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LEIPZIG

ET

LA LIBRAIRIE ALLEMANDE.

Le temps n'est plus, me disait il y a quelques jours un vieux marchand de Leipzig, un homme qui a plus additionné de chiffres dans sa vie qu'un astronome ne peut énumérer d'étoiles au ciel, et qui, reportant toutes ses sensations dans l'étroite enceinte de son comptoir, pourrait faire l'histoire de son ame avec son livre de recettes et de dépenses; le temps n'est plus où notre foire de Leipzig se montrait toute resplendissante d'or et d'argent. Alors on n'avait pas besoin, comme aujourd'hui, de ces belles boutiques établies à grands frais, de ces larges enseignes qui attirent de si loin les yeux du passant. Les plus grandes affaires se traitaient dans de misérables échoppes dont une marchande de harengs ne voudrait pas aujourd'hui, et des monceaux d'or se comptaient sur un tonneau dressé dans la rue.

Hélas! le Temps n'a pas des ailes pour les laisser dormir, et une faux si tranchante pour la laisser s'émousser! Hélas! tout passe, tout s'en va, les grands empires comme les grandes foires. Au moyen-âge, quand les

communications étaient si difficiles, quand les marchands n'avaient point encore de malle-poste pour porter rapidement leurs dépêches d'une ville à l'autre, et de roulage accéléré pour amener à heure fixe les lourds ballots devant la porte de leurs magasins, les foires étaient alors de grands évènemens. Les foires de Leipzig et de Francfort occupaient toute l'Allemagne; on s'y rendait en caravanes; les fabricans d'Augsbourg et de Nuremberg y accouraient étaler les nouveaux produits de leur industrie; les bons bourgeois y venaient comme à une fête, avec leurs femmes et leurs enfans; les princes y venaient aussi, puis les chevaliers, puis les joueurs de mystères qui édifiaient tout le public avec la passion de Notre Seigneur, ou le martyre de sainte Catherine; puis les physiciens, hommes de science étrange, qui se faisaient, aux yeux de tout le monde, nettement couper la tête, et reparaissaient un instant après pleins de vie comme devant. Mais voilà que les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer arrivent. Bientôt chaque marchand pourra traiter ses plus grandes entreprises, les pieds sur les chenets, sans se déranger. Bientôt il n'y aura plus de foires, plus de ces réunions tumultueuses de curieux et d'industriels; masse confuse d'habillemens de toutes les nations, véritable tour de Babel, pour le mélange des langues, si tout le monde ne parlait pas naturellement cette langue universelle, cette langue de l'intérêt et de l'argent; grand et bizarre spectacle où l'enfant s'amuse avec un pain d'épices et un polichinelle, où le jeune homme s'amuse à observer, où le vieillard croit encore mieux s'amuser en comptant ses pièces d'or. Hélas! cette belle civilisation n'avaitelle pas commis assez de méfaits? Ne pouvait-elle par pitié, dites-moi, respecter au moins nos foires?

Grâce au ciel cependant, Leipzig n'est pas encore soumis à cet effrayant niveau qui a déjà gagné les populations les plus industrieuses. Il n'y a point encore de canal qui traverse la Saxe, point de chemin de fer qui détruise par sa célérité l'esprit d'ordre et de méthode avec lequel on traite ici les affaires. Leipzig a encore ses foires, ses trois foires d'automne, de Noël et de Pâques, ses trois belles époques dans son calendrier. Voici que mai revient; voici que les arbres se couvrent de feuilles : c'est le printemps des marchands et celui des poètes; tandis que ceux-ci s'en vont dans la forêt de Rosenthal épier une fleur, un bourgeon, sourire à la Muse, pour que la Muse leur sourie, et glaner quelques hexamètres dans ces sentiers tant de fois fréquentés par Goethe et Schiller, ceux-là emploient leur inspiration à mettre en ordre leurs livres de compte; le ciel, qui se montre si riant et si bleu, leur annonce une bonne récolte; le rossignol leur parle d'argent, et les arbres qui se balancent imitent pour eux le doux murmure d'une sacoche pleine d'écus. Donc, le grand jour approche; les

