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Mlle Durancy a joué le rôle d'Obéide. Je n'ai point eu occasion encore de vous parler de cette actrice, qui est au théâtre depuis quatre ou cinq mois. Mlle Durancy est née sur les planches. Son père, après avoir joué quelque temps sur le théâtre de Paris les rôles de valet, fut renvoyé en province; sa mère, qui voulait jouer les rôles de caractère, n'a jamais pu se faire supporter à Paris plus de huit jours. Me Durancy elle-même. débuta sur le théâtre de la Comédie-Française, il y a sept ou huit ans, dans les rôles de soubrette. On ne lui trouva pas alors assez de talent, et elle fut congédiée. Ne sachant que faire et se trouvant un peu de voix, elle entra à l'Opéra, où elle joua pendant trois ou quatre ans de suite les rôles les plus subalternes dans la plus honnête médiocrité. Cependant on lui remarqua peu à peu de l'intelligence; et comme, suivant le proverbe, dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois, elle passa bientôt pour une excellente actrice. On déplorait seulement qu'elle eût si peu de voix, car, sur ce théâtre de braillards et de criards, il faut des poumons comme des soufflets de forge pour acquérir la réputation de chanter avec goût et avec âme, comme disent les fins connaisseurs. Celle de Mlle Durancy commença par une scène de jalousie jouée dans je ne sais plus quel opéra. Le rôle de Colette, dans le Devin du village de M. Rousseau, acheva cette réputation d'actrice. Je ne fus cependant pas séduit par la manière dont elle joua ce rôle. Je pense que l'innocence et la naïveté d'une jeune villageoise ne peuvent s'exprimer par des minauderies, même spirituelles et agréables, et qu'une fille de théâtre qui passe tous les soirs et pour de l'argent dans les bras du premier venu devine mal les mouvements d'amour, de dépit et de jalousie d'une Colette. Mais le public ne fut pas de mon avis. Il trouva Mile Durancy à merveille dans ce rôle, et quelques principaux soutiens du Théâtre-Français, M. d'Argental et M. le marquis de Thibouville entre autres, assurèrent bientôt que cette actrice serait très-propre à remplacer Mile Clairon. En conséquence, on lui fit apprendre quelques rôles tragiques, et l'on répandit dans le public qu'elle les jouait supérieurement. Mlle Clairon même favorisa ces bruits en accordant beaucoup de talent à celle qui devait lui succéder, et en lui donnant des conseils et des leçons. Il ne s'agissait plus que de trouver un moyen de la faire sortir de l'Opéra. L'Académie

royale de musique est jalouse de ses moindres droits, et dans les temps difficiles, les moindres pertes se font regretter. Il s'entama donc une négociation aussi importante que délicate entre Messieurs les premiers gentilshommes de la Chambre du roi, qui dirigent la Comédie-Française, et M. le comte de SaintFlorentin, qui, en sa qualité de ministre de Paris, a l'Opéra dans son département. Après le nom du Très-Haut dûment invoqué, et avoir généralement reconnu l'importance de l'ennuyeux spectacle national appelé Opéra français et décidé essentiellement nécessaire au soutien de la gloire nationale, on convint que Mile Durancy passerait du théâtre de l'Opéra sur celui de la Comédie-Française sans tirer à conséquence. En conformité de ce traité, Me Durancy débuta au mois de novembre dernier dans les rôles de Pulchérie, d'Aménaïde et d'Électre, et fut reçue à demi-part immédiatement après son début. Ce début ne répondit cependant pas à l'attente de ses protecteurs, ni à l'idée qu'on s'en était faite d'avance sur leur parole. Le public ne fut point dans l'enthousiasme des talents de Me Durancy; et les amateurs de l'Opéra français, choqués au dernier point de sa désertion, et profitant de la disposition du public, la débutante transfuge pensa être sifflée dans les formes. Ce n'est qu'à la quatrième ou cinquième fois, et au moment de son plus grand découragement, qu'elle triompha enfin de la cabale.

Le fait est que la figure de Mlle Durancy est très-ignoble, qu'elle a l'air d'une grosse servante de cabaret; qu'elle ne manque ni d'intelligence ni même de chaleur, mais qu'elle a un jeu dur comme sa physionomie, sans grâce, sans sentiment, sans âme. Cela ne fera donc jamais qu'une actrice médiocre qui jouera passablement bien les rôles qui lui auront été notés par Mie Clairon ou par M. de Thibouville, mais qui n'entraînera jamais le spectateur par la force et le pathétique de ses propres accents. Le crédit de ses protecteurs a tout mis en œuvre pour la faire valoir aux dépens d'une rivale qui s'était présentée sur son chemin. Mlle Sainval, actrice du théâtre de Lyon, aussi laide que Me Durancy, mais d'une figure moins ignoble et moins disgracieuse, avait débuté avant elle avec beaucoup de succès. On lui avait trouvé des entrailles et du pathétique, elle pouvait devenir une rivale redoutable. La nécessité d'accoucher l'avait forcé d'interrompre son début. Après le début de

