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rant avec quelle inconscience l'égoïsme masculin étalait là, sans fard, ses exigences de bon vivant. Malgré son aplomb, Marc devina la moquerie subtile du regard et, décontenancé, s'en fut au bridge tenter dame fortune. Bientôt les tables de jeu furent au complet; seul, Stéphane d'Ercigny, retiré à l'écart, rêvait ou pensait. Le marquis, en pleine étude de mœurs, voulut tâter ce silencieux, presque un justicier en ses heures de franchise. Sa valeur personnelle lui en donnait le droit; sur la poitrine du jeune officier brillait la médaille coloniale. Le marquis l'interpella :

Vous ne jouez pas, lieutenant? Rêvez-vous au pari dont Mile Carmen est l'enjeu?

Le ton était badin, Stéphane d'Ercigny regarda le marquis sérieusement.

-Me mépriseriez-vous, si je vous disais, à vous, que mes moyens ne me permettent ni de rêver, ni d'être amoureux?

Cela dépend. Votre ami de Choudy me l'assurait, il n'y a qu'un instant, et il a soixante mille livres de rentes.

Opérons la douloureuse soustraction de cinquante-sept mille et vous aurez l'état de mes finances. Avec cette misère, chantée par les poètes, croyez-vous qu'on soit bien à même d'écouter son cœur?

- Vous savez, mon cher enfant, ce que parler veut dire. Si j'ai flétri tantôt le jouisseur à outrance qui ne voit dans le mariage qu'une somme à encaisser pour ses menus plaisirs, je compatis d'autant plus vivement aux exigences de la vie qui forcent un homme de cœur à taire ses préférences dans le grave souci du foyer à fonder. Celui-là, croyez-le, a toute ma sympathie, presque mon respect!

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Et la voix se fit sympathique pour questionner :

En êtes-vous là, mon pauvre enfant?

Stéphane soupira.

- En écoutant, tout à l'heure, les propos fous échangés..., ce nom de femme jeté en pâture, ce pari, j'étais bouleversé ! J'aurais voulu avoir les droits du frère, de l'ami, pour défendre l'insultée, flageller ces impudents et leur crier mon mépris! Est-ce de l'amour?... Je l'ignore et ne veux pas le savoir.

Ce n'est peut-être que la simple révolte d'un cœur droit devant une lâcheté commise.

- Peut-être.

- Connaissez-vous Mlle de Rocheservan?

Qui ne la connaît! C'est une charmeuse, dont il faut admirer l'esprit étincelant et déplorer la sécheresse du cœur.

Qu'en savez-vous?

Une coquette n'a pas de cœur. C'est un axiome éprouvé.
Qui sait, elle se défend peut-être d'en trop avoir.

Vous la connaissez donc bien intimement?

Non, mais systématiquement je bats en brèche les réputations toutes faites.

Stéphane demeura rêveur quelques minutes, puis, chassant le souci évoqué, il conclut :

Peut-être avez-vous raison, mais en ce qui me concerne, cette étude psychologique me paraît superflue; Mile de Rocheservan n'est, à aucun point de vue, la femme à souhaiter.

- Vous préférez l'abandonner au prince charmant?

Une souffrance crispa un instant la sérénité de ce front de penseur, mais il ne broncha pas sous la piqûre de jalousie.

<< Voilà un homme! » se dit le marquis. Et comme il prenait congé des jeunes gens, M. de Sauzac eut pour Stéphane un regard si approbatif, une poignée de main si chaleureuse que, tout en le reconduisant, Gaston de Casteljac le plaisanta sur son subit engouement:

Celui-là, vois-tu, mon cher enfant, mériterait d'avoir vécu de mon temps.

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Voilà un éloge dont vous n'avez jamais gratifié ni moi, ni mes amis.

J'aurais été fort en peine; c'est que vous ne le méritez guère ni les uns ni les autres... Hum! Pas brillants tes amis ! Quel égoïsme. Et cette façon de parler des femmes... pouah!

Ils valent mieux qu'ils ne paraissent, je vous assure, mon bon oncle. Faites la part du feu..., de la pose.

