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plit son cœur. Philippe aime Cyprienne, et il en est aimé; cependant il ne lui a jamais avoué son amour. A quoi bon? Qui sait ce que lui réserve le lendemain? Il est donc prudent de renfermer dans son cœur et de garder pour lui seul ce secret qui l'étouffe. Les émotions les plus légitimes et les plus naturelles ne lui sont pas plus permises que les rêves de bonheur. Quelque pénible réalité vient toujours comprimer sa tendresse et mêler des larmes à ses joies. Jugez-en plutôt. La fête de Mme Huguet est venue, et Philippe est tout entier au plaisir de causer à sa mère quelque agréable surprise; pour un moment, il redevient jeune tout de bon, il est plein de gaieté, d'entrain et d'abandon: il fait mille espiégleries, et sa trop précoce expérience ne lui sert plus qu'à inventer mille amusans paradoxes sur le respect filial et les relations du père et du fils dans la famille moderne. Pendant qu'il s'abandonne à cette honnête gaieté, entre son protecteur, l'avoué Joulin, porteur de fâcheuses nouvelles. Joulin lui retire le procès dont il l'avait chargé; son client préféré prendre un avocat célèbre. Philippe est si jeune, il a le temps d'attendre. En se voyant jeter comme un reproche sa jeunesse à la face, Philippe ne peut contenir son indignation, et la colère rentre dans ce cœur qui tout à l'heure débordait de tendresse. C'est le désespoir dans l'âme et les yeux pleins de larmes que Philippe embrassera sa mère en lui souhaitant sa fête. En quelques minutes, les tristes soucis ont repris possession de Philippe et comprimé tous ces élans de jeunesse auxquels il s'abandonnait avec confiance.

Le sort refuse donc à Philippe le droit d'être heureux. Ce jeune homme est si prudent, qu'il ne veut rien laisser au hasard, et cependant le hasard déjoue tous ses projets. Il comptait sur le renom que ce procès lui donnerait pour épouser Cyprienne. Le bonheur qu'il a sous la main est encore plus certain que toutes les chimères dont il se leurre. Cyprienne l'aime, que ne l'épouse-t-il? Les soucis seront au moins mêlés des joies qu'il se refuse par une prudence coupable. La paix et le bonheur du foyer domestique lui permettront d'attendre patiemment que le sort ait épuisé ses rigueurs. Oui, mais les rudes exigences de la vie, les besoins du ménage, la dure pauvreté!... Au milieu de ces incertitudes et de ces fluctuations de sa volonté, Philippe reçoit une seconde visite de l'avoué Joulin. Joulin se retire des affaires, il veut vendre son étude et il donne la préférence à Philippe sur tous les autres concurrens. Il lui vend son étude trois cent mille francs! Et que cette somme n'effraie pas Philippe : Joulin connaît une riche héritière dont il met la dot et la main à sa disposition. Dans un accès de courage dont sa volonté faible et dépravée ne semblait pas capable, Philippe refuse l'offre de Joulin, qui s'éloigne en chargeant Mme Huguet de

Ne

décider son fils à être enfin riche ét heureux. La scène entre la mère et le fils est d'une grande beauté, et c'est même, à mon avis, la plus belle peut-être qu'il y ait dans le théâtre contemporain. Philippe avoue enfin à sa mère son amour pour Cyprienne. me condamne pas, lui dit-il; souviens-toi de ton amour pour mon père. Toi aussi, tu as cherché avant tout le bonheur dans le mariage, et ton exemple m'absout. Oui, je me souviens, répond M. Huguet. Alors elle fait à son fils, avec les détails les plus minutieux et les plus précis, le récit de sa vie passée. Ce fier amour, qui d'abord supportait avec tant de courage les privations et la médiocrité, cet amour qui ne demandait qu'à vivre de dévouement, n'est que le prologue rayonnant et rapide de la vie misérable qu'elle a menée depuis. A l'amour succéda l'estime le jour où la jeunesse et la beauté déclinèrent, et à l'estime succéda bientôt la monotone douceur de l'habitude. Dès lors les soucis mesquins, les privations misérables, usurpèrent dans son cœur toute la place que l'amour y avait occupée, et ils ne l'ont plus quitté. L'être que Philippe contemple, cette mère ambitieuse, positive comme un chiffre, sèche et stérile, fut autrefois une jeune femme aimante, dévouée, sensible, qui ne voulait pas croire au bonheur sans l'amour. Voilà les métamorphoses que peut opérer la pauvreté ! Oh! par pitié pour toi-même, s'écrie-t-elle, affranchis tes enfans de la pauvreté qui pèse sur toi, de cette pauvreté que tu dois à l'amour de tes parens! L'intérêt qu'inspire cette belle scène est d'un ordre très élevé, et nos dramaturges à la mode pourront apprendre en l'écoutant comment on peut émouvoir sans remuer de lourdes machines mélodramatiques et créer des péripéties violentes. La situation dans laquelle sont placés les personnages de M. Augier est purement morale, et cependant elle est singulièrement dramatique, car elle consiste dans un renversement ou pour mieux dire dans une altération d'un des plus purs sentimens de l'âme, l'amour maternel. On suit avec une émotion pénible les efforts de cet amour maternel dépravé pour engager l'objet de ses affections à étouffer en lui la voix de la jeunesse. C'est la mère protectrice de la candeur de son enfant qui lui enseigne la lâcheté, et qui, honnête entremetteuse, lui conseille un mariage d'argent où il ne trouvera pas le bonheur, mais où il trouvera la richesse. Comme les mères qui livrent leurs filles ne tiennent pas un autre langage que M. Huguet, il était très difficile de faire accepter aux spectateurs une situation aussi délicate, et qui pouvait si aisément devenir choquante. M. Augier s'est tiré avec bonheur de cet embarras. Après ce quatrième acte, on est en droit d'attendre beaucoup de M. Augier, et son nouveau titre d'académicien lui impose certes moins d'obligations que la scène entre Philippe et Mm Huguet.

