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Il y a quelques années, qui ne s'en souvient? un grand bruit se faisait autour des colonies françaises. La question de l'esclavage défrayait une polémique où la défense et l'attaque se livraient aux mêmes exagérations. De temps à autre, la mêlée se compliquait, et un intérêt industriel considérable, celui de la sucrerie indigène, intervenait dans le débat. Que de théories créées pour les besoins de la lutte et passées à l'état de théorèmes à la faveur de l'animation générale! « L'abolition de l'esclavage, c'est l'abolition du travail,» répétaient à l'envi les avocats des colonies et ceux de la sucrerie indigène. On évoquait en même temps les tragiques souvenirs de Saint-Domingue. « Partout où il s'est ouvert un compte entre les deux races, disait l'éloquent auteur de la Démocratie en Amérique, ce compte s'est soldé par la destruction de l'une ou de l'autre. » Attaqué dans sa moralité, attaqué dans sa fortune, livré pieds et poings liés à des tergiversations législatives qui semblaient lui faire un ennemi de chacun des nombreux fonctionnaires de son petit pays, le planteur découragé avait fini par douter du droit que lui avait légué le passé en même temps qu'il perdait toute confiance dans l'avenir.

Lorsque survint la révolution de février, le colon exhalait son dernier cri; mais, par un de ces retours offensifs qu'inspirent souvent les grands désespoirs, ce cri suprême était un cri de guerre et presque de victoire. Les colons demandaient au gouvernement d'en finir au plus tôt avec l'esclavage en leur payant indemnité. Or, comme cette indemnité avait été fixée à un chiffre élevé par la haute commission sur laquelle on s'était dès longtemps déchargé de l'étude de cette grosse affaire, le gouvernement se prenait à reculer. « Sur la question de l'esclavage, défendez-vous comme vous pourrez, car vous n'aurez jamais l'indemnité, » disait un ministre puissant à un publiciste du temps qui prétendait se faire à la fois l'organe du ministère et du parti des colons. Le débat entrait, on le voit, dans une phase nouvelle et vraiment curieuse, lorsque du jour au lendemain, hommes et choses, polémistes et polémiques furent tout à coup dispersés par le même souffle.

Le gouvernement improvisé de février se trouva en présence d'un élément tellement incompatible avec son essence, qu'il dut consacrer l'un de ses premiers soins à le faire disparaître. Posée en principe par le décret du 4 mars 1848, l'abolition de l'esclavage aux colonies françaises fut édictée par celui du 27 avril de la même année, qui parut accompagné d'une série d'actes complémentaires dont bien peu ont reçu leur application. L'indemnité au capital de 126 millions de francs fut votée le 30 avril de l'année suivante. Il faut être juste, même envers les gouvernemens déchus: au lendemain de la révolution de février, il n'y avait pas lieu de différer d'un seul jour la suppression de l'esclavage. Si l'indemnité allouée était insuffisante comparativement au dommage subi, elle ne mérite point la qualification de dérisoire que lui donnent parfois les intéressés (1); enfin cette mesure, par le caractère d'humanité et de conciliation qui présida au vote, fut comme une trêve pour les partis, qu'elle rapprocha un moment au nom de l'équité. Pourquoi faut-il cepen

(1) La moyenne générale de l'indemnité par tête de noir ressort à 530 fr. pour nos quatre colonies à cultures, soit 430 fr. 47 c. pour la Martinique, 470 fr. 20 c. pour la Guadeloupe, 618 fr. 73 c. pour la Guyane, et 705 fr. 38 c. pour la Réunion. La moyenne générale des colonies anglaises était ressortie à 635 fr. 61 c., mais elle avait été payée intégralement en numéraire. De plus, par une sorte de complément de l'allocation directe, un très haut prix fut pendant une certaine période systématiquement assuré au sucre des possessions anglaises sur le marché de la métropole. L'indemnité française se composa seulement de 6 millions en numéraire et de 120 millions en rente 5 pour 100, réduite peu après à 4 1/2, et dans les années qui suivirent immédiatement l'abolition, le prix de la denrée ne fut presque nulle part rémunérateur pour nos iles. On peut voir les élémens comparatifs de ces moyennes dans la Revue coloniale (tome XIII de la 2 série, p. 521), recueil de documens précieux que l'administration centrale des colonies publie depuis 1843 avec un soin et une persévérance dont doivent lui savoir gré toutes les personnes qui s'occupent de ces matières.

