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celui de vingt rois, ses contemporains, sera effacé des fastes de l'humanité, et relégué dans ce catalogue obscur de souverains oisifs qui n'ont rien fait pour le bonheur de leurs peuples.

On ne saurait donc dire que M. Thomas ait précisément outré le tableau de l'influence de l'homme de lettres sur l'esprit public; car l'homme de génie est devenu réellement l'arbitre des pensées, des opinions et des préjugés publics; l'impulsion qu'il donne aux esprits se transmet de nation en nation, se perpétue de siècle en siècle, depuis que l'imprimerie et la facilité d'écrire ont établi cette communication de lumières et ce commerce de pensées qui s'étendent d'un bout de l'Europe. à l'autre, et qui changeront à la longue infailliblement la face du genre humain, si quelque bouleversement universel du globe, quelque grande calamité physique, ne mettent point de bornes à leurs progrès. Ceux qui ont de la peine à accorder à l'homme de lettres un rôle si glorieux ne font en cela que rendre publique leur secrète nullité. Ils s'accusent ainsi, sans le vouloir, de ne trouver en eux-mêmes aucun talent pour aspirer et concourir à de si nobles fonctions; ils voudraient concentrer toute la considération publique dans le rang et les avantages extérieurs de la fortune, parce qu'ils désespèrent de la partager à d'autres titres; mais je vais les consoler, et leur prouver, pour leur plus grande satisfaction, que s'ils peuvent consentir d'être oubliés après leur mort, ils n'ont rien à craindre pour la jouissance paisible de leurs prérogatives pendant leur vie.

C'est que tout homme qui rend des services au genre humain ne doit en espérer aucune récompense de son vivant. Pour jouir de sa gloire, il faut que ses travaux, après avoir été en butte à la haine et à la calomnie de ses contemporains, aient été consacrés par le temps; et cette consécration ne se fait que lentement. L'éloge du bienfaiteur du genre humain n'est dans la bouche des hommes que lorsqu'il ne peut plus l'entendre. Ainsi, tout homme de génie qui embrasse la profession des lettres fait un acte d'héroïsme volontaire ou involontaire. Que cet acte soit réfléchi ou non, son dévouement au bonheur de sa race n'est ni moins entier ni moins courageux que celui du citoyen généreux qui s'immole au salut de la patrie. Si la gloire qu'il aperçoit au bout de la carrière le soutient, s'il ose jouir d'avance de la reconnaissance de la

postérité, il peut compter avec plus d'assurance encore sur l'ingratitude de son siècle. Il court deux dangers inévitables : l'un, de combattre les opinions, les abus, les préjugés, sans le ressort de la crainte, puisqu'il n'a aucun pouvoir extérieur; l'autre, de ne pouvoir rien entreprendre sans faire sentir à ses égaux sa supériorité d'esprit; sorte d'empire que la vanité et la sottise ne savent pardonner. Ce n'est donc que lorsque la génération, et avec elle les idées, se sont renouvelées; lorsque les barrières que l'intérêt a opposées aux progrès de la raison sont forcées, que l'homme de génie commence à prendre du génie et à exercer du pouvoir sur les esprits. Son empire et sa gloire ne peuvent commencer que lorsqu'il a cessé de vivre.

Voilà l'histoire, chez tous les peuples et de tous les temps, de ces sages qui ne ses ont pas bornés à plaindre les erreurs des hommes, et qui ont voulu y apporter des remèdes; et j'ose croire que si M. Thomas nous avait montré l'homme de lettres sous ce point de vue, son tableau en serait devenu moins emphatique, plus intéressant et plus pathétique. Jamais tableau n'eût été présenté au public plus à propos. Quel est aujourd'hui parmi nous l'homme de lettres de quelque mérite qui n'ait éprouvé plus ou moins les fureurs de la calomnie et de la persécution, qui n'ait été dénoncé au gouvernement comme écrivain dangereux, comme mauvais citoyen, et presque comme perturbateur du repos public; qui ne soit regardé, par le plus grand nombre de ses compatriotes, comme un homme que la société ne tolère que par un excès d'indulgence? Si des mœurs plus adoucies garantissent nos philosophes de ces violences qui ont signalé l'atrocité des siècles barbares, c'est avec regret que leurs ennemis les voient à l'abri de leur rage; et le poison de la haine agissant toujours avec la même activité, faut-il s'étonner qu'à la longue ni l'homme d'État, ni le magistrat, ni la partie du public la plus saine et la plus équitable, ne puissent se défendre de son atteinte, et que, fatigué par des cris continuels, on se persuade enfin que celui qui est toujours attaqué ne saurait être entièrement sans reproche?