Philippe fera donc un mariage d'argent, mais auparavant il com

mettra une dernière indignité. Il ira à Hombourg jouer sa petite fortune s'il la triple, il épousera Cyprienne; s'il la perd, eh bien! que la volonté du destin s'accomplisse. Il était vraiment bien inutile que M. Augier fit commettre à son héros cette folie coupable, qui d'ailleurs ne convient pas à son caractère. Jouer sa destinée à pile ou face, c'est là une lâcheté d'homme romanesque ou de poète; or Philippe est trop de son siècle pour être poète, et le caractère que l'auteur lui a prêté est loin d'être romanesque. Il revient ruiné à la ferme de son beau-frère Hubert, et il retrouve Cyprienne toujours aussi aimante, aussi prête au dévouement qu'avant sa ruine. Cyprienne lui pardonne ses erreurs, ses trahisons et sa dernière sottise, et Mme Huguet, qui ne respire plus depuis quelques semaines l'air corrupteur de la grande ville, se laissant attendrir sans doute par les influences de la nature, consent au mariage qu'elle avait d'abord repoussé. Cyprienne et Philippe se marient donc malgré l'exiguïté de leur fortune, ils seront heureux s'ils n'ont pas beaucoup d'enfans. Le dénoùment est un peu précipité et pouvait être meilleur; mais nous ne songerons jamais à reprocher ses dénoùmens à un poète dramatique ou à un romancier, sachant bien qu'en toute œuvre d'art il faut finir, bon gré, mal gré.

L'action de ce drame est, comme on le voit, à peu près nulle: il se compose d'une situation morale et de deux caractères; mais cette situation morale est bien étudiée, et ces deux caractères sont rendus avec une grande force. Les autres personnages, Cyprienne, Mathilde, Hubert, sont dessinés avec toute la grâce et tout l'esprit qui distinguent le talent de M. Augier. En résumé, cette comédie est un très grand progrès sur les œuvres précédentes de l'auteur. Jamais M. Augier n'a été aussi franc, aussi naturel; jamais il n'a fait un usage aussi parfait de cette familiarité qui recommande son style, quand il est dans ses jours de véritable inspiration; jamais il n'a moins mérité le reproche que nous avons eu à lui adresser, d'aimer à parer, à orner la simplicité.. Après de longues erreurs et bien des courses aventureuses dans le pays de la fantaisie, il aborde enfin à la terre qui est la vraie patrie de son esprit. Qu'il reste dans les domaines de la réalité, dont il n'aurait jamais dù s'écarter. L'auteur est maintenant dans sa voie, qu'il y persévère, nos applaudissemens l'accompagueront. C'est un succès, et un succès mérité. Que les jeunes gens aillent écouter cette comédie: ceux qui ont déjà trop vécu n'y retrouveront pas sans doute tout ce qu'ils ont senti et souffert; mais ceux qui n'ont pas encore assez vécu y verront comme en un miroir les tentations qui les assiégent et les petites lâchetés qu'ils sont peutêtre en train de commettre.

ÉMILE MONTEGUT.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

14 février 1858.

Depuis que ce triste et funeste crime du mois dernier est venu jeter dans la politique intérieure de la France une diversion aussi cruelle qu'imprévue, la force des choses a dû nécessairement créer une halte, un moment d'incertitude et d'attente, pendant lequel les impressions les plus diverses ont pu se succéder. Ces impressions se sont succédé en effet. Les esprits attentifs ont eu le temps de se demander ce qu'était ce sinistre coup de main, d'où il venait, quelles circonstances nouvelles il faisait naître, et quelles conséquences il pourrait avoir. Pour le crime lui-même, il est sous le sceau des informations judiciaires, et il ne se dévoilera dans tous ses détails que lorsque la justice aura accompli son œuvre. Quant à ce qui est particulièrement politique en de telles conjonctures, le gouvernement seul, maître de ses intentions et de sa pensée, pouvait éclaircir tous les doutes. Plusieurs questions s'élevaient à la fois, les unes intérieures, les autres extérieures. Depuis quelques jours, on a vu ces différentes questions se développer parallèlement et se traduire en actes publics. Or ces actes sont les élémens mêmes de la situation actuelle, et ne font qu'exprimer une même pensée, étendue aux diverses parties de l'organisation politique et administrative.

