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Mais lorsque l'efprit d'égalité cut été anéanti dans l'Europe par la puiffance opreffive des Céfars, & que cette Partie du Monde après avoir été la proie de leur vanité tyrannique fut celle des Nations barbares qui déchirerent l'Empire des Romains, qu'on cut totalement perdu de vue la Nature, & qu'on chercha à s'élever par de fauffes marques de grandeur; Tu, révolta les Maitres de la Terre: ils auroient cru être deshonorés, avilis, fi on leur eût parlé comme au refte des Humains: ils chercherent des titres propres à perfuader qu'ils étoient infiniment au-deffus de leurs fujets ; & entr'autres titres qu'ils imaginerent, ils voulurent être appellés Vous, du même mot dont on fe fervoit pour défigner une multitude de Perfonnes, comme pour dire que feuls, ils valoient plus que tous ces hommes, que tous ces ferfs, ces vils elclaves, ces chiens profternés à leurs pieds.

Cette manie fe communiquant de proche en proche, tous les Grands se firent apeller de même, & bien-tôt tous ceux qui crurent avoir quelque fupériorité fur les autres.

Ainfi Tu fe trouva banni de chez tous les Peuples de l'Europe livrés au pillage & à l'ignorance: ce n'étoit en effet que dans des ficcles de fer où l'on pouvoit s'aviser de confondre les nombres & d'apeller plufieurs ce qui n'étoit qu'un.

Dès-lors Tu & Vous devinrent les mots fymboliques de la puiffance & de F'infériorité.

Cet ufage, qui ne marquoit d'abord que la vanité de ceux qui l'introduifirent, & qui, tourné en habitude, n'a plus rien de choquant, devint infenfiblement une fource de beautés & réunit divers avantages, parce que les hommes trouverent le moyen de tirer parti d'une chofe tout-à-fait monftrueufe en foi.

Ainfi Tu,fe fouvenant encore de fon ancienne gloire, fe conferva, malgré tous les efforts de Vous, un Empire étendu. Il regne dans les Ouvrages des Poëtes: il eft dans le cœur & fur les lèvres des amis : un Pere le donne encore à des Enfans chéris: Tu remet l'égalité & l'aifance dans les converfations familieres & amicales: des Peuples qui ont un refte de liberté expirante, difent. encore Tu à la Divinité : les QUACKERS s'en fervent à l'égard de tout Etre. fingulier; & leurs difcours femblent refpirer la fierté noble & généreufe des anciens Romains, que nous avons confervée dans nos compofitions Latines, dans ces compofitions où nous ofons dire Tu à ceux que nous n'ofons apeller que Vous en François: comme fi l'efprit de ces Républicains s'étoit tranfmis jufques à nous & fe communiquoit encore à quiconque parle leur Langue.

C'est ainsi que Tu trompoit la vigilance des Tyrans qui afferviffoient l'Europe; & que Vous n'eft devenu qu'un langage de fimple politeffe vis-à-vis une feule Perfonne.

Dans le même tems, Je éprouvoit un fort à-peu-près pareil. Ce mot étant celui qui désigne la Perfonne comme active, comme maitreffe de fes volontés, parut trop libre, trop fier, trop lié à l'indépendance & à l'égalité pour pouvoir le foutenir, tandis que Tu difparoiffoit. Je, fut donc auffi banni du langage refpectueux, fur-tout dans l'Orient : on ne s'apella plus que son ferviteur, ton efclave, ton chien; tandis qu'on laiffoit tranquillement renverfer du Trône ceux devant qui l'on venoit de s'humilier à ce point. C'est de - là qu'eft venue cette formule qui termine toutes nos Lettres, qui étoit inconnue aux Anciens, & qui n'est plus qu'une affaire d'étiquette.

Telle eft l'hiftoire de Tu & de JE, auffi anciens que les Hommes, comme nous allons le voir; mais dont le fort a toujours fuivi le fort des Hommes euxmêmes, prefque toujours hors de la Nature, & qui dégénerent fouvent à force d'afpirer à une plus grande perfection & de s'écarter du chemin battu. On pourroit cependant dire qu'il y avoit en ceci une efpéce de raifon; car les Pronoms peignant les perfonnes, il femble que les Pronoms propres aux perfonnes libres & élevées en autorité, ne peuvent convenir à celles qui font dans la dépendance.

