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LA

COMTESSE D'AHLEFELDT

ET LE POÈTE IMMERMANN

LE ROMAN DANS LA SOCIÉTÉ ALLEMANDE.

Graefin Elisa von Ahlefeldt, die Gatlin Adolphs von Lützow, die Freundin Karl Immermann's. Eine Biographie, von Ludmila Assing; 1 vol., Berlin 1857.

Il y a trois ans, une femme qui avait porté un nom célèbre en Allemagne, Mme la comtesse d'Ahlefeldt, épouse divorcée de M. Adolphe de Lützow, un des héros de la guerre de 1813, s'éteignait tristement au milieu d'un petit nombre d'amis, et la nouvelle de sa mort éveillait chez beaucoup d'esprits le souvenir confus d'une douloureuse histoire. La société prussienne sous la restauration avait été fort émue des aventures de la comtesse d'Ahlefeldt. Mariée à l'intrépide commandant de ces corps francs chantés par Théodore Koerner, elle s'était séparée de lui après quatorze ans de mariage, et vers cette même époque elle se liait d'une étroite amitié avec le généreux poète Charles Immermann. Le monde est peu disposé à interpréter dans un sens pur ces délicates relations du cœur et de la pensée. On se demandait en souriant ce qui avait pu rapprocher ainsi la grande dame et ce poète enfant de ses œuvres. La comtesse d'Ahlefeldt, aux yeux de beaucoup de gens, n'était pas seulement la muse, la Béatrice respectueusement invoquée par l'auteur d'Alexis

TOME XIV.

-

15 AVRIL 1858.

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et de Ghismonda, et quand Immermann se maria, en 1839, avec Mile Marianne Niemeyer, plus jeune que lui de vingt-cinq ans, bien des regards malveillans crurent découvrir sur le visage de l'amiedélaissée du poète les signes du dépit et de la honte.

Hélas! ce n'étaient pas les signes du dépit, c'étaient les traces d'une pure et sainte souffrance. La vie de la comtesse d'Ahlefeldt renferme un de ces combats intérieurs comme les grands poètes ont aimé à les peindre, comme on les peignait surtout avec mille nuances délicates dans notre littérature du XVIIe siècle. En lisant certains traits de la vie de la comtesse d'Ahlefeldt, on songe involontairement à Zaïde, à la princesse de Clèves, ou bien à ces tendres figures, Bérénice, Atalide, dont Racine a si mélodieusement chanté les subtiles douleurs.

Une jeune femme qui a connu Mme la comtesse d'Ahlefeldt dans les dernières années de sa vie, Mile Ludmila Assing, vient de raconter avec amour cette singulière et romanesque destinée. Ce n'est pas seulement un portrait de souvenir qu'a tracé Mile Assing; elle a pu recueillir sur son héroïne les traditions les plus certaines. Mile Ludmila Assing est la fille de Mme Rosa-Maria Assing, sœur du célèbre écrivain M. Varnhagen d'Ense, dont Goethe a vanté les biographies, et qui a si bien décrit dans ses Mémoires la société allemande sous l'empire et la restauration (1). M. Varnhagen d'Ense, le biographe des généraux et des poètes, était lié avec la plupart des personnages qui jouent un rôle dans la vie de la comtesse d'Ahlefeldt. Sa sœur, Mme Rosa-Maria Assing, avait été l'amie d'Uhland, de Chamisso, de Gustave Schwab et de Justinus Kerner. Esprit brillant, imagination ingénieuse et légèrement fantasque, Mme Assing, ainsi que sa belle-sœur Rachel de Varnhagen, présidait comme une reine ces réunions d'élite, j'allais presque dire ces cours d'amour et de poésie qui jetèrent tant d'éclat, il y a une trentaine d'années, dans les principales villes de l'Allemagne du nord. A Düsseldorf, à Berlin, à Hambourg, Mme Assing, par le seul attrait de sa grâce et de son esprit, groupait autour d'elle les jeunes écrivains romantiques, aussi bien que ces intelligences choisies qui, sans appartenir à la littérature active, se passionnaient pour le renouvellement de l'art. J'ai prononcé le nom des cours d'amour; c'était l'idéal de Mme Assing, et dans ses rêves d'artiste elle évoquait volontiers, d'après les troubadours, ces souvenirs de la Provence du moyen âge. Elle voulait donner un rôle à la femme, non pas dans les travaux de la littérature, mais dans l'éducation des écrivains et des poètes. Une