dant que ce grand acte ait été en quelque sorte le dernier bruit de la vie extérieure de nos colonies? Pourquoi, sauf de rares exceptions, l'indifférence a-t-elle remplacé l'ardente sollicitude dont elles étaient autrefois l'objet? Nos modestes possessions coloniales fussent-elles seules en cause qu'à notre avis il y aurait un intérêt suffisant, et comme un devoir, à les suivre dans le travail de transformation auquel les a un matin livrées la métropole. Comment, au milieu de ce nivellement social trop inopiné pour n'être pas à l'origine un peu désordonné, la race caucasique a-t-elle maintenu son rôle providentiel de race civilisatrice? Comment a-t-elle secondé les efforts plus ou moins intelligens, mais toujours persistans et sympathiques, du gouvernement? Jusqu'à quel point la race africaine, passant si rapidement de la servitude à la liberté, a-t-elle donné raison à ces funèbres prédictions, devenues articles de foi pour les abolitionistes comme pour les défenseurs de l'esclavage? Quel est enfin le bilan économique du travail libre inauguré depuis tantôt dix ans dans les colonies françaises? Ce seraient là des questions bien dignes assurément d'une attention sérieuse, si d'autres circonstances ne les recommandaient encore à notre sollicitude. Le sourd travail de désorganisation qui se manifeste chaque jour, plus incontestable et plus incontesté, dans la partie de l'Union américaine encore en proie au fléau de l'esclavage, les efforts des colonies espagnoles cherchant à se recruter de travailleurs libres, la révolution dont l'empire chinois est depuis plusieurs années le théâtre, la terrible perturbation qui agite depuis quelques mois l'Inde anglaise, — le débat qui se prolonge entre la France et l'Angleterre sur l'introduction des noirs dans nos possessions d'outre-mer, tous ces faits et bien d'autres sont autant d'élémens d'une situation qui, étudiée dans ses rapports avec les affaires coloniales, prend un intérêt d'à-propos tout exceptionnel et réclame un examen attentif.

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I.

L'émancipation, décrétée au milieu d'une si vive surexcitation de la métropole, s'est assez pacifiquement accomplie dans nos colonies. Sans les sinistres et douloureux désordres fomentés à la Martinique par quelques ambitieux de bas étage qui rêvèrent immédiatement la substitution des races à leur profit, la perpétration de ce grand acte n'eût pas coûté une goutte de sang. A l'île Bourbon (dont le nom a été, on ne sait pourquoi, changé en celui de Réunion, qui n'offre plus aucun sens), tels furent le bon esprit et la docilité des nouveaux citoyens, qu'ils accomplirent scrupuleusement, et sans bouger de leurs glèbes respectives, un engagement de travail libre

qu'on leur avait fait contracter avant de promulguer le décret de liberté. Ce fut là, pour le dire en passant, la première cause de la prospérité exceptionnelle de cette île il n'y eut pas à Bourbon de transition entre le travail esclave et le travail libre. Aux Antilles, les choses ne se passèrent pas ainsi, et même, sur les domaines qui ne se trouvèrent pas complétement désorganisés (un assez grand nombre le furent, surtout à la Martinique), il y eut un mouvement marqué de déplacement, d'éparpillement de l'ancienne population servile. On eût dit que les noirs se tâtaient pour se bien convaincre que cette liberté enfin proclamée n'était point une illusion. Ils passaient incessamment d'une plantation à une autre, n'écoutant que leur caprice, et trouvant une satisfaction enfantine à répondre dans leur jargon aux moindres reproches du planteur : « Si vous n'êtes pas content, j'irai ailleurs. » Cependant, il faut le dire, même en ces premiers jours d'enivrement il n'y eut point, à proprement parler, cessation du travail. Ainsi, lorsque l'émancipation fut proclamée aux Antilles, on était en pleine récolte, et par conséquent, sur un grand nombre de sucreries, de fortes quantités de canne à sucre, rendues en fabrique, devaient être passées en quelques jours au moulin sous peine d'entrer en fermentation: eh bien! fait assez curieux, et qu'il faut citer à la louange des bons instincts du noir, cette fraction de la récolte qu'on eût pu croire si gravement compromise ne fut généralement pas perdue. Presque tous les planteurs qui se trouvèrent en présence de ce premier embarras de la situation parvinrent à faire comprendre à leur atelier qu'il fallait commencer par mettre au moulin, comme on dit aux colonies, sauf à festoyer ensuite à cœur joie la liberté proclamée.

