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quez, quelques pages de Shakespeare, Lamartine, Musset, donnent une plus forte sensation d'idéal que des bibliothèques entières, que des milliers de tableaux; puisqu'il règne de telles différences entre un diamant et un autre diamant, entre tel et tel opéra, entre la pensée de celui-ci et la pensée de celui-là, c'est peut-être une question de savoir si, de la part d'un grand homme ou d'une beauté royale, quelques mois d'amitié ne valent pas des années d'amitié, je ne dirai pas d'une personne distinguée, mais d'une personne médiocre. Il y a eu, il y a, il y aura toujours des êtres extraordinaires pour lesquels trois mois représentent l'éternité, et qui la reflètent, toute palpitante de bonheur, aux yeux de ceux qu'ils aiment. Le royaume du sentiment n'est pas non plus le royaume de l'égalité; on n'y applique pas à tous la même arithmétique, et les raisons qui dominent en cet étrange pays ne semblent guère celles que la raison générale connaît.

La duchesse de Rauzan succéda à sa mère comme la photographie succède au tableau de maître qu'elle reproduit. Réunir des hommes supérieurs ne suffit point pour fonder un salon original, pas plus qu'il ne suffit d'avoir des soldats exercés pour posséder une armée il y faut encore le chef, la directrice qui impose sa volonté, maintient de haut l'unité d'inspiration, affirme sa personnalité, fait prévaloir une discipline formelle ou occulte. Celui-là gouverne avec l'épée, symbole de sa force; celle-ci avec son éventail, sa grâce, une diplomatie couronnée de roses ses causeurs ne savent pas où ils vont, et ils vont au but qu'elle s'est fixé; ils croient qu'elle ne cherche qu'à les amuser, et ils ne sont, bien souvent, que des instruments de règne. Ils travaillent à sa gloire dans le présent et dans l'avenir; car c'est encore un des avantages du salon de mettre en lumière des talents, des qualités qui, sans lui, demeureraient profondément ignorés; il est en quelque sorte pour ceux-ci joaillier, sculpteur; il leur tient lieu de presse et d'opinion publique.

Durant la vie de sa mère, Clara, duchesse de Rauzan, avait paru n'attacher qu'une mince importance aux lettres, et, faisant allusion à cette disposition un peu frivole, au teint couperosé de sa sœur la comtesse de La Rochejacquelein, quelque mauvais plaisant affirma que la duchesse de Duras avait trois filles: Ourika, Bourika, Bourgeonika. Mme de Rauzan connut-elle le sobriquet? Peut-être; en tout cas, elle fit peau neuve, se piqua de bel esprit, d'amour platonique, de peinture, de petite musique. On vit bientôt chez elle se former deux sociétés toutes différentes, l'une nombreuse, brillante et vide; l'autre composée de littérateurs, d'hommes politiques, d'artistes, avec quelques femmes

spirituelles la comtesse Potocka, la baronne de Meyendorf, la comtesse Apponyi, etc., pour donner la réplique aux causeurs. Parmi ceux-ci : Villemain, Salvandy, Sainte-Beuve, Listz, le baron d'Eckstein, le docteur Koreff, Berryer, le vicomte de Falloux qui passait pour un modèle du bien dire et du bien faire. Eugène Suë, alors ardent royaliste, fut un instant le lion de ce salon; on l'écoutait avec curiosité, on réprimait à peine quelques sourires à la vue des diamants dont il surchargeait ses doigts, ses manchettes et cravates. Alfred de Musset fréquenta aussi chez la duchesse, que le talent du poète pour la caricature mettait en joie au moins autant que ses vers.

Les bévues d'Eugène Suë me remémorent un apologue de Mme de Girardin, qui met en scène un homme très infortuné, c'est-à-dire un homme bien élevé que désespèrent continuellement les vulgarités, la discourtoisie des Philistins, leur manque de tact. A cet homme si accompli, à cette sensitive sociale, une vertu cependant fait défaut la sérénité, l'indulgence, l'habitude de remarquer les erreurs du voisin sans en être blessé jusqu'au fond de l'âme. Il y a, dans la société, une infinité de questions qui doivent se résoudre par un sourire, et l'axiome du philosophe : « Je ne méprise presque rien », mériterait de devenir aussi la devise des gens du monde.

