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l'avait suivi jusque-là : tout à coup les monumens font défaut, et le voyageur, je veux dire l'historien, s'arrête déconcerté devant cette lacune qu'il n'a aucun moyen de franchir, tout en conservant la certitude que réellement l'histoire se prolonge bien au-delà du terme que l'on atteint. Les hommes ont été longtemps sans savoir écrire; quand ils l'ont su d'une façon rudimentaire, quand ils ont commencé à retracer leurs idées et leurs annales en peintures, en hiéroglyphes, en quipos, ces documens, dont rien n'assurait la conservation, se sont détruits, et il ne nous est parvenu de corps d'annales que pour les époques, relativement bien postérieures, où des colléges de prêtres, des rois, puissans, des aristocraties constituées, ont eu besoin de tenir registre des choses.

Tous les anciens peuples arrivés à un état de société qui comportât des annales se sont tournés du côté de leur passé, et, apercevant ce grand vide à l'origine, ont essayé de le combler. Quelques vagues traditions s'obscurcissant par la transmission de la mémoire, puis surtout l'imagination, y pourvurent. De là ces âges, de là ces jours, ces avatars, ces printemps perpétuels, ces longues durées de la vie, ces générations favorisées et ces années meilleures qui faisaient le regret et la rêverie du poète. Ce qui détermine le caractère de tant de légendes merveilleuses, c'est la tendance de tout ce qui vieillit à reporter au temps de la jeunesse la chaleur, le charme et la beauté. Sous cette illusion inévitable se colora l'origine des choses, dans des récits astreints d'ailleurs, par des souvenirs flottans, à quelques conditions communes. L'homme, par la constitution même de ses sens et de son esprit, est mis à toute sorte de faux points de vue, dont le plus vulgaire exemple est la croyance nécessaire au mouvement du soleil et au repos de la terre. De même le faux point de vue intellectuel et moral dont je parle l'obligea spontanément à grandir et à parer le passé. Rechercher dans les narrations antiques, dans les poésies primordiales, ce qui est issu du faux point de vue, et ce qui fut donné par des traditions qui surnageaient, est un travail dont on peut tenter l'ébauche, aujourd'hui que l'on connaît mieux l'état toujours relatif de l'esprit humain et certains vestiges des civilisations rudimentaires.

Il n'y a point, jusqu'à présent du moins, de mesure pour les intervalles du temps écoulé. Entre le moment où l'homme se mit à tailler des cailloux pour se faire des instrumens ou des armes et le moment où vous le trouvez occupé, sur les bords du Nil, à éri– ger des temples et des pyramides, et à y inscrire en hiéroglyphes ses souvenirs, est un très vaste espace. Cet espace s'accroît encore, s'il faut, comme tout l'indique, le couper par un événement géologique qui sépare l'humanité en deux groupes, l'un plus ancien et

plus voisin des rudimens, l'autre plus récent et plus développé. L'empire égyptien se donnait dix mille ans d'existence, lorsque ses prêtres conversaient avec Platon, et la critique actuelle, qui le suit avec toute certitude jusqu'à plus de quarante siècles, ne peut voir en ce dire une simple vanterie. C'est donc à un terme ainsi placé approximativement qu'il faut conduire les populations qui peu à peu s'élevèrent, du dénûment primitif, à l'immense et prospère organisation des empires de l'Égypte et de l'Asie. La route est tracée, on voit le point de départ, on connaît le point d'arrivée, des jalons même sont placés çà et là; mais une ignorance profonde cache les difficultés de la frayer, et, partant, les durées des étapes.

Non-seulement la notion d'une marche en une voie déterminée est acquise, mais encore on peut apercevoir avec netteté dans les linéamens généraux de quoi a été rempli l'immense espace parcouru, l'immense durée employée à jeter les fondemens d'un édifice dont les proportions futures étaient inconnues. Tous les arts nécessaires et beaucoup des arts utiles commencèrent alors. On fut occupé à donner satisfaction aux besoins les plus pressans de notre nature. C'était à la fois la chose la plus impérieusement commandée et la moins difficilement exécutée. De cette période datent les dé– buts de l'industrie, d'où émanent ensuite les autres développemens. Cet ensemble est la loi même de l'histoire que, dans quelque autre travail, je m'efforcerai de rattacher à la constitution de l'esprit humain, si bien qu'il a fallu nécessairement que l'évolution fût telle, sans permettre aucune interversion essentielle. Toujours est-il que les recherches nouvelles ont fait faire un grand pas à l'histoire, et ont montré sinon les événemens qui s'étaient passés dans l'espace antéhistorique, du moins la nature des œuvres matérielles et intellectuelles qui s'y étaient accomplies.

