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auteurs sortent de leur tombe pour l'entretenir de croix, de potences, de lapidations, du satrape Oroste qui crucifia Polycrate, le tyran samien, de la mère d'Artaxerxès qui fit écorcher et mettre en croix son eunuque. Tout ce qui n'est pas exécution a cessé d'exister pour lui.

Pour les gourmets de ces bizarreries d'érudition, il serait impossible de trop recommander la Pseudodoxia. D'après le titre et le sujet du livre, on pourrait s'attendre à un écrivain agressif, dont la première pensée est de contredire; mais il n'en est rien. La nature de Browne est encore plus imaginative que critique, plus portée à créer qu'à détruire. S'il a écrit son traité sur les erreurs, ce n'est point pour le plaisir de les mépriser, c'est pour réjouir sa curiosité en les passant en revue. Avant de se décider à les réfuter, il se donne la satisfaction de tourner longtemps autour d'elles, de s'abandonner à tous les souvenirs qu'elles peuvent faire naître en lui, d'accorder audience à toutes les pensées, les conjectures et les rêveries qu'elles peuvent lui suggérer. C'est un magicien qui se plaît à user de sa baguette, et qui est sous le coup de ses évocations. Il a la foi poétique comme Coleridge la décrivait, la suspension momentanée d'incrédulité qui nous laisse croire à nos rêves comme à des réalités tant qu'ils sont devant nous. La Bible, l'histoire et la fable ont pour lui une vérité qu'elles n'ont plus maintenant pour personne. Le festin de Balthasar et l'instant exact où la reine entra dans la salle, la manière dont Jaël cloua à terre la tête de Sisara en lui perçant non pas le front, mais les deux tempes, la conduite précise de la femme de Putiphar, qui s'efforça seulement de retenir Joseph sans tous ces apprêts de nudité et de coucher qu'on a inventés, toutes ces choses ne sont pas seulement devant lui comme des événemens qu'il aurait vus la veille dans sa maison, ce sont des événemens qui ne cessent pas de se passer devant lui. Il connaît Moïse, Aaron ou César mieux que ses amis intimes, et il cite Sisyphe ou Tantale à l'appui de ses leçons d'anatomie : il les a disséqués en esprit, et il voit les muscles qui sont violentés par leur supplice. Cette tendance de son esprit nous apparaîtra plus vivement encore dans les ouvrages où Browne quitte la science pour la spéculation, et nous verrons à quel point sa philosophie et sa théologie en ont ressenti l'influence.

(La seconde partie à un prochain no.)

J. MILSAND.

L'ELKOVAN

PRÉLUDE.

La brise fait trembler sur les eaux diaphanes
Les reflets ondoyans des palais radieux;
Le pigeon bleu se pose au balcon des sultanes;
L'air embaumé s'emplit de mille bruits joyeux;
Des groupes nonchalans errent sous les platanes;
Tout rit sur le Bosphore, et seuls les elkovans (1)
Avec des cris plaintifs rasent les flots mouvans.

O pâles elkovans! troupe agile et sonore
Qui montes et descends sans trève le courant!
Hôtes doux et plaintifs des ondes du Bosphore,
Qui ne vous reposez comme nous qu'en mourant!
Pourquoi voler ainsi sans cesse dès l'aurore,
Et d'Asie en Europe, et de l'aube au couchant,
Jeter sans fin ce cri monotone et touchant?

Le peuple de ces bords vous vénère et vous aime;
Le pêcheur vous salue en jetant ses filets;
Les enfans du rivage et le chasseur lui-même
Ne déciment jamais vos rangs toujours complets.
Et quand le soleil tombe à l'horizon extrême,
L'odalisque, entr'ouvrant la vitre des yalis (2),
Vous suit d'un long regard à travers le treillis.

(1) Mouettes du Bosphore.

(2) Palais, villa sur le Bosphore.

N

On dit, ô voyageurs! que vous êtes les âmes
Des victimes sans nom qui dorment sous ces flots,
Corps souples et charmans d'ardentes jeunes femmes,
Dont la nuit et l'horreur étouffaient les sanglots,
Lorsque, cousus vivans dans des toiles infâmes,
L'eunuque les plongeait dans ce gouffre profond,
Muet comme la tombe et comme elle sans fond.

Voilà pourquoi, laissant vos corps sans sépulture
Servir sous les flots bleus de pâture au dauphin,
Vos mânes irrités errent à l'aventure,

Et, sans se consoler, volent, volent sans fin.
Voilà pourquoi, plaignant toujours votre torture,
Vous ne quittez jamais ce rivage embaumé
Où vous avez souffert, où vous avez aimé.

Et vous avez raison! car dans ce pauvre monde
On ne vit qu'où l'on aime, et la patrie est là!
Ici-bas, rien ne vaut le coin d'ombre profonde
Où d'un être adoré le cœur se révéla.
Que ce bonheur ait lui l'éclair d'une seconde,
Ou qu'il ait rayonné sur un long avenir,
L'âme en garde à jamais l'immortel souvenir.
Mais même sans l'amour tes rives sont si belles,
O Bosphore! et la main complaisante des dieux
Les revêt d'une grâce et d'une splendeur telles
Que l'étranger lui-même, à l'heure des adieux,
Sans en être attendri, ne peut s'éloigner d'elles,
Et devant ce ciel pur, ces flots et ces cyprès,

Dit : « Pourquoi donc partir? Le bonheur est tout près! »

Et moi, je fus aussi dans ta verte Arcadie!

