Votre vertu m'est chère, et votre orgueil m'offense; On vous jugera, prince; et si votre innocence De l'équité des lois n'a rien à redouter,
Avec plus de splendeur elle en doit éclater. Demeurez parmi nous...
PHILOCTÈTE.
J'y resterai sans doute :
Il y va de ma gloire; et le ciel qui m'écoute
Ne me verra partir que vengé de l'affront
Dont vos soupçons honteux ont fait rougir mon front.
Je l'avouerai, j'ai peine à le croire coupable. D'un cœur tel que le sien l'audace inébranlable Ne sait point s'abaisser à des déguisements : Le mensonge n'a point de si hauts sentiments. Je ne puis voir en lui cette bassesse infâme; Je te dirai bien plus je rougissais dans l'âme De me voir obligé d'accuser ce grand cœur; Je me plaignais à moi de mon trop de rigueur. Nécessité cruelle attachée à l'empire! Dans le cœur des humains les rois ne peuvent lire; Souvent sur l'innocence ils font tomber leurs coups, Et nous sommes, Araspe, injustes malgré nous. Mais que Phorbas est lent pour mon impatience! C'est sur lui seul enfin que j'ai quelque espérance; Car les dieux irrités ne nous répondent plus : Ils ont par leur silence expliqué leurs refus.
Tandis que par vos soins vous pouvez tout apprendre, Quel besoin que le ciel ici se fasse entendre?
Ces dieux dont le pontife a promis le secours,
Dans leurs temples, seigneur, n'habitent pas toujours. On ne voit point leur bras si prodigue en miracles : Ces antres, ces trépieds, qui rendent leurs oracles, Ces organes d'airain que nos mains ont formés Toujours d'un souffle pur ne sont pas animés.
Ne nous endormons point sur la foi de leurs prêtres ; Au pied du sanctuaire il est souvent des traîtres, Qui, nous asservissant sous un pouvoir sacré, Font parler les destins, les font taire à leur gré. Voyez, examinez avec un soin extrême
Philoctète, Phorbas, et Jocaste elle-même.
Ne nous fions qu'à nous; voyons tout par nos yeux : Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux.
Serait-il dans le temple un cœur assez perfide?... Non, si le ciel enfin de nos destins décide, On ne le verra point mettre en d'indignes mains Le dépôt précieux du salut des Thébains. Je vais, je vais moi-même, accusant leur silence, Par mes vœux redoublés fléchir leur inclémence. Toi, si pour me servir tu montres quelque ardeur, De Phorbas que j'attends cours hâter la lenteur Dans l'état déplorable où tu vois que nous sommes, Je veux interroger et les dieux et les hommes.
Oui, j'attends Philoctète, et je veux qu'en ces lieux Pour la dernière fois il paraisse à mes yeux.
Madame, vous savez jusqu'à quelle insolence Le peuple a de ses cris fait monter la licence: Ces Thébains, que la mort assiége à tout moment, N'attendent leur salut que de son châtiment; Vieillards, femmes, enfants, que leur malheur accable, Tous sont intéressés à le trouver coupable.
Vous entendez d'ici leurs cris séditieux;
Ils demandent son sang de la part de nos dieux. Pourrez-vous résister à tant de violence?
Pourrez-vous le servir et prendre sa défense?
Moi! si je la prendrai? dussent tous les Thébains Porter jusque sur moi leurs parricides mains, Sous ces murs tout fumants dussé-je être écrasée, Je ne trahirai point l'innocence accusée.
Mais une juste crainte occupe mes esprits : Mon cœur de ce héros fut autrefois épris; On le sait on dira que je lui sacrifie
Ma gloire, mes époux, mes dieux, et ma patrie; Que mon cœur brûle encore.
Cet amour malheureux n'eut de témoin que moi;
Que dis-tu? crois-tu qu'une princesse Puisse jamais cacher sa haine ou sa tendresse? Des courtisans sur nous les inquiets regards Avec avidité tombent de toutes parts;
A travers les respects leurs trompeuses souplesses Pénètrent dans nos cœurs et cherchent nos faiblesses;
A leur malignité rien n'échappe et ne fuit;
Un seul mot, un soupir, un coup d'œil nous trahit; Tout parle contre nous, jusqu'à notre silence; Et quand leur artifice et leur persévérance Ont enfin, malgré nous, arraché nos secrets, Alors avec éclat leurs discours indiscrets, Portant sur notre vie une triste lumière, Vont de nos passions remplir la terre entière.