(1) Voyez, sur la vie et les œuvres de M. Varnhagen d'Ense, une étude publiée ici mème, 15 juin 1854.

femme si curieusement initiée à la vie sociale de son temps, si attentive à toutes les choses de l'art et du cœur, avait dû suivre avec une sympathie particulière le roman d'Immermann et de la comtesse d'Ahlefeldt. Aujourd'hui que Mme Assing n'est plus, sa fille était mieux préparée que personne à raconter ces touchantes aventures, et nous pouvons nous fier à la fidélité de son récit. Mile Ludmila Assing acquitte ici la dette de sa mère et la sienne propre. Tous les papiers laissés par Mme la comtesse d'Ahlefeldt, ses lettres, ses confidences, maints documens précieux ont été confiés au biographe par des mains amies, et ce portrait fidèle d'une femme d'élite, cette révélation. d'un roman réel où de nobles cœurs sont en jeu, forme en même temps tout un chapitre de l'histoire sociale et littéraire de l'Allemagne au XIXe siècle.

I.

Élisa-Davidia-Margaretha, comtesse d'Ahlefeldt-Laurwig, naquit le 17 novembre 1790, au château de Trannkijör en Danemark. Elle descendait d'une vieille famille de gentilshommes danois, élevés au rang de comtes de l'empire, en 1665, par l'empereur d'Allemagne Léopold Ier, et à qui le roi de Danemark Christian V, en 1672, avait donné dans ses états le comté de Langeland. Son père jouissait d'une grande faveur auprès du roi Christian VII, qui venait souvent le visiter dans son splendide château de Trannkijör, aux bords de la mer. Sa mère, Louise-Charlotte d'Hedemann, appartenait à la noblesse du Holstein. Danoise par son père, allemande par sa mère, Élisa d'Ahlefeldt fut initiée de bonne heure à la culture germanique, et c'est vers l'Allemagne qu'elle se tournera d'année en année, comme vers la patrie de son âme. Une institutrice allemande, Marianne Philippi, paraît avoir exercé sur elle une décisive influence; après avoir été le guide de sa jeunesse, elle est demeurée son amie et son soutien dans les plus cruelles épreuves de la vie. Marianne Philippi s'appliquait à développer les sérieuses dispositions de cette jeune intelligence avide du beau et du vrai. Le comte Ahlefeldt était un homme de plaisir : la chasse, la table, les réunions joyeuses, occupaient toute sa vie; il n'y avait pas de semaine où des voisins de châteaux, des seigneurs de la cour, ne vinssent chasser à Trannkijör et jouir de la prodigue hospitalité de l'ami du roi. Au milieu de ce brillant tumulte, une âme profonde et rêveuse s'ouvrait avec ravissement aux merveilles du monde idéal. « Les plus belles heures que j'aie passées au château de Trannkijör, disait plus tard la comtesse d'Ahlefeldt, ce sont celles où, seule dans ma chambre avec Marianne, contemplant de la fenêtre le spectacle de la mer et les jeux sans cesse

et de Ghismonda, et quand Immermann se maria, en 1839, avec Mlle Marianne Niemeyer, plus jeune que lui de vingt-cinq ans, bien des regards malveillans crurent découvrir sur le visage de l'amie délaissée du poète les signes du dépit et de la honte.

Hélas! ce n'étaient pas les signes du dépit, c'étaient les traces d'une pure et sainte souffrance. La vie de la comtesse d'Ahlefeldt renferme un de ces combats intérieurs comme les grands poètes ont aimé à les peindre, comme on les peignait surtout avec mille nuances délicates dans notre littérature du XVIIe siècle. En lisant certains traits de la vie de la comtesse d'Ahlefeldt, on songe involontairement à Zaïde, à la princesse de Clèves, ou bien à ces tendres figures, Bérénice, Atalide, dont Racine a si mélodieusement chanté les subtiles douleurs.