J'ai contemplé tes cieux, j'ai contemplé tes mers;
J'ai reçu leur beauté dans mon âme agrandie;
J'ai versé dans tes flots mes pleurs les plus amers.
Mais lorsque sous le coup ma raison étourdie
Chancelait,... alors Dieu dans sa tendre pitié
Ouvrit derrière moi les bras de l'amitié.

Elkovans! elkovans que de fois, quand la brise
Ranimait à mes pieds le feu du narghilé,
N'ai-je pas écouté votre plainte indécise!...
Sous l'éperon de fer du caïque effilé,

La vague sanglotait comme un cœur qui se brise;

La lune, triste et pâle au bord du ciel bruni,
Se levait, et mon cœur plongeait dans l'infini.
Elkovans! elkovans! Je sais plus d'une histoire
Douce comme l'amour, triste comme la mort;
Une surtout! Je veux la dire à votre gloire.
Comme au sein de la mer une perle qui dort,
Elle repose encore au fond de ma mémoire;
Mais je veux la tirer de son humide écrin
Et montrer au soleil mon trésor sous-marin.

I.

C'était le soir, à l'heure où dans un ciel de braise
L'implacable soleil penche son front pâli;

Où, désertant Stamboul transformée en fournaise,
Le pacha cherche au loin le frais à son yali;

A l'heure où les harems vont respirer à l'aise
Aux Eaux-Douces d'Asie, ou, sans changer de bords,
Errent sous les cyprès dans les deux Champs-des-Morts.

A l'échelle bruyante où Top-Hané s'élève,

Les rameurs aux bras nus attendaient sur leurs bancs.
Deux femmes tout à coup débouchent sur la grève :
Tous veulent s'arracher les deux fantômes blancs.
Un seul des caïdjis à l'écart suit son rêve,
Et, sans s'inquiéter si c'est lui qu'on prendra,
Chante, et d'un doigt distrait frôle sa tamboura (1).

« Laisse la tamboura, lui dit l'une des dames,

Et quel que soit ton prix, jeune homme, conduis-nous. »
Le caïdji se lève, ajuste ses deux rames,

S'affermit sur ses pieds nus comme ses genoux,
Laisse à peine le temps de s'asseoir aux deux femmes,
Et d'un coup vigoureux de ses muscles de fer

Enlève et fait bondir son fardeau sur la mer.

Khanum (2), dit le jeune homme, où faut-il vous conduire?

Aïna dit alors à sa sœur Ghuzelli :

« Où voulons-nous aller? Pourvu que je respire,

Peu m'importe! montons à Hissar-Rouméli,

Si tu veux; nous verrons ensuite. » Et sans mot dire

(1) Mandoline turque.

(2) Madame, titre des femmes de qualité.

Le caïdji, robuste et docile à leurs vœux,
Remonta le courant d'un bras souple et nerveux,

Nul parmi les rameurs n'égalait sa prestesse;
On l'avait surnommé Djérid, et non sans droit.
Comme un long javelot, sa barque avec justesse,
Malgré l'onde et les vents, vers le but volait droit.
L'elkovan pouvait seul surpasser sa vitesse,
Et l'espadon agile, aux écailles d'argent,
Eût en vain essayé de le suivre en nageant.

Et la barque volait sur la vague calmée :
Chaque flot que fendait la proue au bec d'airain,
En fuyant à la mer, dansait comme une almée;
Puis, au bord lentement, d'un air grave et serein,
Les toits, les minarets de la rive animée,
Les collines d'Asie au gracieux contour,
Sous les yeux enchantés défilaient tour à tour.

Ils passèrent bientôt la plage où les Eaux-Douces
Déroulent leur vallon de verdure et de paix.
On y voyait au bord, sur des tapis de mousses,
Des harems accroupis sous les arbres épais,
Des arabas traînés par des bœufs sans secousses;
Des talikas (1) dorés passant comme un éclair:
Un murmure joyeux s'en élevait dans l'air.

« Nous fuirons, si tu veux, cette rive sonore,
Dit alors Aïna; restons ici plutôt.

Nous suivrons doucement le courant du Bosphore
Au caprice du vent, du caïque et du flot.
Vois! le soleil est loin de se coucher encore. >>

Elle dit, et la barque, immobile un instant,

Les remporta sans bruit sur son chemin flottant.

Quel bonheur de glisser sur l'eau bleue et profonde,
Entre le double azur de la mer et des cieux,

Ainsi que l'albatros, qui vole en rasant l'onde!
Quel bonheur de voguer frais et silencieux,
De regarder le ciel en oubliant le monde,
Et de poser la tête en rêvant au doux bruit
De la brise qui passe et de l'eau qui s'enfuit!

(1) Voiture légère.

TOME XIV.

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