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spéculations assez heureuses sur les jambons qu'on envoyait à la Nouvelle-Orléans, M. Benton jouissait d'un revenu de trois mille dollars.

Dès que Craig fut entré, une négresse apporta une pinte de whiskey et une boîte de cigares, et les deux amis, restés seuls, sans plus de complimens, parlèrent de leurs affaires.

Vous avez lu le Herald of Freedom? dit Craig.

Je l'ai lu. C'est une belle pièce d'éloquence, mais vous avez oublié l'essentiel.

Vous m'étonnez! Louche, bigame, échappé de Newgate, peuton rien dire de plus fort? L'Anglais est coulé à fond et entraîne avec lui son protecteur, ce damné Acacia, que l'enfer confonde!

Benton mit ses lunettes et regarda Craig en souriant.

-Suffit-il d'arracher l'ivraie, dit-il, pour faire pousser le froment? Vous savez où est l'ange des ténèbres, et vous en avez averti vos frères. Ignorez-vous quel est l'ange de lumière, ou n'osez-vous le leur montrer? Péchez-vous par ignorance ou par défaut de courage?

Bien. Vous voulez que je fasse une réclame en votre faveur. Nous nous entendrons parfaitement. Lewis vous fait concurrence, Acacia me ruine; unissons-nous. Que le prédicateur donne la main au journaliste! Vous avez plus d'intérêt que moi dans l'affaire.

-Moi! Point du tout. Je prêcherai partout ailleurs aussi bien qu'à Oaksburgh. C'est vous qui voulez la mort du Français.

Pourquoi faire? Tous les jours il arrive qu'on tire au hasard un coup de pistolet, et que, sans y penser, on tue son ennemi. Ai-je besoin de vos sermons pour justifier ce hasard? Cher ami, ne chicanons pas, comme deux avocats qui plaident à l'heure, et convenons de nos faits. Nous sommes trop Yankees tous deux pour nous tromper. Si vous êtes du Massachusetts, je suis, moi, du Connecticut; l'un vaut l'autre. Que notre intérêt commun nous serve de lien! Le roi Salomon a dû dire quelque chose d'excellent sur ce sujet. Voulez-vous prêcher seul à Oaksburgh? Réunissez contre Acacia tous vos confrères. Dites-leur, ce qui est vrai, que son dessein est de les chasser tous, que ce swedenborgien n'est qu'un papiste déguisé, un abolitioniste et un impie, qui ose blâmer les décrets de la divine Providence, et affranchir une race que Dieu même a maudite dans la personne de Cham, premier roi d'Afrique. Prêchez, criez, ameutez, faites tout ce qui vous plaira : je vous appuierai et crierai plus fort que vous. Je rendrai compte de vos sermons, je ferai l'éloge de vos livres, et si avant un an la ville d'Oaksburgh reconnaissante ne vous fait pas présent d'un presbytère et de deux cents acres de

bonnes terres du Kentucky, foi de Craig, je suis prêt à vous signer un bon de vingt mille dollars.

- Et quelle est votre part dans l'affaire?

Fort

peu de chose; je suis modeste dans mes désirs. Ne remarquez-vous pas que les affaires d'Oaksburgh sont mal administrées, et que l'ancien maire, qui vient de mourir, était un pauvre homme? La ville possède plus de douze mille acres de terres excellentes, qui sont incultes. Cela nous déshonore aux yeux des étrangers. Un maire sage et habile...

Achèterait ces terres publiques à vil prix et les revendrait fort cher. Bien, je vous comprends. Comptez sur ma voix et sur toutes celles de mon église. J'espère que vous ne m'oublierez pas dans l'achat des terrains.

-Convenu. Ce n'est pas tout: il faut dès à présent élever autel contre autel, et, s'il se peut, provoquer une émeute contre Acacia et son ami Lewis. Je connais Acacia, il est d'un naturel impatient et prompt, il fera quelque imprudence, on en viendra aux mains, et.... Dieu sait ce qui peut arriver dans une bagarre : les balles ne connaissent personne.

tuer?

J'espère, dit gravement Benton, que vous ne pensez pas à le

Moi! à quoi bon, très cher? J'aime mon prochain comme moimême. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, mon prochain était tué par quelque maladroit, j'en serais très affligé; mais je ne crois pas que cette crainte doive m'empêcher de travailler à la vigne du Seigneur et de chasser tous les papistes du comté. Un petit mal ne doit jamais empêcher un grand bien.

Bien dit! Ah! cher ami, vous êtes un de ces braves enfans de Lévi que Moïse envoya massacrer vingt-trois mille Israélites après la construction du veau d'or. Vous avez la foi et les œuvres. Dieu vous récompensera.

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Je l'espère, répondit modestement Craig, et il sortit pour laisser le champ libre à son allié.

