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On la voit supporter la fatigue obstinée,

Pour laquelle on sent trop qu'elle n'était point née.

Je dis qu'il n'y a pas là un vers qui ne soit faux. Le fils d'un fermier général qui aurait fait ce portrait d'une fille de qualité pauvre, retirée en province avec un père indigent, serait un assez joli sujet, et mériterait d'épouser cette fille; mais le fils du Scythe Hermodan doit-il parler comme le fils d'un fermier général? Est-ce qu'en Scythie on savait ce que c'est que noblesse ou avilissement? Un peuple sauvage ne connaît que la vertu et le vice, que le bon et le mauvais. En tout cas, l'avilissement chez les Scythes aurait consisté à ne point servir son père, et dans mille ans il ne serait venu dans la tête du plus fieffé petit-maître scythe de faire à Obéide un mérite d'un devoir si naturel et si indispensable. Je dis qu'aussi longtemps que la tragédie conservera ce ton faux, elle pourra amuser la jeunesse ignorante; mais elle ne plaira point à l'homme instruit, et ne sera pas digne d'un peuple éclairé. Malgré tout cela, je ne doute pas que la tragédie des Scythes ne réussît beaucoup à Paris si elle était jouée, et il en faut toujours venir à dire que la vieillesse de M. de Voltaire est bien différente de celle de Pierre Corneille.

Il y a quelques années que M. de Voltaire envoya trèsincognito une tragédie du dernier Triumvirat de Rome, à M. Le Kain, pour la faire jouer. Le secret fut parfaitement gardé. On présenta la pièce aux Comédiens de la part d'un auteur anonyme. On disait en confidence à quelques amateurs du théâtre que cette tragédie était d'un jeune jésuite qui, depuis la dissolution de la Société, était tout près de courir la carrière dramatique s'il pouvait y espérer quelque succès. La pièce fut jouée; elle tomba, et, qui pis est, elle fut oubliée au bout de huit jours. M. de Voltaire eut tort de garder ainsi l'incognito. Si les héros n'ont pas besoin d'aïeux, si tout l'éclat qui les environne vient de leur propre mérite, il n'en est pas ainsi de certains enfants faibles qui ont besoin de la gloire de leurs pères pour être tolérés. Mais je sais bien pourquoi M. de Voltaire se cacha alors 1. On lui avait fait un crime, quelques

1. Grimm l'avait appris depuis la représentation de l'ouvrage, car il le traita,

années auparavant, d'avoir traité le sujet d'Électre et celui de Catilina, mis sur le théâtre par le vieux Crébillon. Celui-ci avait aussi fait une tragédie du Triumvirat, qui était tombée : M. de Voltaire craignit d'exciter de nouveau des clameurs, d'avoir osé encore tenter un sujet traité par son rival, qu'on avait eu l'audace de nommer, pendant trente ans de suite, son maître dans l'art du théâtre. Étrange sottise du public! Cette émulation entre deux poëtes, qui ne pouvait être trop encouragée, qui tournait tout entière au profit de l'art, fut traitée alors de crime, et M. de Voltaire fut presque traité de voleur de grand chemin, qui envahit l'héritage de son voisin, et comme un monstre acharné à arracher tous les brins de laurier de la tête d'un vieillard. Ce n'est pas qu'on s'intéressât à Crébillon, qui n'avait rien de recommandable quant au personnel, et qui est déjà presque oublié ; mais l'envie d'abaisser son illustre rival, qui avait recueilli tous les lauriers de la littérature sur sa tête, se travestit en vengeresse de mauvais procédés, et cherchait à calomnier et à persécuter, en se couvrant du masque de la générosité. Ce n'est que depuis peu qu'on sait que M. de Voltaire est l'auteur de cette tragédie du Triumvirat, tombée ainsi que celle de Crébillon. Il vient de la faire imprimer sous le titre d'Octave et le jeune Pompée, ou le Triumvirat1. Le sujet est historique, le caractère des personnages aussi; mais la fable est presque toute d'invention. Tout le tissu et le style en sont faibles, et quand on a lu cette pièce, on n'est pas étonné qu'elle n'ait point fait d'effet au théâtre. Malgré cela, je suis persuadé que le nom de M. de Voltaire lui aurait procuré un succès passager. Les temps sont changés. Cet acharnement, si ridicule et si honteux pour notre siècle, n'existe plus. Depuis environ dix ou douze ans, M. de Voltaire jouit du privilége d'un grand homme mort; l'envie et la calomnie n'osent plus siffier, ou du moins elles n'excitent plus que de l'horreur, et il ne faut pas nous faire honneur de cette justice tardive. Si M. de Voltaire jouit de quelque faveur au milieu de la haine qu'on porte à tous les autres philosophes de France, c'est à son

