ÆäÀÌÁö À̹ÌÁö
PDF
ePub

LA RUSSIE.

IV.'

Varsovie et la Pologne.

Le même directeur des postes qui a établi sur la route de Pétersbourg à Moscou un excellent service de voitures en a formé tout récemment un semblable sur celle de Varsovie. Une large et belle route réunit à présent la capitale de la Pologne à la capitale de l'empire russe. Grace à la célérité des postillons de ce pays, on irait facilement en trois jours d'une de ces villes à l'autre; mais les visas de passeport, les haltes obligées aux forteresses et à la douane, allongent considérablement ce trajet. On ne le fait qu'en cinq jours et cinq nuits.

A peine a-t-on quitté Pétersbourg, qu'on se retrouve dans les mêmes plaines inanimées, dans les mêmes solitudes sombres et tristes que j'avais déjà observées sur les autres côtés de la grande cité impériale. Des champs de sable et des marécages, des forêts de sapins qui étendent leurs maigres rameaux sur un sol humide et fangeux, quelques rares villages mornes et sans vie, quelques bourgades qui portent le titre de villes, et où l'on ne voit pas une lanterne, pas une trace de pavé, pas une maison en pierre, rien enfin de ce qui annonce ailleurs l'entrée d'une ville; un horizon plat et

(1) Voyez les livraisons des 1er décembre 1842, 1er janvier et 15 février 1843.

monotone, voilé par des brouillards, et un silence de mort, voilà ce qui fatiguait nos regards, ce qui attristait notre pensée au début de notre voyage. Pour établir un service régulier sur ce chemin à demi désert, le gouvernement a fait construire, à des distances de six à sept lieues, des stations de poste. Quelquefois il a été forcé de se charger lui-même de ces constructions, quelquefois il a prêté de l'argent à des particuliers qui se sont établis dans ces édifices isolés, et qui remboursent peu à peu les avances qu'ils ont reçues. Ces maisons, bâties en pierres ou en briques, sur un plan uniforme, forment, par l'élégance et la largeur de leur structure, un singulier contraste avec les champs arides où elles s'élèvent et les obscures cabanes qui les entourent.

Sur la route, on ne rencontre que de loin en loin un groupe d'ouvriers cheminant à pied, une charrette de paysan. Le seul mouvement qui apparaisse aux yeux du voyageur est celui du télégraphe. A chaque instant, on voit surgir sur la plaine déserte de hautes tours en bois, pareilles à celles qui, en Hollande, portent les ailes d'un moulin à vent. Sans cesse les longs bras du messager gouvernemental s'étendent, se replient, se croisent. La nuit même, ces entretiens hiéroglyphiques se continuent par des signaux de flamme qui tournent et scintillent comme ceux d'un phare. En une heure et demie de temps, l'empereur sait jour par jour tout ce qui se passe, tout ce qui se dit à Varsovie, et transmet l'arrêt de sa volonté à l'infortunée nation qu'il a vaincue. Dans les contrées soumises au régime absolu, les œuvres de l'art et de l'industrie ne servent que les intérêts du despotisme. C'est la pensée du peuple qui les a créés, et c'est le maître qui les emploie pour le dompter et le châtier. Que parlons-nous encore de ces génies merveilleux, de ces génies ailés des anciens contes de l'Orient! Le télégraphe est un génie bien plus rapide et bien plus sûr que tous ceux qui ont jamais obéi à l'amour d'Obéron ou aux caprices de Fortunatus. Nul hippogriffe ne va si vite, nul muet du sérail n'est si discret. Le maître fait un signe, l'instrument se meut, et la pensée qui lui est confiée vole dans l'espace. Que de fois, en regardant les hautes tours des télégraphes de Pologne, ne me suis-je pas dit: Quels ordres ces instrumens d'une volonté suprême doivent-ils transmettre si loin? Portent-ils sur leurs ailes la paix ou la guerre, comme le sénateur romain dans les plis de son manteau? Vont-ils récompenser un acte d'obéissance ou punir une parole imprudente? Et tandis que je me laissais aller à mes vaines conjectures, l'ordre était déjà exécuté, l'orgueil rayonnait sur le front d'un fonctionnaire dévoué, ou le deuil entrait dans une famille.

A partir de la station de Catejnoe, le paysage est plus riant et plus varié. Des collines couvertes de sapins et de bouleaux traversent la plaine; des champs ensemencés, des vallons fleuris, sillonnés par des ruisseaux limpides, se déroulent au loin de chaque côté de la route. Bientôt nous rentrons encore dans une enceinte de forêts imposantes et profondes, pleines d'ombre et de silence comme les forêts de la Suède; puis, nous voilà de nouveau jetés sur un terrain sablonneux, mouvant, où nos chevaux traînent avec peine notre légère

voiture. Au milieu de ces sables, parsemés de quelques bruyères, de quelques arbres rabougris, s'élèvent deux rangées de maisons en bois, de hangars, de magasins, que l'on prendrait pour des caravansérails bâtis dans le désert. C'est la ville d'Ostrow, pauvre ville nue et morne, établie dans ce district comme un réservoir pour recueillir les denrées de cette terre si peu féconde, les produits de l'industrie étrangère, et les répandre de côté et d'autre.