petits bourgeois désertent leur demeure habituelle, et vont se réfugier dans un coin de maison, au grenier, pour céder la place aux étrangers qui arrivent, et paient comptant. Les riches négocians au contraire décorent leurs salons, remettent à neuf la livrée de leurs domestiques, remplissent le buffet de leur salle à manger. Les petits marchands font repeindre le devant de leur boutique et rafraîchir leur enseigne. La carte du restaurateur s'enfle de tous les mets qui peuvent flatter l'appétit d'un homme du nord et d'un homme du midi, et les paysans, qui doivent aussi faire leur foire, triplent le prix de leurs denrées. De toutes parts le bruit, le mouvement, la vie. Le commerce, que M. Ch. Fourier appelle le sang des nations, circule dans toutes les veines de cette grande population, anime tous ses membres, donne à tous ceux qui la composent une nouvelle force et une nouvelle activité. Les boutiques étrangères se dressent sur deux lignes parallèles dans les rues; la grande place, inondée de tentes, ressemble à un port où toutes les voiles se pressent l'une contre l'autre. Là, le Français court avec sa badine en main; l'Allemand poursuit avec flegme ce qu'il a entrepris; le juif polonais se promène gravement avec sa longue barbe noire et sa soutane en soie nouée par une large ceinture; l'Anglais arrive avec les basques étroites de son habit; le Grec, avec sa longue pipe au tuyau d'ambre et son beau turban; l'Arménien, avec ses bottes brodées et sa pelisse couverte de riches fourrures. Puis, la foire s'ouvre; puis le tumulte et la fête commencent, et, comme en Allemagne il ne peut y avoir de fête sans musique, voici la musique qui résonne dès le matin, traverse toutes les rues, entre dans les cafés, se pose au bout des tables d'hôte. Ici la pauvre petite chanteuse, avec sa romance de guerre ou d'amour, sa harpe mal sonnante et sa robe crottée; là les chanteurs tyroliens avec leur veste étroite, leur gilet rouge, leur chapeau couronné de fleurs, et de toutes parts des groupes de trois ou quatre musiciens qui se partagent les opéras de l'année dernière; Rossini, Meyer beer, Boyeldieu, Aubert, Bellini, musique allemande, italienne ou française, peu leur importe.

Dans un des faubourgs de la ville, sur le Rossmarkt, se passe un autre spectacle non moins étrange : c'est là que le peuple a son refuge; c'est là que les boutiques à quelques sous, les ménageries, les tavernes, les chiens savans vont établir leur siège. Ce sont là les Champs-Elysées de Leipzig. Les soldats et les ouvriers, les paysannes et les nourrices y apportent leurs économies de six mois. On y entend du matin au soir une musique à vous rendre la musique effroyable pour toute votre vie. On y prépare une cuisine de gauffres, de harengs et de petites saucisses à faire trembler. Cette fois surtout, il y avait pour le peuple un nouveau spec

tacle qui lui causait une grande émotion. C'était entre toutes les choses merveilleuses qui viennent ordinairement exciter sa curiosité, une galerie de figures en cire, bibliques et plastiques. On y voyait toute la Genèse, toute l'histoire du monde, tout le déluge. Mais n'admirez-vous pas comme le peuple allemand se sert familièrement de l'expression poétique? Jamais chez nous un faiseur de figures en cire se serait-il avisé de peindre sur son enseigne ces deux grands mots : bibliques et plastiques?

Un autre quartier de la ville mérite encore d'appeler l'attention, c'est celui où se réunissent les marchands juifs qui vendent en détail. Ils occupent deux longues lignes de boutiques rangées le long de la promenade. Les pauvres juifs sont ici, comme à peu près dans tout le reste de l'Allemagne, traités avec une grande sévérité. Tandis que pour les autres marchands, la foire est ouverte pendant un grand mois, elle ne l'est pour eux que pendant huit jours. Ils doivent arriver un jeudi, et le jeudi suivant, partir tous sans exception. A Leipzig, il ne doit point y avoir de juifs. On en tolère cependant quelques-uns qui y demeurent depuis long-temps, mais ils ne sont pas citoyens. Ils ne jouissent d'aucun droit de bourgeoisie; la police peut les renvoyer, quand bon lui semble, sans autre forme de procès. Ces jours derniers, on agitait dans la ville une grande question: cinq marchands juifs ont demandé à s'établir à Leipzig, et pour première garantie, ils apportent avec eux une réputation intacte dans le commerce, et une fortune de dix millions de thalers ( environ quarante millions de francs ). La question a d'abord été soumise au sénat de la ville, qui, considérant le bon renom de ces juifs, et probablement aussi leurs quarante millions, n'a pas trouvé d'inconvénient à ce qu'ils fussent admis provisoirement à Leipzig. Elle a été ensuite portée devant le gouvernement qui a donné les mêmes conclusions, et maintenant on la discute à la chambre des députés. On pense que le permis de séjour leur sera accordé, à condition qu'en cas de faillite ils se rendent solidaires l'un de l'autre. Singulière chose cependant que ces préjugés plus forts que l'esprit de civilisation, ces idées d'intolérance dans la Saxe, dans le pays qui le premier a demandé la tolérance et proclamé la liberté religieuse.