lorsqu'il parut, avec une sévérité qu'il n'eût certes pas montrée s'il eût su que Voltaire en était l'auteur. Voir tome VI, p. 32. (T.)

1. Octave et le jeune Pompée, ou le Triumvirat, tragédie avec des remarques sur les proscriptions. Amsterdam et Paris, 1767, in-8°.

absence qu'il en est redevable. Au reste, si sa tragédie du Triumvirat est faible, les remarques sur les proscriptions dont il l'a accompagnée sont excellentes. C'est un morceau que vous lirez avec grand plaisir, et qui peut, je crois, se soutenir à côté des meilleurs écrits de cet illustre auteur. Il n'appartenait qu'à lui d'associer les persécutions religieuses de nos siècles modernes aux proscriptions des Sylla, des Octave, des Marc-Antoine, et de les intituler Des Conspirations contre les peuples. Cette seule inscription du dernier chapitre de ces remarques. est d'un homme de génie.

On vient d'imprimer à Paris une feuille intitulée Réponse de M. de Voltaire à M. l'abbé d'Olivet. Ce vieil académicien a fait faire une nouvelle édition de sa Prosodie française, ouvrage estimé. Il en a envoyé un exemplaire à M. de Voltaire, et c'est ce qui a donné occasion à cette réponse, dans laquelle on trouve plusieurs remarques utiles sur la langue, des observations sur Quinault et Lulli, sur le style du philosophe de SansSouci, sur les langues anciennes et modernes. Cela est écrit avec l'agrément et la grâce qui n'ont jamais quitté la plume intarissable du patriarche de Ferney. Ce qu'il dit sur Quinault et Lulli est de l'évangile de l'autre siècle, et a passé de mode depuis que M. de Voltaire n'est plus en France. J'ose l'assurer qu'il est impossible de mettre en musique les vers harmonieux et sublimes de la première scène de Proserpine. J'ose soutenir encore que la poésie dramatique doit être essentiellement différente de la poésie épique. Tout poëte qui veut tirer ses sujets, pour le théâtre lyrique, des Métamorphoses d'Ovide, a déjà un projet absurde; et s'il veut imiter jusqu'au style d'Ovide dans les pièces faites pour être représentées, il peut se vanter de n'avoir pas les premières notions du goût véritable. Si les vers harmonieux et sublimes de Quinault sont bons pour la musique, il faut prendre Metastasio et le jeter au feu. C'est une exécution que je ne ferai pas encore ce mois-ci. Notre patriarche n'entend rien en musique, et pas grand'chose en peinture; mais son lot est assez beau pour qu'il puisse s'en contenter. On prétend qu'il fait actuellement un poëme burlesque sur les troubles de Genève; c'est un peu trop tôt. Il faudrait que ces troubles eussent cessé, ou fussent près de leur fin; peut-être les ridicule pourrait-il alors être employé avec succès contre les

gens assez fous pour s'attirer des maux réels et funestes dans la crainte de quelques maux incertains et imaginaires.

VERS A METTRE AU BAS DU PORTRAIT

DE M. DE LA CHALOTAIS.