Jolie, la pose!

Je vous l'accorde. Rien ne peut décrire la rosserie d'une réunion de jeunes gens, c'est reconnu, mais prenez-les chacun séparément; vous ne les reconnaitrez pas.

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- C'est heureux! Et Marc de Choudy? Et Raoul? Et...

Tous y passeront, je vois ça... De bons garçons, pourtant,

je vous le certifie, sous leur enveloppe un peu fruste.

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Tu appelles ça fruste? De vulgaires jouisseurs, oui.

Allons, allons, mon oncle, vous êtes de parti pris; l'avenir vous donnera tort, vous verrez.

Le ciel t'entende! jeta en adieu le marquis peu convaincu.

IV

Sur la route de Tours à Vouvray, c'est le printemps, le délicieux printemps de Touraine, avec sa joie de vivre, qui met des pleurs dans les yeux en rêve, et des sourires roses à toutes les branches du chemin. L'allée serpente et s'assombrit sous la voûte des chênes aux troncs noueux.

Voici qu'apparaît le poétique abri des dernières descendantes de hauts et puissants sires de Nérac. Massive et superbe, la tour des Hiboux dresse ses créneaux, fière de sa vétusté séculaire, flanquée de ses ruines romantiques dont les pierres vermoulues et mousseuses racontent l'œuvre du temps. Là, Sabine et sa tante, riches de noblesse et de considération, vivent pauvrement des miettes d'une fortune jadis opulente et réduite à la misère dorée par suite de placements malheureux, que la mort prématurée des parents de Sabine a su rendre plus encore irréparable.

Sabine prenait assez philosophiquement son parti de l'infortune présente, mais Me de Nérac, habituée au luxe d'antan, déplorait amèrement cette situation précaire, qui l'avait tout dernièrement encore forcée à quitter définitivement Paris qu'elle aimait, pour se réfugier dans ce dernier vestige des splendeurs d'autrefois.

Mile de Nérac, qui est la grande-tante de Sabine, a encore grande allure. Seuls, le nez transparent, les yeux perçants en vrille et la personne anguleuse, inspirent quelque doute, quant à la douceur du caractère, mais sa distinction est réelle. Sa nièce lui rend justice, à l'occasion. Cependant, aujourd'hui, le vent souffle en révolte, car ce matin de mai, Sabine, en jupe courte et petit feutre sur l'oreille, reçoit de sa tante une austère mercuriale.

- Si la bicyclette est, à votre avis, un sport si condamnable, pourquoi, ma tante, avez-vous donné à Eliane de Bauge l'autorisation de m'en faire présent? Il fallait refuser.

Le pouvais-je? devant la joie que tu montrais sans aucun tact..., à moins de passer pour un cerbère.

- Ma tante, il fallait avoir le courage de vos opinions; et, pour une fois que pareille condescendance vous arrive, autant en profiter, maintenant que le mal est fait, si mal il y a toutefois, car je ne vois pas comment pédaler en rase campagne est un exercice contraire à mon salut éternel.

- La bicyclette, je ne dis pas, mais le costume! Et la vieille fille leva au ciel des yeux révulsés.

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N'est pas décent.

Sabine bondit.

Pas décent? cette jupe! La culotte, je ne dis pas, et encore ! Mais cette jupe! C'est à déconcerter; vous trouveriez des péchés sous un œuf à la coque, vous, ma tante... Qu'est-ce, au juste, que la décence?

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Mais quoi? Alors quoi? Il faut pourtant bien que je m'explique une fois pour toutes sur cette... innommable vertu.

Mlle de Nérac, son flacon de sels sous le nez, fait de vains efforts pour surmonter une suffocation imminente. Sabine en profite pour continuer, avec un sang-froid superbe :

Oui, qu'est-ce au juste que l'innommable? Eh bien, ma tante, voulez-vous que je vous dise...

Mille de Nérac pousse un cri inarticulé.

L'innommable est une affaire de convention, pas autre chose! Ainsi vous, ma tante, sans vous en douter, vous manquez en ce moment à la plus élémentaire pudeur... chinoise.

Cette assertion paraît consterner la vieille demoiselle.

