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mouvement pour faire supprimer cette scène de l'Ésope à Cythère, et pour épargner ces plaisanteries outrageantes à la majesté de l'opéra français. L'opéra français est une si grande chose en France, qu'il est étonnant que ces messieurs n'aient pas réussi dans leurs démarches. Ces deux directeurs, qui ont soutenu le goût de l'ennuyeux Lulli, dans toute sa pureté et dans toute sa platitude, contre les dangereux novateurs de ces derniers temps, désespérant de résister plus longtemps au torrent avec avantage, vont enfin déposer les rênes du gouvernement à Pâques, et abandonner le sort de l'Opéra aux soins de MM. Trial et Berton, soutenus par M. Corby, ancien directeur de l'Opéra-Comique, réuni depuis quatre ou cinq ans à la ComédieItalienne. Cette grande révolution tient tous les esprits en suspens depuis près de quinze jours; elle a fait oublier l'affaire de Bretagne 1. Heureuse nation qui ne prend pas le change sur ses véritables intérêts, et qui sait que le plaisir est tout, et que le reste n'est que de la fumée! Chacun forme des espérances ou des craintes, selon qu'il croit la nouvelle direction favorable ou contraire à son système. Les vieux amateurs du vieux genre meurent de peur que le vieux Lulli ne soit enterré à tout jamais le jour de la retraite de Rebel et Francœur. Pour moi, je ne suis pas assez sûr du goût des nouveaux directeurs pour me décider sur le degré de joie que ce changement doit me causer. Les principaux chanteurs et danseurs de l'Académie royale de musique ont présenté des remontrances au ministre pour avoir la direction de l'Opéra à eux, et il a été répondu à ces remontrances dans le style usité.

En attendant, l'Académie de musique donne, à la non-satisfaction du public, l'opéra de Sylvie, paroles de M. Laujon, musique de MM. Trial et Berton, pastorale froide et ennuyeuse, qui a été jouée à la cour en 1765, pendant le voyage de Fontainebleau. Mlle Arnould ayant quitté le rôle de Sylvie après la troisième représentation, on y a vu débuter une jeune actrice de dix-sept ans, appelée Me Beaumesnil, jolie comme une fleur, quoiqu'elle n'ait pas l'élégance, la grâce et le caractère théâtral de la figure de Me Arnould. Mile Beaumesnil relève de couches; elle avait déjà fait une fausse couche auparavant; ainsi c'est

1. L'affaire La Chalotais.

une personne des plus formées pour son âge. Je crois que jamais actrice n'a débuté avec autant d'aisance. Si elle avait joué la comédie depuis plusieurs années, il ne lui serait pas possible d'avoir plus d'habitude du théâtre, ni de montrer plus d'intelligence. Elle a eu le plus grand succès. Si elle avait débuté dans un rôle moins mauvais, elle aurait tourné la tête à tout Paris. Préville m'a assuré qu'à l'âge de sept ans cette fille jouait la comédie avec tout l'esprit et toute la finesse imaginables, et qu'elle aurait été la seule personne capable de remplacer Me Dangeville. En ce cas, je suis fâché que la ComédieFrançaise n'ait pas fait cette acquisition, car le caractère de la voix de Me Beaumesnil n'est pas agréable; et vu la nécessité et l'usage de crier à l'Opéra comme les possédés devant un cracifix, et le goût et la vocation que cette jeune actrice paraît avoir pour le plaisir, je ne lui donne pas dix-huit mois pour avoir perdu sa voix sans ressources. En général, comme sa figure est moins noble que jolie, elle aurait fait une actrice charmante à la Comédie-Française ou à l'Opéra-Comique, et perdra peut-être ses talents à l'Opéra français sans lui être de

ressource.

15 janvier 1767.

