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viaire des souverains et un des plus beaux livres qui aient jamais enrichi l'humanité. M. Marmontel en fut frappé. Il crut apparemment que le génie de Xénophon n'y faisait rien, et il se mit à écrire les Entretiens de Bélisaire.

La première chose qu'on est en droit d'exiger de l'auteur de ces Entretiens, indépendamment de la science de l'État, de la grandeur des vues, de la gravité du style, de la force et de la sévérité de la couleur, c'est une connaissance parfaite de l'esprit du siècle de Bélisaire, de l'état de l'empire romain sous le règne de Justinien, de l'état des forces et des finances, du caractère de ce règne, de la tournure des esprits, de la philosophie, des arts et des sciences de ce siècle. Bélisaire, s'étendant sur tous ces objets, doit en donner une idée juste et précise: car emprunter les noms de Bélisaire, de Tibère et de Justinien, et les faire discourir ensemble comme nos faiseurs d'écrits politiques et économiques dissertent entre eux dans un cercle, selon les idées reçues en ce XVIIIe siècle en France, exposer en un mot les idées de M. Marmontel sous le nom de Bélisaire, en vérité l'Europe est aujourd'hui trop éclairée pour qu'on souffre ces espèces de parodies. Cela peut ne pas choquer les enfants, parce qu'ils sont ignorants; mais il est impossible qu'un homme instruit s'en accommode, et c'est pour cet homme instruit qu'il faut écrire, parce que, tout en le satisfaisant, on instruit ceux qui ont besoin d'instruction. D'ailleurs

Descriptas servare vices, operumque colores

est le premier devoir qu'Horace impose au poëte. Si vous ne savez pas peindre le tableau des mœurs d'un siècle, laissez les personnages de ce siècle en repos, et donnez aux auteurs de vos romans des noms inconnus et arbitraires qui ne me préparent point à un tableau que votre impuissance ne sait exécuter.

Au défaut de ce tableau, dont M. Marmontel n'a pas su nous tracer la plus légère esquisse, je m'attendais du moins à entendre parler un homme d'État, un héros que les épreuves de la bonne et de la mauvaise fortune avaient rendu philosophe; à qui l'âge, l'expérience et le malheur avaient donné ce coup d'œil profond, ce sens, cette gravité, cette éloquence touchante et sublime qui imprime le respect, élève l'âme, et la

rend digne de s'approprier les leçons d'un grand homme. Ma surprise a été égale à mon chagrin, de ne trouver dans Bélisaire qu'un vieux radoteur, débitant des lieux communs méthodiquement et sans mesure, bavard à l'excès, reprenant chaque jour bien exactement et bien ennuyeusement la conversation où il l'avait laissée la veille, prêchant toujours, ne sachant ni causer ni attacher par ses froides dissertations. Son ton bourgeois, sa petite morale lourde et triviale, sa monotonie capable d'endormir l'homme le plus éveillé, m'ont mis vingt fois dans le cas de m'écrier avec le bon La Fontaine :

Je hais les pièces d'éloquence

Hors de leur place et qui n'ont point de fin.

C'est que M. Marmontel n'a rien de ce qu'il faut à un poëte. Point de génie. Point de naturel. Point de grâce. Point de sentiment. Rien qui vous touche, qui vous émeuve; rien qui effleure l'âme. Il ne connaît ni le génie des hommes ni celui des affaires. Il veut nous instruire par la bouche de Bélisaire, et nous endoctriner sur tous les grands objets du gouvernement, et il n'est pas seulement sur aucun de ces objets au niveau des idées de son siècle. En puisant les siennes uniquement dans les meilleurs écrits de son temps, il aurait du moins eu plus de nerf et d'élévation. Son système militaire est extravagant. Je veux mourir s'il entend lui-même ce que Bélisaire débite sur le luxe; et s'il sait jamais ce qu'il faut pour opérer le bonheur public et combien c'est une chose difficile, il cessera de croire que le premier bon diable ou le premier honnête bourgeois placé sur le trône (car c'est toujours sous ces traits qu'il représente les bons princes) y ferait des merveilles.

Il est une classe de lecteurs qui, convaincue apparemment de la nécessité des livres médiocres, aime à les juger avec indulgence. Si le Bélisaire de M. Marmontel n'est pas un ouvrage de génie, on ne peut disconvenir qu'il ne contienne d'excellents principes, qu'il ne prêche partout l'amour de la vertu et la bonne morale; et que peut-on faire de mieux, dans la jeunesse surtout, que de se nourrir l'esprit de pareilles lectures? J'avoue que, je suis bien éloigné de penser ainsi, car sans compter que ce Bélisaire me paraît absolument manquer de sentiment et