Ajouterons-nous que de l'ufage de Tu & de Vous, en parlant à une feule perfonne, font nés les mots tutayer & vouzayer ? Le premier est très-connu: le fecond eft employé dans des Ouvrages compofés fur la diftinction de Tu & de Vous ; & fur le choix qu'on en doit faire dans la traduction des Livres anciens. Quelques perfonnes croyent qu'il vaudroit mieux dire voufer que yousayer je préférerois ce dernier, comme étant plus fonore & plus harmonieux, & non moins conforme à l'analogie qui doit préfider à la formation des mors: mais c'est à l'ufage à décider la fortune de l'un ou de l'autre, ou à former un troifiéme mot plus agréable que ceux-là.

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Les mots qui nous fervent de Pronoms, JE, ME, TU, TE, IL, &c. font communs aux Langues d'Europe & d'Afie, & l'on ne voit entr'elles à cet égard que les differences qu'y ont mis néceffairement les révolutions des tems

& les changemens de prononciation: comme on le verra d'une maniere frapante dans le Dictionnaire Comparatif des Langues,

N'en foyons pas furpris: ces mots étoient trop fimples, trop représentatifs, trop néceffaires, trop fenfibles pour ne s'être pas confervés jufques à nous, pour avoir jamais pu être anéantis.

Ce qui eft vrai & naturel fubfifte à jamais, parce qu'il plaît toujours & qu'il eft toujours recherché avec empreffement.

Ces mors d'ailleurs revenant dans tous les Tableaux de la Parole, n'étoient jamais dans le cas d'être oubliés; chaque répétition étoit un engagement de le répeter de nouveau dès que l'occafion s'en représenteroir, & elle s'offroit continuellen ent.

Le Pronom JE de la premiere Perfonne, eft formé du primitif E, ïE qui défigna fans ceffe l'éxiftence, comme nous le verrons dans le Chapitre fuivant.

On ne pouvoit choisir un mot plus expreffif pour défigner la personne qui parle, qui s'annonce, qui dit me voici.

Auffi nous représente t-on la Divinité comme en faifant fon Nom propre. De-là le IEOUA des Hébreux, qui fignifie mot à mot Je, ou JE fuis CELUI qui

EST.

Et le Iou-PITER des Latins, qui fignifie mot à mot le Pere JE.

Le Pronom de la feconde perfonne dut être considéré sous un autre point de vue; & relativement à l'honneur qu'on rendoit à la perfonne à qui l'on parloit précisément, par raport à ce même fentiment qui fait qu'aujourd'hui nous l'apellons Vous, au lieu de Tu.

Mais telle étoit la valeur primitive de cette confonne т, que par fa pro pre nature, comme nous le verrons dans l'Analyfe de l'inftrument vocal, elle devenoit le figne de tout ce qui étoit grand & jonore, par conféquent de tout ce qu'il y avoit de plus agréable & de plus flatteur. De-là les Noms primitifs de tout ce qu'on avoit de plus cher.

De-là TA & ATTA, qui fignifia Pere; TA-TA, qui fignifie un Pere nourricier & tout ce qui eft bon à manger: TATER, tout ce qu'on goûte & qu'on trouve bon; TÊTE OU TE-STA, la portion fupérieure de l'homme, fon Chef; & dont le diminutif eft le nom de ces fources délicieufes où tous les hommes puifent dans leur enfance une nourriture falutaire, & qui parent le plus bel objet de la Nature.

C'est donc de cette touche, confacrée dès les premiers inftans à exprimer tout ce qui étoit intéreffant & aimable, qu'on fe fervit pour défigner les

perfonnes auxquelles on s'adreffoit; pour les avertir qu'elles alloient devenir le

but du Difcours.

Comme il étoit inutile, impoffible peut-être de trouver pour le même objet un mot plus court & plus énergique, on n'en chercha point d'autre pendant uue longue fuite de fiécles, comme nous avons vu; & depuis même qu'on a fubftitué Vous à Tu, on conferve encore celui-ci dans la Poëfie héroïque, & lorsqu'on parle à tout ce qu'on a de plus cher & de plus intime en même

sems.