- Ténébreux coquin! pensait Benton. Avec quel sang-froid il parle de tuer un homme! Hélas! pourquoi n'ai-je pas fait fortune dans la cannelle et le clou de girofle? Cependant je ne puis pas quitter Oaksburgh. Il faut que je vive après tout; tant pis si d'autres en meurent. Pourquoi vient-on se mettre en travers de mon chemin? Si Acacia est tué, je ne serai pas complice du meurtre; je le désavoue d'avance. Que le sang versé retombe sur la tête du meurtrier! Après quelques réflexions de cette espèce, Benton ne pensa plus qu'à seconder Craig de tout son pouvoir. De son côté, celui-ci, qui ne comptait pas uniquement sur l'éloquence de son associé et sur

ses intrigues pour venir à bout de son adversaire, prenait ses mesures avec Appleton. On verra bientôt l'effet de leurs complots.

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Acacia faisait des préparatifs tout pareils. Il devinait le projet de son ennemi et guettait ses mouvemens avec le sang-froid et la clairvoyance d'un ancien soldat d'Afrique. S'il avait suivi son inclination, un bon duel aurait en quelques minutes terminé la querelle; mais le duel n'est pas de mode aux États-Unis. Là, comme en Angleterre, on ne viole pas les lois, on les tourne. Vous connaissez la ruse d'Escobar et la manière d'éviter le duel en se promenant dans un champ et en attendant son homme. Escobar était Yankee, ou méritait de l'être. Il est interdit de se battre en duel, mais non pas de se défendre à main armée. Deux hommes se rencontrent sur une place publique, et, sans souci des voisins, échangent une douzaine de balles. Le jury manque rarement de déclarer que chacun des deux s'est trouvé dans le cas de légitime défense. Quelquefois les passans se mettent de la partie, et la mêlée devient générale. Acacia s'attendait chaque jour à quelque aventure de ce genre, mais il ne voulait pas la provoquer. Il redoutait la prévention naturelle des indigènes, et surtout des know-nothing, contre un citoyen de fraîche date. Sa générosité, sa gaieté, son caractère ouvert et facile, son esprit exempt de préjugés, prompt à se plier aux habitudes de tous, lui faisaient nombre de partisans parmi les Kentuckiens; il avait d'ailleurs un ami chaud et dévoué dans l'intrépide Jeremiah, son ancien associé en Californie. Tout cela ne le rassurait pas encore. Il voulait devenir un chef de parti tout-puissant dans le comté d'Oaksburgh, et ne tuer Craig qu'après avoir pris ses précautions contre les suites naturelles de cette mort. Notre héros, comme on voit, n'avait rien d'idéal, et ne doit servir de modèle à personne. Cependant, avec ses vices et ses vertus, il n'avait guère d'autres ennemis que les pédans ou les satellites de Craig. Je n'ose dire qu'il eût réussi partout comme au Kentucky : les puritains de la Nouvelle-Angleterre l'eussent mis à l'index; mais les gens du sud sont plus indulgens pour des vices dont ils ont eux-mêmes une bonne part. La franchise d'Acacia leur plaisait, et ses mœurs relâchées ne scandalisaient pas leur piété un peu tiède.

Avant tout, dans la lutte qu'il prévoyait, Acacia résolut de s'assurer un allié puissant et propre à la bataille, le bon Carlino Bodini. L'abbé, par métier et par tempérament, n'était pas belliqueux, mais il avait, comme tous les prêtres catholiques, une influence extraor

dinaire sur les émigrans irlandais. Ces pauvres gens, qui sont d'ailleurs, après les nègres, la race la plus maniable de la création, ont gardé de leur origine celtique une disposition naturelle à la paresse et aux batailles. Sur cent coups de poing ou de couteau, l'Irlande en donne ou reçoit quatre-vingt-dix. Que faire quand on aime à se chauffer au soleil? On boit du whiskey, on se querelle, on se bat, et si l'on est armé, on se tue. Cette population errante et malheureuse, sur qui pèsera longtemps encore, même au-delà de l'Océan, le joug de l'implacable Angleterre, obéit, comme un troupeau de moutons, aux ordres de ses prêtres. Disons tout sans les prêtres catholiques, la race irlandaise serait exterminée ou avilie depuis longtemps.

Voilà d'où venait la force de l'abbé. Heureux le candidat qui, dans les élections municipales, peut s'assurer le concours des poings irlandais! son élection est certaine. Acacia le savait, et il alla rendre visite à Carlino. L'Italien était ambitieux. L'espoir d'obtenir, par l'influence d'Acacia, une cure, peut-être même une mitre d'évêque, le décida. Il promit le concours de ses Irlandais, et Acacia s'engagea de son côté à tenir à leur disposition pendant huit jours six tonneaux de bière, deux cents jambons et deux barils de whiskey.