Nous arrivons dans les provinces qui ont appartenu jadis à la Pologne, et il semble qu'on entre tout à coup dans une autre zone. A la place des maigres bruyères, des plaines arides et fangeuses, voici un sol ferme et riche: des enclos remplis d'arbres fruitiers, des champs où le blé doré ondoie aux rayons du soleil. Ah! l'avide Catherine n'a que trop bien connu, sans les avoir jamais visitées, le prix de ces provinces. Elle les a vues de loin, riantes et fécondes, auprès des stériles domaines où s'arrêtait son pouvoir héréditaire; elle les a vues dans ses rêves de splendeur et ses désirs ambitieux, elle les a fatiguées et assujetties par la ruse et la violence, par les machinations de l'intrigue et de la galanterie. Dans le même boudoir où elle se retirait avec ses favoris, elle tissait le réseau d'astuces diplomatiques qui devait envelopper une contrée long-temps plus puissante que la sienne, et de la même main qui s'appuyait timidement sur le bras d'Orlof, elle signait l'arrêt de mort de tout un peuple. Trois fois elle a lacéré ce pays, et, chaque fois qu'elle en détachait une part, elle se relevait avec plus d'orgueil sur son trône de souveraine, et livrait comme un hochet à la fantaisie de ses amans les dépouilles d'une race illustre. Il me souvient d'un chant funèbre, conservé dans les traditions de l'Islande, du chant de Regnar Lodbrok, enfermé, sur le sol anglais, dans une tour pleine de vipères. Comme le héros scandinave, la pauvre Pologne a été trompée par son courage, enfermée dans un cercle inextricable, où elle ne trouvait plus d'issue, épuisée par les vipères du mensonge et de la trahison, et livrée comme une proie sans force aux vautours qui la convoitaient. Son dernier cri était encore un cri de noble orgueil, et les soldats de Kosciusko ont chanté, les armes à la main, son chant funèbre. L'Angleterre égoïste ne s'est point émue de cette spoliation d'un royaume, de ce rapt d'une contrée, qui ne compromettaient ni les intérêts de sa navigation ni les misérables calculs de son agiotage politique. La France, livrée aux orages de sa première révolution, mise au ban des états absolutistes, et forcée de faire face à la coalition qui la menaçait de toutes parts, ne pouvait intervenir dans la cause d'un peuple honteusement opprimé. Et la Russie, qui avait été jadis maîtrisée jusque dans les remparts de Moscou par le glaive polonais, la Prusse, qui n'était encore, un siècle auparavant, qu'un fief de Pologne, l'Autriche, qu'un héros de Pologne avait sauvée de l'invasion des Turcs, se sont paisiblement partagé les plus belles provinces de ce royaume, qu'un sentiment de justice, de loyauté ou de reconnaissance devait à jamais leur faire respecter.

Quelque temps avant de mourir, Catherine disait à un de ses confidens

avec une merveilleuse satisfaction d'elle-même : « Je suis venue pauvre dans ce pays, mais je lui laisse deux trésors, la Crimée et la Pologne. » Parmi les taches qui souillent l'histoire moderne, il en est deux surtout qu'on s'indigne de voir l'oppression de l'Irlande par l'Angleterre et le partage de la Pologne. L'homme ne peut que flétrir ces monstrueux abus de la force; Dieu, il faut l'espèrer, les vengera.

A mesure qu'on s'avance vers le centre de la Pologne, la route devient plus animée, le pays plus riche et plus peuplé. Bientôt les chênes majestueux succèdent aux bouleaux chétifs; les épis d'orge et de blé, l'herbe des prairies, couvrent la surface du sol; des collines ondulantes, des bois mélangés de diverses nuances de verdure, donnent à tout instant au paysage un caractère nouveau, un aspect pittoresque. Par malheur, en même temps que cette Pologne s'offrait à nous si féconde et si belle, il fallait en voir les plaies; il fallait passer par ces malheureuses cabanes où les paysans gémissent dans la douleur héréditaire de l'indigence, et, ce qui est pis encore, il fallait traverser les villages de juifs. J'avais déjà souvent entendu parler de l'aspect hideux de ces villages, mais l'idée que je m'en faisais était encore loin de la réalité, et je ne sais à quoi les comparer pour en donner une juste idée. C'est plus misérable que les cabanes en lave des pêcheurs islandais, plus sale, en vérité, que les tentes des Lapons. Je vois encore ces frêles maisons en planches, éclairées par quelques vitres, partagées en soupentes, coupées par des cloisons où des familles entières s'entassent à l'étroit dans un air méphytique, ces ruisseaux fangeux où des enfans à moitié nus barbottent comme des animaux immondes, ces rues où l'on ne rencontre que des hommes et des femmes en haillons, regardant d'un air hébété le voyageur qui passe, ou se pressant à ses côtés pour exercer sur lui les ruses d'un mesquin trafic.