Les occupations de l'ère primitive étant de la sorte aperçues dans leur généralité, il est deux ordres d'explorations qui peuvent conduire à en reconnaître la succession graduelle et l'enchaînement régulier. Sans doute on ne saura jamais rien sur les événemens alors que les hommes combattaient contre les mastodontes, ou que les peuplades guerroyaient contre les peuplades, ou que les races supérieures commençaient à envahir le sol et à exterminer ou à disperser devant soi les races inférieures: ils sont effacés à jamais de la mémoire; mais si nous les connaissions, ils nous présenteraient un tableau très semblable à celui des guerres entre Mohicans et Hurons, et n'auraient d'intérêt qu'autant qu'ils serviraient à contrôler la marche progressive des races vers une civilisation meilleure. En lisant, par exemple, les débuts de l'histoire de France, on est saisi d'ennui et de dégoût au récit des luttes de ces princes mérovin

giens, sortes de loups humains qui ne sont occupés que de guerres, de proies et de partages; mais la véritable grandeur de cette histoire se révèle quand, écartant la monotonie apparente qui la recouvre, on cherche à voir comment les Germains se fondent parmi les GalloRomains, comment se transforment les institutions de l'empire, comment la féodalité commence, comment le pouvoir spirituel se dégage, comment les langues novo-latines sont en germe, comment en un mot l'ordre social nouveau sort des ruines de l'ancien. De même ici ce qu'il faut chercher, c'est par quels degrés l'homme primitif et dénué est parvenu, quand l'histoire entrevoit les premiers empires, à fonder de puissantes sociétés munies de toute sorte de ressources et de connaissances. Deux voies d'exploration sont, comme je l'ai dit, ouvertes : l'une est l'étude comparative des sociétés sauvages qui ont existé ou qui existent sur le globe, et leur classement méthodique; l'autre est l'étude des monumens de l'antique industrie, les vestiges de l'antique existence que l'on exhume du sein de la terre. C'est une archéologie qui se recommande aux méditations de l'historien.

La hache en silex, contemporaine des mastodontes, est le témoin le plus ancien. Nous n'avons rien qui soit plus humble que cet essai d'industrie, ni qui remonte plus haut. Se développer d'un germe et passer de phase en phase est le propre de toute vie et de tout ce qui provient de la vie. C'est ainsi que les sociétés, devenues la transformation héréditaire de la vie individuelle, sont assujetties à la loi de développement suivant les conditions de l'existence qui leur est propre. Le génie humain peut se vanter, comme d'une de ses plus belles découvertes, d'avoir déterminé, sur une durée connue qui ne dépasse guère quatre mille ans, la marche du phénomène et la direction du mouvement. L'astronome, sur un bout de courbe qu'il observe, calcule l'orbite entière d'un astre. C'est, on peut le dire, sur un bout seulement de la série que non pas la courbe (nous ne sommes plus ici en astronomie), mais l'évolution, malgré toutes les perturbations de lieux, d'événemens et de races, a été entrevue. Aussitôt une lumière s'est projetée sur le passé; une lumière plus indécise, mais réelle pourtant, s'est projetée sur l'avenir. Quand les races humaines ont débuté sur la terre, il était incertain si l'empire devait leur en appartenir; quand elles ont combattu entre elles pour le sol, pour les eaux, pour la conquête, il était incertain qu'il dût jamais sortir de là que des sociétés partielles, cantonnées et ennemies. Aujourd'hui la terre est conquise, et l'humanité absorbe peu à peu les sociétés partielles et les entraîne vers un but commun.

É. LITTRÉ.

UNE

ENTREPRISE MARITIME

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

I.

LE LIEUTENANT MAURY

INFLUENCE DE SON OEUVRE SUR LE COMMERCE ET LA NAVIGATION.