S'il nous fallait une preuve que le travail ne fut point alors abandonné, nous la trouverions dans les états du commerce et de la production coloniale pour 1848. D'après ces documens authentiques, la production du sucre fut en 1848 à la Martinique de plus de 19 millions de kilogrammes. A la Guadeloupe, le résultat fut de plus de 20 millions de kilogrammes (1). Ces chiffres sont loin sans doute de ceux de l'année 1847, qui s'élèvent à 32 millions de kilogrammes pour la première des deux colonies, et à 40 millions pour l'autre ; mais ceux de l'année précédente, moins favorisée par les conditions atmosphériques, n'avaient été que de 25 millions d'une part, et de 28 millions de l'autre.

L'une des traditions les mieux enracinées, répandues par l'ardente et stérile polémique qui a précédé l'émancipation, c'est celle

(1) Nous ne faisons état que du sucre, parce qu'à nos yeux c'est la denrée régulatrice, le produit qui constitue vraiment l'importance des colonies pour la métropole.

de l'insurmontable routine à laquelle seraient livrés les colons. Or il faut avouer que leurs premiers efforts pour réorganiser autour d'eux le travail ne justifient en rien ce reproche. A l'époque même où la métropole sacrifiait dans cette matière l'examen réfléchi des expédiens pratiques à la bruyante discussion des théories, les colonies s'évertuaient à trouver des combinaisons de travail libre qui présentassent d'autres apparences que celles du travail esclave. Système de la tâche, métayage au produit brut d'une fraction de terre donnée tel que nous le connaissons en France, métayage collectif du domaine avec partage du produit brut suivant les capacités, partage proportionnel du revenu net, salaire gradué par catégories de forces et d'aptitudes, le planteur essaya de tout. Les années 1849, 1850 et 1851 se passèrent en tâtonnemens d'autant plus laborieux, que l'exercice des droits politiques entretenait une dangereuse effervescence parmi les populations rurales. C'est la période marquée par ces trois dates qui vit réellement éclater la crise provoquée par l'émancipation. Votée en principe dès le commencement de 1849, l'indemnité ne put entrer en distribution que dans le courant de 1850, et, privées d'une ressource qui leur eût été si précieuse à ce moment de lutte suprême, on vit s'affaisser, peut-être pour ne jamais se relever, plusieurs vieilles familles créoles dont le nom avait noblement figuré dans les fastes de leur petit pays.

Les récoltes de 1849 et 1850 peuvent faire juger de l'intensité de cette crise, car, quoique en grande partie plantées sous le régime de l'esclavage, elles ne donnèrent à la fabrication : pour la Martinique, la première que 19 millions de kilogrammes, la seconde que 16 millions; pour la Guadeloupe, la première que 17 millions, la seconde que 13 millions. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que c'est au premier produit du travail libre, c'est-à-dire celui de la récolte de 1851 mise en terre depuis l'émancipation, que commence un mouvement de reprise désormais continu. Ce produit fut de plus de 23 millions de kilogrammes pour la Martinique, et de plus de 20 millions pour la Guadeloupe.

Pendant que la crise sévissait si cruellement aux Antilles, pendant qu'elle ruinait complétement la Guyane (1), l'île de la Réunion tra

(1) Si nous n'avons point jusqu'ici nommé la Guyane, c'est que la ruine de cette colonie, comme établissement agricole, était en quelque sorte inévitable. Certes on ne pouvait songer à l'excepter de la grande mesure de l'abolition, et cependant il n'était que trop évident qu'une population de 12,000 noirs, que l'esclavage avait pu concentrer dans quelques domaines disséminés sur un immense territoire, ne manquerait pas, une fois rendue à la liberté, de se fondre pour ainsi dire dans l'étendue de cette superficie. C'est ce qui est arrivé, et, à de très rares exploitations près qui luttent encore, la Guyane est un pays dont la colonisation doit être reprise à nouveau, si la métropole veut tirer parti de ses magnifiques ressources productives et minières.

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