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LA POÉSIE FRANÇAISE DU XIX® SIÈCLE

PAR FERDINAND BRUNETIÈRE

Si l'on en voulait croire la plupart des historiens du romantisme, et quelques-uns des romantiques eux-mêmes,-Sainte-Beuve, par exemple, ou Théodore de Banville,-c'est avec et par André Chénier que commencerait en France la poésie du dix-neuvième siècle. On ne saurait se tromper davantage. Grand poète et surtout grand artiste, à la manière de Racine ou de Ronsard, il est bien vrai que ces deux traits séparent et distinguent profondément André Chénier de tous les versificateurs de son temps, Lebrun, Delille, et ce Roucher, qu'on lui associe d'ordinaire, parce qu'ils montèrent tous deux le même jour sur l'échafaud, ou encore le chevalier de Parny. Mais d'ailleurs, il n'a rien d'un "romantique"; et de même que l'élégante et ardente sensualité de son siècle respire dans ses Élégies, c'est encore un "classique," c'est un contemporain de Ronsard, c'est un païen, c'est un Alexandrin, c'est un élève de Callimaque et de Théocrite, qu'on retrouve dans ses Idylles. Nous ajouterons que ses Poésies, dont on n'a connu pendant plus de vingt-cinq ans que des fragments épars, n'ont vu le jour pour la première fois qu'en 1819; et on pourrait bien signaler quelque trace de leur influence dans les premiers Poèmes d'Alfred de Vigny, qui parurent en 1822, mais on en chercherait en vain dans les premières Odes de Victor Hugo, qui sont de 1822, elles aussi, ou dans les Premières Méditations de Lamartine, qui sont datées de 1820.

En réalité, c'est l'inspiration de deux grands prosateurs et d'une femme de génie qu'on rencontre quand on remonte aux

origines de la poésie française au dix-neuvième siècle : l'auteur des Confessions, Jean-Jacques Rousseau; celui du Génie du Christianisme, Chateaubriand; et l'auteur trop souvent et injustement oublié du livre De l'Allemagne, Mme de Staël. Le premier avait émancipé le Mor de la longue contrainte où l'avaient comme emprisonné, deux siècles durant, des habitudes littéraires fondées sur une conception essentiellement sociale de la littérature. Ni les Salons ni la Cour, qui faisaient et qui défaisaient alors les réputations, n'avaient admis, pendant deux cents ans, que l'on écrivit pour les entretenir de soi-même, de ses "affaires de cœur," ou de famille. La permission n'en était donnée qu'aux auteurs de Mémoires ou de Correspondances, et à la condition d'être préalablement morts. J.-J. Rousseau, dont l'oeuvre entière n'est qu'une confidence à peine dissimulée, vint changer tout cela, et ainsi rouvrir, de toutes les sources de la grande poésie, non pas peut-être la plus abondante, ni toujours, on le verra, la plus pure, mais, en tout cas, l'une des principales et des plus profondément cachées. Chateaubriand fit davantage encore. Voyageur,-il rendit à une littérature devenue trop mondaine le sentiment de cette nature extérieure, mouvante, vivante et colorée, qu'elle avait, non pas précisément ignorée ni méconnue, dont elle avait même joui à Versailles ou à Fontainebleau, dans ses jardins à la française, mais qu'elle avait systématiquement subordonnée à l'observation de l'homme psychologique et moral. Historien,-il rendit à ses contemporains le sentiment de la diversité des époques: ils apprirent de lui combien un homme diffère d'un autre homme, un baron féodal d'un courtisan de Louis XV. Et chrétien, enfin,-il rendit à l'art ce sentiment religieux dont l'absence n'avait sans doute pas contribué médiocrement à la parfaite clarté, mais à la sécheresse et au prosaïsme aussi de nos poètes du dix-huitième siècle. Le dernier pas fut fait par Mme de Staël. Les modèles qui manquaient à nos poètes, elle les leur proposa dans les Littératures du Nord. Ou plutôt, et d'une manière plus générale, car on ne saurait dire que Lamartine, Hugo ni Vigny aient beaucoup imité Goethe ou Byron, elle élargit le champ de l'imagination française en nous ouvrant, par delà nos frontières, des horizons inexplorés.

De nouvelles curiosités s'éveillèrent. Des doutes nous vinrent sur l'universalité de l'idéal dont nous nous étions contentés jusqu'alors. De nouveaux éléments s'insinuèrent dans la composition de l'esprit français. Et les poètes, s'il en surgissait, se trouvèrent ainsi assurés d'une liberté qui leur avait fait défaut jusqu'alors, et de cette espèce de complicité de l'opinion ou du milieu, sans laquelle rien n'est plus difficile,-même au génie, que de déterminer une révolution littéraire.

Là est l'explication du succès des premières Méditations de Lamartine, qu'on pourrait comparer, dans l'histoire de notre poésie lyrique, au succès du Cid ou d'Andromaque, dans l'histoire du Théâtre Français. Mais on ne vit point alors, comme au temps d'Andromaque ou du Cid, de contradiction ni de lutte; l'opinion fut unanime à reconnaître, à consacrer le poète; et quand les Nouvelles Méditations, La Mort de Socrate, Le Dernier Chant du Pèlerinage de Childe Harold, les Harmonies Poétiques vinrent s'ajouter, de 1820 à 1830, aux Méditations, les derniers eux-mêmes et les plus obstinés des classiques durent avouer qu'une poésie nouvelle nous était née. Les Poésies d'Alfred de Vigny, parues en 1822, rééditées en 1826; et les Odes de Victor Hugo, 1822, suivies de ses Ballades en 1824, et de ses Orientales en 1829, achevaient promptement de caractériser cette poésie dans ses traits essentiels. Si ces trois grands poètes, en effet, avaient chacun son originalité, qui le distinguait profondément des deux autres, Lamartine plus clair, plus harmonieux, plus vague; Hugo plus précis et plus coloré, plus sonore, plus rude aux oreilles françaises; et Vigny plus discret, plus élégant, plus mystique, mais plus court d'haleine, ils ne laissaient pas d'avoir beaucoup de traits communs. S'ils avaient tous les trois des maîtres dans quelques-uns de leurs prédécesseurs du dix-huitième siècle, Lamartine dans Parny et dans Millevoye, Hugo dans Fontanes, dans Lebrun et dans Jean Baptiste Rousseau, Vigny dans Chénier, les différences apparaissaient quand on les comparait aux représentants encore vivants du pseudo-classicisme, tels que Casimir Delavigne, avec ses Messéniennes ou Béranger dans ses Chansons. Et peut-être une critique perspicace eut-elle pu prévoir qu'ils ne tarderaient pas à s'engager dans

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