Victor DU BLED.

LE MOYEN DE PARVENIR EN LITTÉRATURE

La profession d'homme de lettres devrait être une des plus nobles entre toutes. La littérature est un art, et l'art ne va pas sans un absolu désintéressement un véritable artiste n'a souci que de la beauté et de la vérité. Alors que les autres hommes ne travaillent que pour gagner de l'argent, un artiste se préoccupe avant tout de réaliser, le plus parfaitement qu'il pourra, un idéal. Faire triompher des idées qui lui sont chères, c'est son ambition. Un La Bruyère abandonne tout naturellement à son éditeur les droits que rapporteront les éditions des Caractères, afin que l'éditeur puisse doter sa fille il a écrit son livre, parce qu'il cédait, en l'écrivant, au besoin de peindre ce qu'il avait vu, et de fixer ce qu'il avait observé, et non pour s'enrichir. Les littérateurs qui se formaient de la littérature une telle conception n'étaient pas rares autrefois. Quand on relit les Lundis et les Portraits de Sainte-Beuve, on sent, pour ainsi dire, à chaque ligne, quelle haute idée il avait de sa profession, et l'on sait que Paul de SaintVictor pratiquait, en toute sincérité, la littérature comme une religion. Il ne faut même pas remonter si haut pour chercher de si beaux exemples. Si les romantiques livrèrent bataille contre les pseudo-classiques pour des raisons uniquement littéraires, on trouverait sans peine que, parmi les hommes de quarante à soixante ans, qui sont aujourd'hui des maîtres, la plupart ne se consacrèrent aux lettres que sous la force d'une vocation irrésistible: ils eurent des débuts pénibles, il les supportèrent courageusement, parce ces débuts pénibles leur étaient comme un orgueil, et que le désir de bien faire et la conscience de leur valeur les empêchait de songer aux misères pécuniaires.

Aujourd'hui, il en va bien autrement, et les jeunes générations, dont je suis, ce qui me permet d'en parler congrûment, sont pauvres en véritables artistes. Certains de nos ainés avaient acquis une fortune par leur plume: leurs romans avaient atteint de fabuleux tirages. La profession d'homme de lettres ne parut

plus une de ces redoutables professions qui ne nourrissent jamais leur homme non seulement elle le nourrissait, mais elle lui procurait des rentes et des honneurs. Avec quelle angoisse un père et une mère découvraient jadis que leur fils voulait être poète, ou romancier, et quels obstacles ils opposaient à ses Jeunes illusions, et par quelles sombres prédictions ils tâchaient de l'éloigner d'une carrière si dangereuse! On lui prophétisait le sort des Malfilâtre et des Gilbert. Maintenant, les parents sont moins féroces! La littérature ne les effraie plus, c'est une carrière profitable; on tient boutique littéraire comme on tient boutique de commerce, mais tandis qu'un épicier est rarement décoré, un littérateur l'est toujours, et même il l'est de plus en plus très tôt, vers la trentaine presque régulièrement. Des parents sages accordent à leur enfant un petit capital et lui disent: «< Va! », avec un bon sourire. Ce petit capital sera une arme précieuse, lui permettra, non pas d'écrire en toute indépendance et patiemment l'œuvre qu'il porte en lui, mais de conquérir au plus vite une certaine notoriété.