Pour indiquer la troifiéme perfonne, il fallut la montrer: on ne fera donc point furpris que le même mot qui défigne la place, le lieu, ait défigné la troifiéme perfonne. C'eft en effet des mots qui marquent la place, le lieu, que

viennent nos Pronoms IL & LUI.

IL, comme le ILLE des Latins, vient du primitif 1, qui défigne le côté l'aile, le lieu : & LUI, vient, comme nous avons vu, de l'article le & du mor HUI OU HOU, qui défigna le lieu, celui qui eft dans le lieu & qui fubfifte encore dans notre où tout comme dans lui.

Nous pouvons remarquer ici à quel point le difcours le raproche du gefte & de la rapidité de l'idée, par la briéveté des Pronoms & des mots qui marquent le lieu. Ainfi toutes ces phrafes j'y fuis, il y eft, où es-tu ? font des Tableaux qui tiennent lieu de difcours très-longs, & qui ne font compofés cependant que de trois fons, dont l'un indique la perfonne dont il s'agit, le fecond un lieu, une place, & le troifiéme la propriété d'exister. Ainsi, cette phrafe, il y eft, qui reffemble au difcours d'un muet, dit tout autant que celleei, la perfonne dont vous parlez eft dans le lieu où vous croyez qu'elle eft, & elle a par-deffus elle l'avantage de la brièveté & de la rapidité, qualité fi effen sielle à la parole.

§. 12.

Pronoms Elliptiques.

Enfin nous avons vu plus haut que les Pronoms s'ellipfoient ou fe fondoient en un feul mot avec l'Article & la prépofition qui les précédoient; & qu'au lieu de dire, le livre de moi, la maison de moi, on difoit, MON livre, MA maison.

Les trois Pronoms font dans ce cas de-là tous ces mots qu'on a cru long-tems être autant de Pronoms & qu'on apelloit Pronoms conjonctifs. Pour la premiere perfonne, MoN, ma, mes; Notre, nos,

.

Pour la feconde perfonne, ToN, ta, tes; Votre, vos.
Pour la troifiéme perfonne, SON, fa, fes; Leur, leurs.
Ainfi MoN marque un objet du genre mafculin apartenant
perfonne, à celle qui parle.

à une feule

MA, un objet du genre féminin apartenant à la perfonne qui parle.
MES, plufieurs objets de la même espéce apartenant à une feule per-

fonne.

NOTRE, un objet apartenant à plufieurs perfonnes.

Nos, plufieurs objets apartenant à plufieurs perfonnes.
Il en oft de même des mots relatifs aux autres perfonnes.

On fra peut-être furpris de ce que mon a un féminin, tandis que notre n'en a point, du moins en François. C'est fans doute parce que le mot notre renferme toutes les perfonnes qui connoiffent la chofe dont on parle, & que par-là même il eft inutile de leur en faire connoître le genre qu'elles favent tout auffi-bien que la perfonne qui parle. Ainfi les Langues qui en déterminoient malgré cela le genre, fuivoient moins le befoin, que cette portion d'analogie qui régloit les terminaifons & les genres de leurs adjectifs.

Ceci nous fait apercevoir d'une maniere très-naturelle pourquoi dans notre Langue nous n'aportons pas la même attention à diftinguer les genres au pluriel comme au fingulier, l'article LES fervant pour les deux: c'eft que ni l'analogie ni le befoin ne le demandent. Ce n'eft point l'analogie des terminaifons; car elle est beaucoup plus bornée & moins ftricte chez nous que chez les Latins: ce n'eft pas le befoin non plus; car l'on ne connoit le plurier que par le fingulier or ce fingulier a déja apris ce genre; il eft donc moins néceffaire de l'énoncer auffi fortement, dès que la forme matérielle de la langue & l'oreille qui fuit toujours cette forme, ne l'exigent pas.

:

C'est ainsi que rien n'eft arbitraire dans les Langues; & que lorsque deux Peuples prennent à cet égard deux routes différentes qui femblent opofées, ou l'effet de l'ufage & du hazard, une raifon fupérieure en est toujours le motif.

CHAPITRE V

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