Eh! qu'avez-vous, madame, à craindre de leurs coups? Quels regards si perçants sont dangereux pour vous? Quel secret pénétré peut flétrir votre gloire?
Si l'on sait votre amour, on sait votre victoire : On sait que la vertu fut toujours votre appui.
Et c'est cette vertu qui me trouble aujourd'hui. Peut-être, à m'accuser toujours prompte et sévère,
Je porte sur moi-même un regard trop austère ; Peut-être je me juge avec trop de rigueur : Mais enfin Philoctète a régné sur mon cœur; Dans ce cœur malheureux son image est tracée, La vertu ni le temps ne l'ont point effacée : Que dis-je? je ne sais, quand je sauve ses jours, Si la seule équité m'appelle à son secours; Ma pitié me paraît trop sensible et trop tendre; Je sens trembler mon bras tout prêt à le défendre; Je me reproche enfin mes bontés et mes soins : Je le servirais mieux, si je l'eusse aimé moins.
Mais voulez-vous qu'il parte?
Oui, je le veux sans doute;
C'est ma seule espérance; et pour peu qu'il m'écoute,
Pour peu que ma prière ait sur lui de pouvoir, Il faut qu'il se prépare à ne me plus revoir. De ces funestes lieux qu'il s'écarte, qu'il fuie, Qu'il sauve en s'éloignant et ma gloire et sa vie. Mais qui peut l'arrêter? il devrait être ici; Chère Égine, va, cours.
JOCASTE, PHILOCTÈTE, ÉGINE.
Dans le mortel effroi dont mon âme est émue, Je ne m'excuse point de chercher votre vue : Mon devoir, il est vrai, m'ordonne de vous fuir; Je dois vous oublier, et non pas vous trahir : Je crois que vous savez le sort qu'on vous apprête. PHILOCTÈTE.
Un vain peuple en tumulte a demandé ma tête : Il souffre, il est injuste, il faut lui pardonner.
Gardez à ses fureurs de vous abandonner.
de votre sort vous êtes encor maître; Mais ce moment, seigneur, est le dernier peut-être Où je puis vous sauver d'un indigne trépas.
Fuyez; et loin de moi précipitant vos pas, Pour prix de votre vie heureusement sauvée, Oubliez que c'est moi qui vous l'ai conservée. PHILOCTÈTE.
Daignez montrer, madame, à mon cœur agité Moins de compassion et plus de fermeté; Préférez, comme moi, mon honneur à ma vie; Commandez que je meure, et non pas que je fuie; Et ne me forcez point, quand je suis innocent, A devenir coupable en vous obéissant. Des biens que m'a ravis la colère céleste,
Ma gloire, mon honneur est le seul qui me reste; Ne m'ôtez pas ce bien dont je suis si jaloux, Et ne m'ordonnez pas d'être indigne de vous. J'ai vécu, j'ai rempli ma triste destinée, Madame : à votre époux ma parole est donnée; Quelque indigne soupçon qu'il ait conçu de moi, Je ne sais point encor comme on manque de foi.
Seigneur, au nom des dieux, au nom de cette flamme Dont la triste Jocaste avait touché votre âme,
Si d'une si parfaite et si tendre amitié
Vous conservez encor un reste de pitié,
Enfin s'il vous souvient que, promis l'un à l'autre, Autrefois mon bonheur a dépendu du vôtre, Daignez sauver des jours de gloire environnés, Des jours à qui les miens ont été destinés.
Je vous les consacrai; je veux que leur carrière De vous, de vos vertus, soit digne tout entière. J'ai vécu loin de vous: mais mon sort est trop beau Si j'emporte, en mourant, votre estime au tombeau. Qui sait même, qui sait si d'un regard propice
Le ciel ne verra point ce sanglant sacrifice? Qui sait si sa clémence, au sein de vos États, Pour m'immoler à vous n'a point conduit mes pas? Peut-être il me devait cette grâce infinie De conserver vos jours aux dépens de ma vie; Peut-être d'un sang pur il peut se contenter, Et le mien vaut du moins qu'il daigne l'accepter.
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