M. Thomas n'a pas osé tenter d'arracher à la calomnie son poignard, ni de faire rougir son siècle de ses injustices; mais, en accordant à l'homme de lettres une influence subite qu'il n'eut jamais, en le plaçant de son vivant à côté de l'homme

d'État, il a été censuré d'exagération avec quelque raison. On s'est moqué de ce cabinet solitaire où l'homme de lettres, méditant, a la patrie à ses côtés, la justice et l'humanité devant lui, avec quelques autres satellites qui n'ont pas échappé aux plaisanteries de nos agréables.

Le grand défaut de M. Thomas, c'est d'être toujours uniformément élevé. Il faut savoir ménager des repos dans un tableau; il faut que des ombres fortes fassent sortir les clairs. C'est un art que J.-J. Rousseau possède supérieurement. Il se repose, et puis il s'élance dans les nues avec une force qui entraîne tous ses lecteurs avec lui. Quand on ne sait pas ce secret, à force d'être sublime on devient emphatique et fatigant.

Je souhaite à M. Thomas un peu de cette simplicité qu'il vante tant dans les ouvrages de son prédécesseur, et il ne lui manquera plus rien pour être grand écrivain. Alors il ne nous parlera plus de ces crises violentes où les États se heurtent et se choquent; il ne nous fera plus marcher au bruit de la chute des empires, il ne cherchera plus les moyens de donner aux lois du poids contre la mobilité du temps; la correction du style même y gagnera, et ce soin fut toujours cher aux grands orateurs. Ainsi je ne voudrais pas lire associé à vos assemblées; je crois qu'il serait plus correct de dire: associé à vos travaux. Je ne crois pas qu'en parlant du cardinal de Richelieu, on puisse dire: Il vous fonda, messieurs. Il me semble qu'il fallait dire: Il fonda l'Académie.

L'éloge de M. d'Alembert a été prodigieusement applaudi. « Un roi, dit M. Thomas, appelle Socrate à sa cour, et Socrate reste pauvre dans Athènes. » Si ce trait est historique, il faut convenir qu'il est heureusement employé. J'avoue de bonne foi que j'ignorais que Socrate eût été appelé par un roi de Macédoine; je ne me rappelle pas même le nom de ce roi Archélaüs, cité par M. Thomas comme contemporain de Socrate; il faut que je rapprenne un peu mon histoire de la Grèce.

Quant à l'éloge de M. Hardion, auquel M. Thomas succède, je le regarde comme une gageure par laquelle l'auteur a voulu prouver qu'il n'y a point de sujet stérile pour un homme éloquent; mais en conscience cet éloge est trop long. La simplicité du style de M. Hardion, que M. Thomas compare à la modestie de sa personne, était, en termes non académiques, la pure plati

tude. Il est plaisant de voir M. Thomas lui faire un mérite de n'avoir eu ni force, ni finesse, ni profondeur, ni parure; M. Thomas serait bien fâché de mériter un seul mot de cet éloge. En général, il serait à désirer qu'on pût élaguer des discours de réception cet énorme fatras de louanges.

M. le comte de Clermont, prince du sang, devait, en sa qualité de directeur, répondre au discours de M. Thomas; mais ce prince ne va point à l'Académie. Il a consenti d'être un des Quarante, il y a dix ou douze ans, on ne sait pourquoi. Il se rendit alors à l'Académie, et y resta cinq minutes, mais sans prononcer de discours de réception; il n'y est pas retourné depuis. Le sort l'ayant fait directeur de quartier, M. le prince Louis de Rohan Guémenée, coadjuteur de Strasbourg, se trouvant chancelier de l'Académie, répondit au discours de M. Thomas. Cette réponse est courte, noble et simple. La dernière partie surtout m'a paru fort bien. Il y a, au commencement, un éloge des lettres un peu commun, et que j'aurais voulu retrancher.