Une jeune femme qui a connu Mme la comtesse d'Ahlefeldt dans les dernières années de sa vie, Mlle Ludmila Assing, vient de raconter avec amour cette singulière et romanesque destinée. Ce n'est pas seulement un portrait de souvenir qu'a tracé Mlle Assing; elle a pu recueillir sur son héroïne les traditions les plus certaines. Mile Ludmila Assing est la fille de Mme Rosa-Maria Assing, sœur du célèbre écrivain M. Varnhagen d'Ense, dont Goethe a vanté les biographies, et qui a si bien décrit dans ses Mémoires la société allemande sous l'empire et la restauration (1). M. Varnhagen d'Ense, le biographe des généraux et des poètes, était lié avec la plupart des personnages qui jouent un rôle dans la vie de la comtesse d'Ahlefeldt. Sa sœur, Mme Rosa-Maria Assing, avait été l'amie d'Uhland, de Chamisso, de Gustave Schwab et de Justinus Kerner. Esprit brillant, imagination ingénieuse et légèrement fantasque, Mme Assing, ainsi que sa belle-sœur Rachel de Varnhagen, présidait comme une reine ces réunions d'élite, j'allais presque dire ces cours d'amour et de poésie qui jetèrent tant d'éclat, il y a une trentaine d'années, dans les principales villes de l'Allemagne du nord. A Düsseldorf, à Berlin, à Hambourg, Mme Assing, par le seul attrait de sa grâce et de son esprit, groupait autour d'elle les jeunes écrivains romantiques, aussi bien que ces intelligences choisies qui, sans appartenir à la littérature active, se passionnaient pour le renouvellement de l'art. J'ai prononcé le nom des cours d'amour; c'était l'idéal de Mme Assing, et dans ses rêves d'artiste elle évoquait volontiers, d'après les troubadours, ces souvenirs de la Provence du moyen âge. Elle voulait donner un rôle à la femme, non pas dans les travaux de la littérature, mais dans l'éducation des écrivains et des poètes. Une

(1) Voyez, sur la vie et les œuvres de M. Varnhagen d'Ense, une étude publiée ici mème, 15 juin 1854.

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femme si curieusement initiée à la vie sociale de son temps, si attentive à toutes les choses de l'art et du cœur, avait dû suivre avec une sympathie particulière le roman d'Immermann et de la comtesse d'Ahlefeldt. Aujourd'hui que Mm Assing n'est plus, sa fille était mieux préparée que personne à raconter ces touchantes aventures, et nous pouvons nous fier à la fidélité de son récit. Me Ludmila Assing acquitte ici la dette de sa mère et la sienne propre. Tous les papiers laissés par Mme la comtesse d'Ahlefeldt, ses lettres, ses confidences, maints documens précieux ont été confiés au biographe par des mains amies, et ce portrait fidèle d'une femme d'élite, cette révélation d'un roman réel où de nobles cœurs sont en jeu, forme en même temps tout un chapitre de l'histoire sociale et littéraire de l'Allemagne au XIXe siècle.

I.

Élisa-Davidia-Margaretha, comtesse d'Ahlefeldt-Laurwig, naquit le 17 novembre 1790, au château de Trannkijör en Danemark. Elle descendait d'une vieille famille de gentilshommes danois, élevés au rang de comtes de l'empire, en 1665, par l'empereur d'Allemagne Léopold Ier, et à qui le roi de Danemark Christian V, en 1672, avait donné dans ses états le comté de Langeland. Son père jouissait d'une grande faveur auprès du roi Christian VII, qui venait souvent le visiter dans son splendide château de Trannkijör, aux bords de la mer. Sa mère, Louise-Charlotte d'Hedemann, appartenait à la noblesse du Holstein. Danoise par son père, allemande par sa mère, Élisa d'Ahlefeldt fut initiée de bonne heure à la culture germanique, et c'est vers l'Allemagne qu'elle se tournera d'année en année, comme vers la patrie de son âme. Une institutrice allemande, Marianne Philippi, paraît avoir exercé sur elle une décisive influence; après avoir été le guide de sa jeunesse, elle est demeurée son amie et son soutien dans les plus cruelles épreuves de la vie. Marianne Philippi s'appliquait à développer les sérieuses dispositions de cette jeune intelligence avide du beau et du vrai. Le comte Ahlefeldt était un homme de plaisir la chasse, la table, les réunions joyeuses, occupaient toute sa vie; il n'y avait pas de semaine où des voisins de châteaux, des seigneurs de la cour, ne vinssent chasser à Trannkijör et jouir de la prodigue hospitalité de l'ami du roi. Au milieu de ce brillant tumulte, une âme profonde et rêveuse s'ouvrait avec ravissement aux merveilles du monde idéal. « Les plus belles heures que j'aie passées au château de Trannkijör, disait plus tard la comtesse d'Ahlefeldt, ce sont celles où, seule dans ma chambre avec Marianne, contemplant de la fenêtre le spectacle de la mer et les jeux sans cesse

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