Vous montrez votre pied, or montrer son pied en Chine est le comble de l'impudeur.

Sortez, malheureuse!

Sabine, qui ne demande que cela, se hâte de déguerpir, en riant sous cape. Sans frapper, elle pénètre dans la chambre à coucher de son amie Hélène, son inséparable, la seule dont l'isolement, la réserve et le manque de fortune aient trouvé grâce devant la terrible tante. Cette mansuétude est d'autant plus appréciée par Hélène de Rougemont, que pour la pauvre orpheline, le couvent serait le seul refuge de sa jeunesse isolée.

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Une minute de plus, j'étais pulvérisée.

Tu l'as encore fâchée? dit Hélène, un reproche dans la voix. Que veux-tu, je n'ai pas la douceur. J'ai tort, mais elle est si étonnante, ma tante, avec sa façon d'envisager les choses les plus simples; elle me forcerait à voir du mal où il n'y en a pas. Ecoute, je vais filer chez Liane; je compte sur toi pour amadouer ma tante d'ici mon retour: David apaisant les fureurs de Saül. Et si je ne réussis pas?

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Rien ne résiste à ton empire. Ne t'ennuie pas trop sans moi, je reviendrai de bonne heure.

-Ne te prive pas pour moi, tu sais que je ne m'ennuie jamais... Mon ouvrage et mes livres suffisent à mon bonheur.

Tandis que moi, il me faut de l'espace, du bruit, du mouvement. Ah! si seulement j'étais née écuyère de cirque!

En voilà une ambition!

Oui, c'est peut-être pas très hurph! ce que je dis là, mais pour faire enrager tante Zozie, je me sens des appétits de roture, à faire ressusciter tous mes aïeux! Viens m'aider à gonfler mon pneu.

Les deux amies descendirent sur la pointe du pied. Avec des soins maternels, Sabine mit en état sa machine et, malgré les objurgations de la tremblante Hélène, partit à toute allure...

Ah! qu'il faisait bon fendre l'air, oublier tante Zozie et sa mesquine envergure d'idées. Sabine ne pensait plus à rien qu'à cette brise qui fouaillait ses frisons fous, à cet air pur qui sentait bon les fleurs, au plaisir de la vitesse. Entre les haies fleuries, les petits pieds s'escrimaient fins et menus, la jupe bouffait au vent et sous le voile de gaze, les yeux riaient d'enfantine joie.

Plus vite, plus vite, et la bicyclette lancée sur la descente vertigineuse, de la vitesse acquise franchit la montée plus ardue. Sabine triomphait. Déjà se profilaient au loin les pavillons des Saules, mais soudain... pffut!... Qu'est cela? La roue grince et s'alourdit... Sabine, inquiète, descend... Hélas! le pneu aplati révèle la catastrophe.

Que faire? Volontiers, Sabine s'arracherait les cheveux et, piteuse, elle s'apprête à remorquer le chétif instrument. << Si ma tante me voyait! » pensa-t-elle tout haut.

Un éclat de rire à peine réprimé accueillit la réflexion. Rouge de colère, Sabine se retourne, déjà prête à la riposte, mais reste bouche bée devant une apparition qu'elle s'attendait peu à voir s'évoquer en pleine campagne, au-dessus d'une haie. - Aurais-je l'honneur, Mademoiselle, de vous voir accepter mes très humbles services?

Et un jeune homme en costume de voyage, l'allure distinguée, chapeau bas, attendait sa réponse.

Sabine restait perplexe. L'image de sa tante, foudroyant du regard cette rencontre inopinée, lui imposait la plus grande circonspection, mais d'un autre côté, la perspective d'avoir à remorquer jusqu'aux Saules, sa bicyclette hors de service, lui apparaissait de très mince agrément. Que faire? Son embarras se lisait si comique sur sa figure mobile, qu'un sourire vint aux lèvres du jeune homme amusé.

Permettez-moi de me présenter moi-même Sylvain de Keramour; je me rends au château des Saules.

- Vous êtes le cousin dont Liane m'a parlé, constata Sabine soulagée, ah! tant mieux!

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