On avait annoncé cet hiver qu'un étranger allait installer à Paris une agence de notoriété il se targuait d'assurer à tout écrivain pressé d'arriver une réputation plus ou moins brillante, plus ou moins durable, selon les honoraires qui lui seraient servis. Que cela est symptomatique de notre temps! Aujourd'hui, en effet, il s'agit, non pas d'écrire un beau livre, mais de vendre bien le livre qu'on a écrit. Or, comment le vendre bien, s'il passe inaperçu? Et comment empêcher qu'il passe inaperçu, sinon en tachant qu'on en parle? Et comment forcer à en parler, sinon par la réclame? Voici la réclame devenue l'indispensable instrument de toute ambition littéraire. Or, qui dit réclame dit publicité. Ce seul terme, qui a une si particulière odeur commerciale, annonce où il nous entraîne. Un fabricant de pastilles, de pilules ou de tisanes célèbre dans tous les journaux, moyennant des sommes diverses, le bienfaisant eflet de ses produits. Le littérateur d'aujourd'hui est le frère de ce fabricant. Autrefois, il y a quarante ou cinquante ans, un article de Sainte-Beuve ou de Gautier, un article même de Gustave Planche, l'article enfin d'un critique important, signalait à l'attention de tous le jeune écrivain à qui il était consacré. J'ai entendu affirmer qu'à cette époque fortunée et soucieuse de dignité, un jeune écrivain, dont la Revue des Deux Mondes parlait avec éloges, était presque notoire du jour au lendemain : comme les critiques d'alors étaient avares de tels articles, et que, seule, la réelle valeur d'un livre les amenait à en écrire, ces articles exerçaient une influence considérable.

A notre époque, la réclame a tué la critique littéraire à parler net, il n'y a presque plus de critique littéraire. Un livre est terminé, imprimé, publié, cela n'est rien : c'est à ce moment que commence le travail le plus difficile, le seul qui compte.

On peut employer ses relations, pour obtenir quelque article de journal: mais les journaux, qui tendent de plus en plus à n'être composés que d'informations et de dépêches, consentent rarement à entretenir leurs lecteurs d'un livre : il faut des amitiés puissantes ou des amitiés personnelles qui manquent à beaucoup. Mais avec de l'argent on obtient tout ce qu'on veut : on paiera donc soi-même si l'on est riche, ou, si on ne l'est pas, en abandonnant à l'éditeur une partie de ses droits, l'article « Premier-Paris » ou seconde chronique, ou médaillon, ou écho, qui portera aux nues le roman mis en vente. Les prix sont établis dans chaque journal, suivant son tirage un « Premier-Paris » peut coûter 2000 francs, une seconde chronique 1000, un médaillon 500, un écho 20 à 40 francs la ligne. Si l'on grossit la somme, le journal donnera une photographie de l'auteur. Si l'auteur a des rentes nombreuses, les lecteurs de chaque journal apprendront un beau matin que la France compte un génie de plus, que les pays étrangers s'arrachent l'autorisation de traduire son œuvre, et que l'Europe entière nous envie d'avoir un écrivain si prodigieux. On conçoit que les mots n'ont plus de sens. Il n'y a plus d'épithètes assez impressionnantes. Les adjectifs « admirable, magnifique, étonnant, superbe » ne sont plus assez forts; on en invente d'autres : Suprabalzacien, supraeschylien, hypershakespearien... Racine, Molière, Montesquieu, Rousseau, Hugo, Lamartine, Flaubert ne sont que de pauvres gens en comparaison de M. X... ou M. Z... C'est là ce qu'on a appelé justement «< la littérature industrielle ». Il me souvient qu'un jour un directeur de journal me pria d'écrire un article sur un livre récemment publié; mais, comme le sujet du livre l'inquiétait pour sa gaillardise et qu'il redoutait, en le recommandant à ses abonnés, de les étonner et de les choquer, il me pria d'écrire exactement ce que je pensais. Je le fis, l'article déplut à l'auteur qui ne l'accepta pas, et il ne parut jamais. L'article cependant contenait quelques éloges, mais pas assez je n'avais pas affirmé que ce livre ferait oublier toute notre littérature passée, et que l'ignorer était plus impardonnable que d'ignorer Racine. Cependant aucun de ces jeunes écrivains n'a encore tenté ce que tenta dernièrement un journaliste américain. Il avait publié un roman, dont personne ne parlait. Afin d'attirer l'attention sur lui, il tua un Chinois. Le jour du jugement, il avoua, avec une grande aisance, qu'il avait tué ce Chinois afin qu'on connùt le 10 JUILLET 1906.

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