En 1765, l'Impératrice de Russie acheta la bibliothèque de M. Diderot pour la somme de quinze mille livres, sans en avoir vu le catalogue, et fit mettre dans le marché la clause que le possesseur garderait cette bibliothèque jusqu'à ce qu'il plût à Sa Majesté Impériale de la faire demander. Sa Majesté y attacha en même temps une pension annuelle, pour récompenser le possesseur du soin et de la peine qu'il aurait de la garder; et la première année de la pension fut payée d'avance, et ajoutée au capital de la bibliothèque. En 1766, cette pension n'ayant pas été payée, M. le général Betzky eut ordre de joindre à une de ses lettres le post-scriptum suivant:

« Sa Majesté Impériale, ayant été informée, par une lettre que j'ai reçue du prince Galitzin, que M. Diderot n'était pas payé de sa pension depuis le mois de mars dernier, m'a ordonné de lui dire qu'elle ne voulait point que les négligences d'un commis pussent causer quelque dérangement à sa biblio

thèque; que pour cette raison elle voulait qu'il fût remis à M. Diderot, pour cinquante années d'avance, ce qu'elle destinait à l'entretien et à l'augmentation de ses livres, et qu'après ce terme échu elle prendrait des mesures ultérieures. A cet effet, je vous envoie la lettre de change ci-jointe.»

Ce post-scriptum était daté du 30 octobre 1766, et accompagné d'une lettre de change de vingt-cinq mille livres, payable à l'ordre de M. Diderot. Je recommande cet article à l'attention de l'auteur de la Gazette du commerce; il n'aura peut-être de sa vie occasion de parler d'un marché pareil à celui-ci. En vertu de ce marché, M. Diderot vend sa bibliothèque, en conserve la jouissance et la possession, et acquiert une aisance qu'il ne pouvait jamais se flatter d'obtenir. Trente années de travaux n'ont pu lui attirer la moindre récompense de sa patrie; il a plu à l'Impératrice de Russie d'acquitter, en cette occasion, la dette de la France: Sa Majesté a donné à ce philosophe, en dix-huit mois de temps, plus de quarante mille livres. Je recommande aux faiseurs d'abrégés chronologiques et historiques de chercher dans leurs fastes le nom des souverains qui ont su récompenser le mérite avec cette magnificence, et allier, dans leurs dons, la délicatesse et la grâce à la plus noble générosité.

- Une femme observait l'autre jour à M. Diderot qu'il était heureux en choses délicates qui s'adressaient à lui, comme on dit que la balle va au joueur. Ce philosophe étant, il y a quelque temps, chez Greuze, celui-ci le fit asseoir et tira son profil. Le philosophe s'attendait toujours à recevoir du peintre ce profil en présent; cependant ce profil avait disparu de l'atelier de l'artiste sans arriver dans le cabinet du philosophe. Enfin, un beau matin, celui-ci reçoit le dessin, et la planche gravée d'après ce dessin, et les cent premières épreuves tirées. Greuze a mis au bas de l'estampe tout simplement: Diderot. Elle a été gravée par Saint-Aubin, et c'est un chef-d'œuvre de gravure. C'est dommage que la ressemblance et la physionomie n'y soient point du tout. Un certain barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil cent fois plus ressemblant. On demanda l'autre jour pourquoi les peintres d'his

1. Voir l'Iconographie de Diderot, tome XX, p. 113 des OEuvres complètes.

toire réussissaient si peu dans le portrait. Pierre répondit: C'est parce que c'est trop difficile.