Rien n'est plus facile aujourd'hui, à ce qu'il semble, que de suivre cette pensée du gouvernement dans le cercle de ses applications successives. C'est de cet ordre d'idées que procèdent la désignation publique de l'impératrice comme régente éventuelle, l'institution d'un conseil privé qui se transformerait en conseil de régence par le fait même de l'avénement de l'empereur mineur, la nouvelle répartition militaire de la France en cinq grands commandemens qui doivent être exercés par des maréchaux. Dans le conseil privé, constitué dès ce moment, se trouvent les présidens des trois grands corps publics, le cardinal archevêque de Paris, le maréchal duc de Malakof, le ministre d'état, M. de Persigny. Si ces résolutions ont pour objet visible d'assurer à tout événement l'organisation supérieure et la permanence du

pouvoir, une autre mesure tend à fortifier le gouvernement dans les détails de son action quotidienne. Cette mesure était en germe dans quelques manifestations qui se sont succédé en ces derniers temps. Dès le premier moment, au lendemain de l'attentat du 14 janvier, ainsi qu'on a pu le remarquer, le président du sénat, adressant une allocution à l'empereur, insistait, entre autres considérations, sur la nécessité invariable de ne point dévier du principe d'autorité. L'empereur lui-même, en ouvrant la session, disait que le danger aujourd'hui était bien moins dans l'excès des prérogatives du pouvoir que dans l'absence de lois répressives, et il ne dissimulait pas l'intention de faire appel au concours du corps législatif. Quelques jours plus tard, dans un rapport précédant le décret de suppression de deux journaux, M. Billault, encore à ce moment ministre de l'intérieur, annonçait l'élaboration de certaines mesures dont le caractère n'était point défini. Ces paroles faisaient principalement allusion, selon toute apparence, à un projet qui a été débattu devant le conseil d'état, et qui a été présenté depuis au corps législatif sous le titre de mesures de sûreté générale. Il serait inutile, on le conçoit, d'énumérer tous les cas où l'on peut tomber sous le coup des nouvelles dispositions pénales. Il y a des délits depuis longtemps qualifiés par la loi, il en est d'autres qui n'étaient pas spécifiés jusqu'ici, et qui peuvent même n'être pas toujours faciles à préciser juridiquement. Des peines sont édictées contre toute personne qui, pour troubler la paix publique ou pour exciter à la haine du gouvernement, pratiquerait des manœuvres ou entretiendrait des intelligences soit à l'intérieur soit au dehors. Au fond, il est facile de l'observer, la pensée du projet consiste dans la combinaison de ces pénalités nouvelles et de la faculté conférée au pouvoir administratif l'interner dans les départemens et en Algérie ou d'expulser du territoire, par mesure de sûreté, ceux qui auraient encouru les sévérités de la loi. Une disposition particulière autorise le gouvernement à procéder de la même façon à l'égard des individus qui ont été déjà soit condamnés, soit internés, expulsés ou transportés à l'occasion des événemens de 1848, 1849 et 1851. Le corps législatif est aujourd'hui saisi de ce projet. Dans l'intervalle, un incident est survenu. M. Billault a quitté le ministère de l'intérieur, et il a été remplacé par M. le général Espinasse, aide-de-camp de l'empereur. Ce changement impliquait-il une modification dans la politique et dans les propositions du gouvernement? Rien ne l'indique jusqu'ici. Le nouveau ministre a tenu seulement à expliquer, pour le public qui s'en préoccuperait, ce fait particulier de l'avénement d'un militaire à des fonctions purement civiles, et il a donné cette explication dans une circulaire où il insiste sur ce point, qu'il n'est question ni de mesures discrétionnaires, ni de rigueurs superflues, mais d'assurer au pays les garanties de sécurité qu'il réclame, d'étendre partout une surveillance attentive, incessante, empressée à prévenir, prompte et ferme à réprimer. Le titre nouveau de ministre de l'intérieur et de la sûreté générale qu'a reçu M. le général Espinasse semblerait rattacher cette nomination aux mesures actuellement soumises au corps législatif.

A côté de ces mesures, on pourrait placer aujourd'hui le commentaire que le gouvernement lui-même vient de publier dans le Moniteur. Le projet de loi, comme on peut le voir dans l'article du journal officiel, n'a d'autre but que de donner au gouvernement et à la magistrature le moyen d'at

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