1. Explanations and sailing Directions, to accompany the Wind and Current Charts, seventh edition, Philadelphia 1855; - II. Wind and Current Charts; III. The Physical Geography

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of the sea, new edition, by M. F. Maury, LL. D., lieut. U. S. N., etc., New-York 1857. IV. Conference maritime tenue à Bruxelles pour l'adoption d'un système uniforme d'observations météorologiques à la mer.

Il est un chef général d'accusation sous le quel on se plaît trop souvent, chez nous, à ranger toutes les choses ayant trait à la marine, — le peu de popularité qu'elles rencontrent dans le pays. Cette accusation est injuste, car s'il est vrai que l'esprit public en France va peu de son propre mouvement aux informations sur cette matière, au moins doit-on reconnaître qu'il a rarement accueilli avec indifférence ces informations, lorsqu'elles se présentaient à lui. II serait plus exact de dire que nos populations de l'intérieur, et je ne parle ici que des classes éclairées, sont peu familiarisées avec les élémens divers qui constituent une marine. Non-seulement la partie technique leur en est absolument étrangère, ce qui n'est pas étonnant, et le langage nautique leur paraît à bon droit aussi bizarre qu'inintelligible, mais, ce qui est moins excusable, elles ignorent jusqu'aux plus essentiels de ces intérêts maritimes si intimement liés à la prospérité d'une nation de premier ordre, tandis qu'à côté

TOME XIV.

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de nous, en Angleterre, nous voyons les rouages de la puissance navale qui fait la grandeur du pays être connus de tout le monde, tandis que chacun s'y intéresse aux perfectionnemens possibles, et que de nombreuses publications spéciales ne semblent qu'un tribut naturel payé à la curiosité publique.

Un savant distingué a plusieurs fois déjà insisté dans ce recueil sur la remarquable proportion de progrès industriels qui ont signalé la première moitié du XIXe siècle. Je ne crains pas d'avancer que, de tous ces progrès, il en est peu qui aient plus complétement métamorphosé l'état préexistant que ceux accomplis dans la marine, et certes ce serait un sujet dont l'intérêt n'a pas besoin de commentaires que de suivre les diverses transformations au moyen desquelles l'humble caravelle d'un peu plus de cent tonneaux, sur laquelle Colomb franchissait l'Atlantique, est aujourd'hui devenue ce colossal Leviathan aux 23,000 tonneaux et aux 10,000 passagers. D'autre part, ce serait également une étude curieuse que de montrer, dans un passé encore près de nous, la révolution introduite par la navigation à vapeur, car l'on ne sait généralement pas assez, et je parle ici au point de vue du marin, dans quelles conditions toutes spéciales cette révolution s'est opérée: on se figure volontiers que la tendance actuelle de la marine est de généraliser l'emploi du steamer, et d'abandonner la voile pour la vapeur. Rien n'est plus faux, et l'entreprise du lieutenant Maury nous fournira l'occasion de présenter les nouveaux perfectionnemens de la navigation sous leur véritable jour.

Nous ne nous proposons pas d'envisager ici dans son ensemble l'immense progrès maritime de notre époque. Notre but est moins ambitieux et mieux défini : nous voulons montrer comment de nos jours la solution du grand problème de la navigation est double, comment la marine à voiles, loin de disparaître devant la marine à vapeur, s'est au contraire développée et perfectionnée depuis l'introduction de ce nouvel élément, et comment ses progrès se sont traduits par une entreprise à laquelle concourent aujourd'hui toutes les nations civilisées. Chose étrange, et qui ne fait que trop ressortir l'infériorité de notre esprit maritime en face de l'Angleterre et des États-Unis, cette entreprise, populaire chez les deux branches de la grande famille anglo-saxonne, est relativement encore peu connue en France; à peine venons-nous d'apprendre le nom du lieutenant Maury, nom pourtant désormais célèbre dans les annales de la science et de la navigation, nom dont les Américains sont fiers à bon droit, et que les Anglais savent apprécier comme il le mérite. Combien peu de personnes savent chez nous qu'un homme, qu'un simple officier d'une marine étrangère, par la seule force de sa vo

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