- M. Cochin a fait graver en manière de crayon rouge, par Demarteau, le dessin allégorique sur la mort de M. le Dauphin, dont j'ai déjà eu l'honneur de vous dire un mot1. Cette estampe vient de paraître. En voici la composition. On voit en haut l'écusson du Dauphin. Il est rayonnant. Les rayons lumineux qui partent de l'écusson tombent sur un cortége nombreux de Vertus personnifiées, placées au-dessous, immobiles. On les reconnaît à leurs divers attributs, et on discerne entre elles la Justice, la Valeur, la Vigilance, l'Étude, la Prudence, la Pudeur, la Tendresse conjugale, et l'Histoire, qui a écrit dans un livre placé sur la poitrine du Temps, qui a les mains enchaînées derrière son dos. Ce cortége était dérobé à nos regards par un grand voile que la Modestie avait tendu, et qui cachait tout le tableau. La Mort a déchiré ce voile. On la voit parmi ses lambeaux à terre, tournant le dos aux spectateurs, et couverte d'un linceul, qui n'en laisse apercevoir que les extrémités. A côté d'elle, la Modestie, assise, la tête voilée, cherche encore à s'envelopper des lambeaux du grand voile déchiré. Elle tourne le dos au cortége de ses compagnes; ainsi nous la voyons de face. C'est une belle figure. Elle fera bien de ne pas tourner la tête du côté gauche, parce que son nez donnerait droit dans le derrière du Temps enchaîné. Ce défaut de composition est choquant. On lit au bas de l'estampe ces deux vers tirés d'Ausone :

Nempe quod injecit secreta modestia velum

Scinditur, et vitæ gloria morte patet.

et au-dessous de ces deux vers latins, ce vers français, qui est de M. Diderot:

La mort a révélé le secret de sa vie.

En général, ce morceau est froid et obscur. C'est un amas de figures pressées les unes contre les autres, sans action, sans mouvement. Comme on ne les voit que jusqu'aux genoux, elles ont l'air d'être fichées en terre comme des fleurs dans une cor

1. Grimm n'a parlé, plus haut, page 5, que très-sommairement de la vignette de Cochin placée en tête de l'oraison funèbre du Dauphin par l'archevêque de Toulouse.

beille, et l'on pourrait appeler cette estampe la corbeille de Vertus; ou bien elles ressemblent à une troupe de femmes entassées dans un bateau, et l'on craint toujours que ce bateau ne coule bas à cause du poids de sa charge. Du reste, point d'air entre les figures, point de plans qui fassent avancer et reculer les groupes. C'est qu'un graveur, quelque habile qu'il soit, n'entend pas assez la magie des ombres et de la lumière : c'est la science du peintre, et du grand peintre.

L'obscurité de la composition vient de ce qu'elle n'a point de sujet déterminé, défaut auquel il eût été facile de remédier avec un peu de chaleur de tête. On a mis l'Histoire au milieu du cortége des Vertus, que le voile dérobait à nos yeux. C'est une absurdité. Il fallait que, placée hors de ce sanctuaire, elle attendît que la Mort en déchirât le voile, pour écrire ce qui s'offrirait à ses yeux. Voici donc le tableau comme je l'ai entendu arranger à M. Diderot, et comme je l'aurais trouvé intéressant.

La Mort, debout à gauche, et vue par le dos, aurait déchiré le voile, et montré l'assemblée des Vertus. A droite, la Modestie, debout aussi, mais vue de face ou de profil, aurait cherché à s'envelopper des lambeaux du voile, déchirés et tombants.

Toutes les Vertus se seraient portées d'action vers l'Histoire, pour être inscrites de préférence. La Justice aurait dit: C'est moi qui suis la base des autres; la Tendresse conjugale: C'est moi qui suis la plus rare; la Prudence: Que seraient mes sœurs sans moi? Mais l'Histoire, placée debout et au premier plan, sur le devant, entre la Mort et la Modestie, tenant sa grande plume posée sur son livre éternel, à qui le dos du Temps enchaîné aurait servi de pupitre, leur aurait répondu en leur montrant du doigt la Modestie, qui cherchait encore à se dérober: C'est par celle-ci que je vais commencer; c'est d'elle que, dans ce moment, vous recevrez le prix inestimable que vous avez. Et si l'artiste eût eu d'ailleurs le feu et la poésie de Rubens, l'art de donner des caractères, de mettre du mouvement dans sa composition, de faire avancer et fuir ses figures, nous aurions eu un tableau digne de l'idée, qui est certainement ingénieuse.

-Les écrivains célèbres ont ordinairement à leur suite un certain nombre de roquets qui, au premier signe de dispute, étourdissent le monde par leurs jappements. La querelle de M. Hume avec M. Rousseau sera cause que ces roquets nous

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