:

d'élévation, deux qualités sans lesquelles je ne puis imaginer une bonne morale, j'avoue que je crois les lieux communs, et ce que j'appelle le bavardage vertueux, non-seulement inutiles, mais contraires au progrès de la morale soit publique, soit particulière inutiles, parce que les lieux communs ne parlent jamais à l'âme, et que c'est elle qu'il s'agit de remuer et de toucher; contraires, parce qu'ils accoutument la jeunesse à se payer de mots, à se contenter de phrases et de tournures, et à les substituer aux choses. Lisez le chapitre de Bélisaire contre les favoris, et demandez à ce bon aveugle quel bien il croit avoir fait en expliquant ce que c'est que la faveur. Il dit que la faveur accorde au vice aimable ce qui appartient à la vertu; il ajoute qu'un prince éclairé, juste et sage, n'a point de favoris, qu'il a des amis. Mais le prince le plus livré aux favoris sera d'accord sur ces principes. Il trouvera les flatteurs et les favoris une espèce d'hommes exécrables; mais heureusement, dira-t-il, je n'ai que des amis. De quoi s'agit-il donc, puisqu'il n'y a point de prince à qui l'on n'ait prêché le danger des flatteurs, et qui n'en soit convaincu? Il s'agit de lui apprendre à distinguer les flatteurs des amis, et cette science ne s'acquiert pas des lieux communs, et on lirait vingt fois le chapitre de Bélisaire sans en être plus avancé. C'est que les véritables éléments de morale pour les princes, c'est l'histoire qui les renferme; et pour nous en tenir à l'exemple pris au hasard dans les conversations de Bélisaire, c'est en lisant la vie et les malheurs d'un prince livré aux favoris, en comparant les mœurs et la conduite de ces favoris avec la conduite de ceux qu'il appelle ses amis, qu'un prince sans expérience et enclin à cette faiblesse pourra peut-être réussir à se garantir des atteintes d'un poison qui ne se présente que sous l'aspect le plus séduisant.

On a appelé l'ouvrage de M. Marmontel le Petit Carême du P. Bélisaire, à l'imitation du Petit Carême du P. Massillon, parce que les entretiens de Bélisaire ressemblent en effet beaucoup à des sermons, et que le bonhomme vous endort son lecteur comme un moine qui prêche. Si vous me demandez quel est le but moral de cet ouvrage, je vous dirai qu'il est fait exprès pour prouver qu'un empereur qui doit à l'un de ses sujets une longue suite de victoires et tout le lustre de son règne, n'a rien de mieux à faire, pour lui témoigner sa reconnaissance,

que de le réduire à la mendicité, après lui avoir fait crever les yeux. Je sais bien que ce n'était pas là précisément ce que M. Marmontel se proposait de prouver jusqu'à l'évidence; mais il n'y a pas moins réussi, en donnant à son Bélisaire la résignation non d'un héros, mais d'un capucin. Un héros, après avoir éprouvé les plus cruelles injustices de la part de son prince ou de son siècle, peut avoir l'âme trop fière pour daigner se plaindre, il peut renfermer dans son sein tout murmure; un capucin va plus loin. Il vous prouve comme Bélisaire, en vingt endroits de ses sermons, que Justinien ne pouvait guère se dispenser de lui faire crever les yeux, et que cet auguste et respectable vieillard, pour avoir fait à peu près toute sa vie le mal, avec une bonhomie et une imbécillité parfaites, doit être un objet d'amour et de tendresse pour ses sujets. Voilà ce que j'appelle une morale empoisonnée, et qui mérite une place parmi les assertions des jésuites sur le régicide: car c'est vouloir porter le poison et la mort immédiatement dans l'âme des princes que de prêcher une telle morale. Si un imbécile endormi sur le trône peut être impunément, durant son long sommeil, le jouet et l'instrument de la calomnie et de la méchanceté; si, croyant poursuivre les ennemis de son autorité, il peut opprimer le mérite, dépouiller la vertu, encourager le crime, éteindre dans l'âme de ses peuples toute élévation et tout désir de véritable gloire, et prétendre malgré cela, à titre de bonhomie, aux respects et à la vénération de la postérité, je ne sais plus quel sera l'hommage réservé à la mémoire des grands et bons princes; et peu s'en faut que, d'accord avec la Sorbonne, quoique sous un point de vue différent, je ne traduise Bélisaire comme un corrupteur de morale, comme un empoisonneur public, au tribunal de la postérité, qui juge sans ménagement les bons et les mauvais princes, les bons et les mauvais écrivains.

Je me suis dispensé de relever dans cet ouvrage des défauts beaucoup plus frappants. Les enfants ont été blessés de voir Justinien plusieurs jours de suite en conversation avec Bélisaire, sans que celui-ci en ait le moindre doute; apparemment que l'empereur contrefaisait sa voix, suivant l'usage du bal de l'Opéra de Paris, où l'on parle le fausset quand on ne veut pas être connu. Cet auguste et respectable vieillard qui, par surprise, a fait crever les yeux au plus grand homme de son siècle, en est

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quitte pour s'en retourner tous les soirs un peu rêveur de ces conversations, et pour dire à la fin aux intrigants de sa cour : Tremblez, lâches; son innocence et sa vertu me sont connues. Voilà assurément un beau repentir et un beau triomphe pour Bélisaire !

Il y a au quinzième chapitre un sermon de Bélisaire en faveur de la tolérance. Comme il n'est pas moins bonhomme que son empereur, il sauve tout le monde, et il soutient que les souverains n'ont ni droit ni intérêt à gêner la liberté de penser de leurs sujets. La Sorbonne a été vivement offensée de la témérité de ces assertions. Elle a déjà fait des démarches pour arrêter le débit de l'ouvrage, et elle lancera sans doute une censure en forme contre un aveugle qui ose placer MarcAurèle, et Trajan, et Titus, et d'autres scélérats de cette espèce, dans le séjour des bienheureux, en se conformant à cet égard à l'opinion de plusieurs pères de l'Église.

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