L'établissement des juifs en Pologne remonte jusqu'au règne de Boleslasle-Grand (992-1027). Leurs premiers priviléges leur furent accordés en 1096 par Wladimir Ier. Bientôt on les vit se répandre à la surface du pays, accroître d'année en année leur fortune et leurs relations, et, au XIVe siècle, Casimir-le-Grand contribua puissamment à augmenter leur prospérité. Séduit comme Assuérus par les charmes d'une autre Esther, il accorda à cette race errante un droit de protection qu'elle ne trouvait pas alors dans les autres contrées de l'Europe. Peut être espérait-il aussi éveiller et propager par l'esprit mercantile des juifs l'industrie dans son royaume; mais, « au lieu de la propager, dit M. de Salvandy, il la perdit sans retour. Les nobles eurent plus que jamais horreur et mépris pour les professions utiles. Ces professions suffirent pour ravir au rang sa vertu. La richesse, fruit du travail, déshérita les familles nobles elles-mêmes des prérogatives qu'elle aurait dû conférer, et multiplia seule par des lois protectrices cette population étrangère au culte, aux institutions, aux destinées de la patrie, et restée jusqu'à nos jours attachée au sol des provinces polonaises comme une lèpre dévorante. »

Les juifs forment plus d'un cinquième de la population de Pologne. Ils occupent à eux seuls des villes et des villages tout entiers. Isolés au milieu

d'un peuple tout catholique, méprisés et honnis, ils n'en restent pas moins attachés à ce sol qui est devenu pour eux comme une autre patrie, à ces campagnes qu'ils pressurent par leurs ruses et leur instinct de lucre. Dans les villes, ils attendent le voyageur à la porte des hôtels, et le poursuivent de leurs offres de service. Dans les villages, ils exercent divers métiers. Ailleurs ils afferment des cabarets, et malheur à la communauté où ils viennent s'établir avec le monopole d'un débit d'eau-de-vie! Ils démoralisent, ils ruinent les paysans en excitant leur penchant à l'ivrognerie, en leur donnant à crédit les boissons pernicieuses qu'ils se font ensuite chèrement payer. Quelques seigneurs indolens ont eu parfois la fatale pensée de leur abandonner, moyennant une redevance annuelle, la gérance de leurs terres, et ces terres ont été bientôt desséchées, appauvries, et ceux qui les cultivaient écrasés de dettes et ruinés. Il y a des villages où, par suite de ce trafic incessant, de ces crédits funestes, meubles et maisons, tout est engagé aux juifs. Que dis-je? On cite même des paroisses où ils ont mis une hypothèque sur les fonts de baptême, où un enfant ne peut recevoir le premier sacrement du christianisme que par leur permission.

Le travail de la terre leur semble indigne d'eux. La profession d'artisan ne les flatte que médiocrement. Le commerce est leur œuvre de prédilection, leur élément, leur orgueil. C'est en se livrant au commerce qu'ils déploient toutes les ressources de leur esprit ingénieux et rusé et toute leur activité. Ceux qui ne sont pas assez riches pour tenter quelque spéculation importante se dévouent volontiers à un trafic de hasard plutôt que d'entreprendre une tâche régulière qui leur donnerait une existence assurée. Sur les frontières, ils font intrépidement la contrebande. Dans l'intérieur, ils vendent ou achètent tout ce qui se présente, aujourd'hui des meubles, demain une pièce de bétail, un autre jour de vieux habits, n'importe, pourvu qu'ils troquent leur argent ou leurs denrées avec l'espoir de gagner seulement quelques kopeks, c'est leur destin, c'est leur vie. J'en ai rencontré plusieurs dans les rues de Varsovie qui rôdaient du matin au soir portant sous le bras une vieille paire de bottes ou une robe de chambre qu'ils offraient à tout venant. S'ils parvenaient à s'en défaire, on les voyait reparaître le lendemain avec une timbale en argent ou une méchante cassette en bois ciselée, et si un passant réclamait leur office, ils étaient prêts aussitôt à lui servir de commissionnaires et de valets de place.

Ces juifs n'ont point pris, comme ceux de France et d'Allemagne, le costume de la population au milieu de laquelle ils vivent. Les hommes portent la longue barbe, le cafetan noir noué sur les flancs par une ceinture de la même couleur, des culottes et des bottes. Leur tête est rasée tout entière, ils ne laissent croître que deux mèches de cheveux vers les tempes, qui leur retombent sur les joues et se rejoignent à leur barbe. Sur leur crâne nu, ils ont une calotte noire, et sur cette calotte un chapeau à larges bords ou un bonnet en drap entouré d'un énorme bandeau de peau de loup ou de renard. Les femmes portent sur la tête un mouchoir plissé en forme de turban.

« ÀÌÀü°è¼Ó »