En rentrant chez miss Alvarez, Acacia trouva Jeremiah Anderson et Lewis qui l'attendaient. La belle Julia leur tenait compagnie. L'Anglais, plongé dans la douce ivresse de l'amour, répondait à peine aux plaisanteries de Jeremiah. De son côté, Julia, qui était la coquetterie même, prenait plaisir à troubler par ses regards son grave et naïf adorateur. Dès son entrée, Acacia s'en aperçut, et en fut blessé.

- Elle ne m'aime pas, pensa-t-il, et il ne réfléchit pas qu'il n'était plus lui-même l'amant des anciens jours. Cependant il baisa tendrement la main de sa maîtresse et serra celle de ses amis.

-Tout va bien, dit-il, et nous gagnerons la partie.

- Quelle partie? demanda l'Anglais.

-Celle que nous jouons contre Craig. Dans ce pays, tout est matière à élection, à discussion, à bataille. Il ne meurt pas un chat sans que les journaux l'annoncent, et, s'il est mort d'indigestion, expliquent au public le menu de son dernier repas. C'est ce qui rend l'Amérique si amusante, que je conseillerai quelque jour à tous les hypocondriaques d'Europe de venir la visiter. En France, Lyon crève de rage de n'être point Paris; mais Oaksburgh n'envie rien à personne. On s'y prêche, on s'y injurie, on s'y tue comme à NewYork; personne n'a le spleen.

L'Angleterre ne manque ni de journaux, ni d'élections, ni de coups de poing, dit fièrement John Lewis.

- Il vous manque, dit Acacia, cinq ou six races et religions en

nemies, pour qui tout est champ de bataille. Chez vous, le bâton d'un policeman fait fuir plusieurs milliers d'hommes. Ici le policeman lui-même a des opinions politiques, et les soutient unguibus et rostro, c'est-à-dire à coups de poing et à coups de revolver. Vous verrez cela dans trois semaines, quand on élira le nouveau maire. Jeremiah, quel est ton candidat?

Toi, si tu veux.

— Grand merci. J'ai d'autres affaires. Est-ce que nous laisserons le champ libre à Craig? Mon cher ami, je veux que tu sois maire. Si ce coquin de Yankee est nommé, la place ne sera plus tenable.

- Je veux vivre en paix, dit Jeremiah. Dès que je serai maire, on criera sur les toits que je m'enrichis aux dépens du public, que j'emploie l'argent de la ville à réparer ma maison et le chemin qui y mène; si je fais poser des réverbères, on dira que je suis actionnaire de la compagnie des gaz; si je fais macadamiser la ville, que je suis intéressé dans l'entreprise; si j'envoie les policemen ramasser les ivrognes dans la rue, on criera contre ma tyrannie et mes prétoriens à un dollar par tête; si je parle en public, on me sifflera, ou, si l'on m'applaudit, le journal de Craig dira que je suis sifflé; si je bois un verre de vin avec des amis, on dira que je scandalise la ville par mon luxe et mes débauches, et si je ne bois que de l'eau, que je m'enivre à domicile. Je serai appelé tous les matins voleur, assassin, suborneur, adultère, ivrogne et Irlandais; deux fois par mois, je serai brûlé en effigie. Mon cher ami, fais maire qui tu voudras je suis prêt à combattre avec toi; mais pour briguer des fonctions publiques, je ne suis pas si sot.

:

As-tu tout dit, Jeremiah? Eh bien! tu seras maire en dépit de toi-même. C'est une lâcheté d'abandonner un ami dans le danger. Pourquoi ne t'offres-tu pas toi-même aux suffrages?

Parce que je suis étranger, et que les know-nothing, qui voteraient contre moi en faveur de Craig, te préféreront toujours à un Yankee. Si Craig devient maire, toutes mes entreprises s'en vont à vau-l'eau, car le monde est toujours pour le plus fort. Je serai obligé de le tuer comme un chien, en pleine rue, et c'est ce que je veux éviter. Je veux, si je le tue, avoir pour moi les témoins, les jurés et le peuple. Tu prétends vivre en paix! Imprudent! est-ce qu'on vit en paix quand on déplaît au parti dominant? Tu seras obligé ou de servir Craig à genoux, ou de résister seul après m'avoir laissé périr. Le lion vit en paix parce qu'on craint ses dents et ses griffes; mais l'agneau est toujours mangé par les loups ou par les hommes. Sois lion pour ne pas être agneau; ou si tu n'as pas le courage de combattre, sors du Kentucky, tu n'es pas digne de vivre au milieu de cette race généreuse qui a civilisé les Indiens à coups de carabine

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