Les foires de Leipzig ont beaucoup perdu de leur importance depuis que l'entrée des produits des fabriques étrangères a été interdite en Russie et en Pologne. Autrefois, les Russes et les Polonais y arrivaient comme acheteurs, avec des sommes énormes; maintenant ils n'y viennent plus, ou y viennent comme vendeurs, ce qui n'est nullement la même chose. Ces foires (si l'on en excepte celle de Noël) sont cependant encore les premières de l'Allemagne. Leipzig l'emportera toujours sur les autres villes, par sa position centrale, par sa grande facilité de communications, par l'es

pace resserré, mais commode, où toutes les affaires se condensent, et par les priviléges et les mesures d'ordre qui entourent ici les marchands étrangers. Sa principale branche de commerce est celle des soieries et de ses relations avec le Levant. Il n'est pas rare de voir ici une maison de soieries faire dans une seule foire pour trois millions d'affaires, et l'année dernière une maison de banque fit dans l'espace d'un mois pour plus de quinze millions d'opérations de change et d'escompte. Le traité de douane qui réunit maintenant la Prusse, la Saxe, et la plus grande partie des autres états de l'Allemagne, donnera sans doute à ces foires une nouvelle vie, puisque toutes les marchandises pourront y aborder librement, et retourner librement dans les états soumis à ce traité.

La foire de Pâques présente un intérêt particulier que les autres n'offrent pas. C'est à cette époque que les comptes de librairie se règlent, c'est à Leipzig que les libraires se réunissent. On sait que le commerce de la librairie se fait en Allemagne tout autrement que chez nous; mais peut-être ne sera-t-il pas inutile de donner là-dessus quelques explications.

Ce commerce se fait tout entier par commissions, et par là, il est d'un grand avantage pour les libraires marchands, mais très chanceux pour les éditeurs. Les livres nouveaux qui paraissent sont envoyés dans toutes les parties de l'Allemagne; et Leipzig est le point central où ces livres se réunissent d'abord, le réservoir d'où la littérature allemande s'en va par petits filets se répandre dans les autres villes et villages. Chaque libraire allemand a son commissionnaire à Leipzig; ce commissionnaire recueille les livres, demandes, avis qui lui sont adressés pour son correspondant, et quand il a de quoi en faire un ballot assez considérable, il l'expédie. Ce moyen de correspondance est lent, mais sûr et invariable. Etant à Berlin, je voulus un jour adresser un livre à Copenhague; il fallut d'abord que le livre allât à Leipzig, chez le commissionnaire du libraire de Copenhague, pour revenir ensuite à Berlin, et de là poursuivre sa route.

Les ouvrages nouvellement publiés arrivent ainsi de la petite province, de la petite ville où ils paraissent, s'arrêtent à Leipzig, et de là se rendent à leur destination, et circulent pendant un an et quelquefois plus. En y réfléchissant un peu, on voit que ce commerce ne pourrait pas être établi d'une autre manière dans un pays où il n'y a aucun point central, où de toutes parts on imprime et l'on édite, où le plus obscur libraire du bourg le plus inconnu peut mettre au jour parfois des ouvrages tout aussi recommandables que ceux qui paraissent à Berlin. Comment ferait cet éditeur pour envoyer son livre dans toute l'Allemagne, et combien lui en coûterait-il pour expédier ainsi partiellement six ou cent exemplaires, s'il n'a7

TOME III.

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