Après cette cérémonie, M. Thomas a lu la plus grande partie du quatrième chant de son poëme épique, Pierre le Grand, empereur de Russie. Le sujet de ce chant est le voyage du czar en France. Le poëte, pour pouvoir mettre Pierre en conversation avec Louis XIV, a avancé son voyage en France de douze à quinze années. On s'est beaucoup récrié sur cet anachronisme, et j'avoue que je me moquerais bien des crieurs s'il en résultait de grandes beautés. Il est bien question d'exactitude chronologique dans un ouvrage qui est fait pour l'éternité! et vous verrez que le quatrième chant de l'Énéide m'enchante, m'attendrit, me touche moins, parce que je sais qu'Énée et Didon n'ont pas même vécu dans le même siècle! Mais j'avoue aussi que je ne sais pourquoi M. Thomas a préféré de mettre Louis XIV aux prises avec Pierre le Grand; le personnage de Philippe d'Orléans, régent du royaume, m'aurait paru plus piquant et plus propre à ce rôle. Ce Louis XIV, malheureux et vieux, est triste à mourir. Il endoctrine le czar un peu pédantesquement. Si leur entrevue s'était réellement ainsi passée, je pense que Pierre, en se retrouvant le soir seul

1. Voir tome II, p. 312.

avec Le Fort, lui aurait dit en confidence : « Le bonhomme radote, il n'y a plus personne; » ou, avec plus de philosophie, cette entrevue, lui montrant la vanité de toutes choses, aurait été très-capable de diminuer et même d'éteindre le désir d'exécuter les sublimes entreprises que ce grand homme méditait. Ce qu'il y a de certain, c'est que Louis XIV, affaibli par l'âge et les malheurs, dégradé par son mariage avec la veuve de Scarron, par le cailletage dévot, et par les tracasseries ecclésiastiques qui s'ensuivirent et qui l'occupèrent entièrement, était beaucoup moins propre à se trouver vis-à-vis de Pierre, que cet aimable régent, qui ne croyait pas en Dieu. En général, s'il n'était pas téméraire de juger, par un seul chant, de tout un poëme, je craindrais que celui de M. Thomas ne manquât de génie. Or, pour peindre à la postérité le créateur d'un nouvel empire, et un prince en tout point aussi singulier que le czar, il faut du génie à chaque vers. Dans le chant que M. Thomas a lu, Pierre ne joue que le second rôle. Il écoute, ou, quand il parle, il ne dit que des lieux communs qui n'ont rien de ce caractère énergique et sauvage que le poëte ne pouvait conserver trop précieusement au réformateur de la Russie. Ce chant ne renferme qu'une esquisse assez languissante du siècle de Louis XIV, esquisse ornée d'une immensité de beaux détails, mais dans laquelle il me semble qu'on ne remarque pas assez ce premier jet de génie qui s'élance comme une belle fusée à travers l'obscurité. Ce chant, que des censeurs rigides ont appelé une gazette rimée, était donc le plus facile et le moins intéressant pour nous, qui savons le siècle de Louis XIV par cœur. C'est le siècle de la Russie qu'il fallait nous montrer; c'est là que le poëte peut cueillir des lauriers : tout y est neuf; rien n'a encore occupé le pinceau de ses rivaux.

- M. de Silhouette, ministre d'État, ancien contrôleur général des finances, vient de mourir d'une fluxion de poitrine à un âge peu avancé. Je crois qu'il n'avait que cinquante-sept ans1. On a prétendu qu'il était mort d'une ambition rentrée, comme on dit d'une petite vérole rentrée. En effet, après avoir su s'élever d'une condition obscure aux premières places de l'État, il n'a pas su s'y conserver, et l'on assure qu'il n'a jamais

1. Il était né le 5 juillet 1709, et il mourut le 20 janvier 1767.

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