On assure que ces vers ont été trouvés écrits au bas du portrait de M. de La Chalotais, qui est dans la chambre de la noblesse à Rennes :

Sa sagesse et sa fermeté
Ont fait pâlir la calomnie:
Qui lui voulut ôter la vie,

Lui donna l'immortalité.

La gravure du tableau de Greuze, connu sous le nom du Paralytique ou de la Récompense de la bonne éducation donnée, vient d'être achevée, et cette estampe paraît depuis quelques jours. Elle est dédiée à l'Impératrice de Russie, qui a acheté le tableau l'année dernière, pour la galerie impériale de Pétersbourg. Cette estampe a de l'effet; et puisqu'il ne nous reste en France de ce beau poëme que cette faible traduction, il faut bien s'en contenter. Elle a été gravée par Flipart, et se vend seize livres. Ceux qui voudront l'avoir feront bien de se dépêcher avant que les meilleures épreuves ne soient enlevées.

FÉVRIER.

1er février 1767.

Le 22 janvier, M. Thomas prit séance à l'Académie française, et prononça, suivant l'usage, son discours de réception dans une assemblée publique. Cette assemblée fut aussi nombreuse que brillante. Il y a trois tribunes dans la salle de l'Académie, dont l'une est à la disposition du récipiendaire; l'autre, à celle du directeur de l'Académie, qui reçoit le nouvel académicien; la troisième appartient au secrétaire perpétuel de l'Académie, ou

à celui qui, en son absence, en fait les fonctions : c'était cette fois-ci M. d'Alembert. Ces trois tribunes sont ordinairement réservées aux dames; mais quoiqu'elles fussent bien remplies, il y en avait un grand nombre de répandues dans le parquet, parmi les hommes les plus distingués de tous les ordres et de tous les états. M. Thomas est fort aimé, et ce concours le prouve bien. On battit des mains dès qu'il parut, et son discours fut interrompu à chaque endroit remarquable par des applaudissements très-vifs.

Si des critiques sévères y ont trouvé quelques longueurs et de l'uniformité dans le ton, ils ne nient point que ce discours ne soit rempli de pensées fortes, de sentiments élevés, d'images brillantes; et s'ils osent accuser l'auteur d'orgueil, ils ne peuvent disconvenir qu'il ne place cet orgueil de la manière la plus noble et la plus digne d'un honnête homme.

:

M. Thomas a voulu peindre dans son discours l'homme de lettres citoyen. Peut-être l'élève-t-il un peu trop, car il partage le soin de l'univers précisément entre l'homme d'État qui gouverne, et l'homme de lettres qui l'éclaire. Mais malheur à celui qui ne sait ennoblir sa profession, qui n'en sait agrandir la sphère! il y sera toujours médiocre. D'ailleurs, il n'y a qu'à s'entendre. Si le tableau que M. Thomas trace de l'homme de lettres ne peut convenir à tous les Quarante que l'immortalité rassemble au Louvre; si l'abbé Batteux et l'abbé Trublet, et tant d'autres, n'ont pas le droit de s'y reconnaître, qui oserait contester à l'homme de génie son influence sur l'esprit public, et les révolutions qui en résultent influence moins prompte, mais plus sûre et plus glorieuse que celle de la puissance, et dont les souverains mêmes ne peuvent se vanter qu'autant qu'ils savent allier le pouvoir au talent et à la capacité! Ainsi l'un de ces Quarante, l'homme immortel qui a choisi sa retraite au pied des Alpes, lorsque, par l'effet aussi infaillible qu'imperceptible de ses écrits, le fanatisme sera tombé désarmé, la superstition devenue méprisable et ridicule; lorsque la lumière et la raison, répandues dans toute l'Europe, auront rendu les générations suivantes et plus éclairées, et plus douces, et meilleures; cet homme immortel, dis-je, sera élevé par la postérité sur un piédestal, comme le plus grand bienfaiteur du genre humain; son nom sera grand et glorieux, tandis que

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