères. Enfin le 4 juillet 1856 la batterie flottante la Dévastation entrait dans le port de Toulon. Ainsi la nouvelle machine de guerre dont j'ai dit la haute origine avait mis en défaut tous les prophètes de malheur qui l'avaient saluée de si tristes paroles à son départ. Elle avait franchi plus de mille cinq cents lieues et porté, au terme de ce long voyage, la terreur et la mort chez nos ennemis. Un grand problème, à la fois militaire et maritime, était résolu.

Si jamais vous allez à Toulon, après avoir fait le tour du port, après avoir visité les îles d'Hyères et salué avec admiration les belles fontaines de Puget, n'oubliez pas de vous arrêter devant le parc d'artillerie. Là on vous fera voir, amarrée à quelques mètres du quai, la Dévastation toute couverte de glorieuses cicatrices. Le gardien, qui sait aussi bien que moi l'histoire de la batterie flottante, vous montrera la trace des boulets russes qui ont touché sa coque en fonte de fer, les déchirures du pont mal effacées par les pièces de bois qu'y mit le maître charpentier, et le boulet encore fixé dans la muraille intérieure. A ses côtés, vous verrez la Lave, la Tonnante, ses vaillantes sœurs, et vous ne contemplerez pas sans une émotion respectueuse ces trois bâtimens qui ont consacré par une victoire de plus les derniers jours de la guerre d'Orient.

H. LANGLOIS.

MANOELA

RÉCIT DES AÇORES

I.

A l'ouest de l'archipel des Açores, si pittoresque et si brillant de végétation, se trouvent deux petites îles pauvres et comme oubliées au milieu de l'Océan-Atlantique on les nomme Flores et Corvo. Séparées l'une de l'autre par un étroit canal, elles semblent ne former qu'une seule terre. Les grandes vagues de la mer leur livrent constamment de rudes assauts, tandis que le vent du large s'abat avec violence sur leurs côtes découpées d'âpres rochers. Au sommet des plateaux, on aperçoit, autour des maisons couvertes de briques rouges, des champs de blé, des enclos semés de grosses fèves, et aussi des plants de vigne qui produisent un vin excellent. Dans les vallées mieux abritées croissent le figuier aux feuilles épaisses, le myrte odorant et même l'oranger, mais les fruits de ce bel arbre n'arrivent point à une parfaite maturité. Enfin l'île de Flores, mieux partagée que sa compagne, possède un charmant petit parc, planté avec goût, qui sert de retraite à tous les oiseaux que la nature a chargés d'égayer ces tristes parages. J'y ai entendu, par une chaude soirée de printemps, le merle d'Europe au bec jaune siffler joyeusement auprès de son nid.

Placées comme des sentinelles au milieu de l'Océan, les deux îles voient passer bien des navires, mais toujours à une certaine distance des côtes. Les navigateurs qui sont venus reconnaître ces terres élevées les évitent aussitôt, parce qu'elles n'offrent ni port, ni mouillage. Aussi est-ce un événement à Flores comme à Corvo lorsqu'une voile, aperçue de loin, fait mine de se diriger vers la terre. Le pre

mier qui l'a vue annonce la nouvelle à son voisin. Bientôt le bruit se répand partout qu'un navire va s'approcher du rivage pour y prendre des provisions. Alors il se fait un grand mouvement parmi cette population séparée du reste du monde. Chacun descend vers la mer pour tâcher de vendre quelque chose. L'un porte sous son bras un vieux coq, l'autre charge sur son épaule une cruche de vin; un troisième emplit une corbeille d'oranges vertes ou de poisson salé. Tous s'empressent dans l'espoir d'échanger leurs marchandises contre une pièce d'argent, la denrée la plus rare qui se puisse rencontrer dans une île privée de commerce.

Un matin, c'était à la fin d'avril 184..., il arriva qu'un paysan de Flores, occupé à ramasser des cailloux dans la partie la plus élevée de l'ile pour enclore son champ de fèves, avisa, bien loin au large du côté du midi, un bâtiment de fort tonnage qui s'avançait toutes voiles dehors. Un léger brouillard courait sur la mer, et le navire disparaissait par instans. Allait-il toucher la côte ou s'éloignerait-il bientôt, comme l'oiseau de passage, qui dédaigne les îles et cherche les continens? Telle était la question que se posait l'insulaire, et personne, même à bord du navire, ne pouvait encore la résoudre. Le capitaine du bâtiment venait de replier ses cartes; à l'aide de sa longue vue il avait reconnu, malgré la brume du matin, les contours arrêtés et précis d'une terre. Il savait le nom de celle qui se dressait devant lui; seulement il n'avait aucune raison sérieuse d'y aborder. Comme il se promenait sur le pont, sa lunette sous le bras et jetant involontairement un regard sur les deux îles à peine visibles à l'horizon, une jeune fille parut devant l'escalier de la dunette Señorita, a los pies de usted, lui dit le capitaine en la saluant avec courtoisie.

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- La mer, la mer, toujours la mer, répondit la jeune fille d'un ton boudeur; en vérité, capitaine, vous le faites exprès de ne pas arriver!

Sans doute, reprit le marin en souriant; il dépend de moi d'empêcher les gros temps du cap Horn, les calmes de la ligne, et les petites brises qui nous font glisser sur l'eau aussi vite que la tortue sur le sable...

Voilà près de cent jours que nous avons quitté Lima, et nous sommes encore loin de Cadix, n'est-ce pas?

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Si le vent voulait souffler, nous y serions dans une semaine... Voyons, señorita, c'est mal à vous de malmener un vieux marin comme moi. Savez-vous bien que je pourrais faire sortir une terre du milieu de l'Océan?... Cela dépend de vous!

Contes de nourrice, bons pour endormir les petits enfans, répliqua la jeune fille; laissez-moi descendre et voir si ma mère est éveillée...

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