Mile Durancy, on contraignit Mlle Sainval, à peine relevée de couches et encore faible et languissante, de reprendre le sien. Elle reparut, mais sans voix et sans force, et ce second début lui fit beaucoup de tort. Elle a été reçue cependant à la pension et à l'essai; mais le temps de son essai se passera à ne jamais jouer, parce que Mlle Dubois et Mile Durancy, jouissant de leur droit d'ancienneté, ne lui laisseront vraisemblablement jamais de rôle à remplir.

Les protecteurs de Mile Durancy, devant lesquels il n'est pas permis de prononcer le nom de Mile Sainval, ont procuré à leur favorite l'avantage de jouer le rôle d'Obéide préférablement à Mile Dubois. Dans les pièces nouvelles, l'auteur est libre de donner les rôles à qui bon lui semble, mais l'acteur reste en possession du rôle qu'il a une fois joué. C'est sans doute M. d'Argental qui a engagé M. de Voltaire à faire ce petit passedroit à Mlle Dubois, et à donner son rôle à Mile Durancy. Elle a bien rendu ce rôle tel qu'il lui a été noté par Le Kain; un serin sifflé ne retient pas mieux son air; mais je crois que Mlle Dubois, avec ses attraits et sa belle voix, aurait, malgré la médiocrité de ses talents, fait plus d'effet et mieux contribué au succès des Scythes. Obéide-Durancy eut un air et un accoutrement si ridicules que je craignis que sa seule apparition ne fit faire des éclats de rire. Huchée sur des talons d'une demiaune de hauteur, elle avait retroussé sa robe blanche garnie de peau de tigre jusqu'aux genoux. On voyait donc toute sa jambe, habillée de bas de couleur de chair entrelacés de rubans d'or et d'argent en forme de brodequins. Cet accoutrement, joint à sa figure et à une démarche rapide et gênée par l'énormité des talons, lui donnait l'air de quelque bipède sauvage errant dans les forêts de la Scythie, et cherchant à se dérober à la poursuite du chasseur.

Ainsi, quoique la faiblesse de la tragédie des Scythes eût suffi pour rendre son succès peu brillant, je crois pourtant que ce succès eût été fort différent si cette pièce avait été mieux jouée, et avec la perfection qu'on croirait devoir attendre du premier théâtre de la nation, si tout ne tombait un peu en décadence.

Puisque nous sommes sur le chapitre de la ComédieFrançaise, il faut ici dire un mot de ce qui s'est passé au sujet de Molé, premier de son nom dans l'histoire du théâtre, et qui

ne reconnaît pas le célèbre Mathieu Molé pour aïeul. Cet acteur joue avec beaucoup de succès dans le haut comique. Son jeu n'est pas très-varié, mais il est plein de chaleur et d'agrément. On ne peut pas dire que Molé soit un comédien sublime; mais, dans l'état de disette où nous sommes, c'est un acteur essentiel à la Comédie-Française. Il tomba dangereusement malade au mois de janvier dernier d'une fluxion de poitrine; la crainte et les regrets de le perdre furent extrêmes. Le parterre, toujours enchanté de jouer un rôle et de parler, surtout depuis que les sentinelles placées à chaque pilier l'ont privé de sa prérogative de dire tout haut sa pensée, le parterre, dis-je, s'avisa un jour, après la pièce, de demander des nouvelles du malade. On lui en dit de fort mauvaises, et depuis ce moment il en demanda tous les jours pendant six semaines de suite, jusqu'à la parfaite guérison. Cette attention rendit la maladie de Molé célèbre et intéressante; les femmes s'en mêlèrent, et bientôt ce fut un air de savoir au juste l'état du malade. On avait appris que son médecin lui avait ordonné pour sa convalescence de boire un peu de bon vin vieux. Tout le monde s'empressa de lui en envoyer, et en peu de jours M. Molé, accablé de présents, eut la cave la mieux garnie de Paris. Tant de marques d'intérêt et de faveur devaient bientôt faire place à un déchaînement qu'il n'était pas aisé de prévoir.

On avait su, pendant la maladie, que M. Molé n'était pas l'homme le plus rangé, et qu'il avait pour environ vingt mille livres de dettes; Mile Clairon offrit, pour les payer, de jouer par souscription, au profit de Molé, sur un théâtre particulier, une fois sans tirer à conséquence. On fixa les billets de souscription à un louis, en permettant à chaque souscripteur de donner au delà, suivant le degré de sa générosité. Mme la duchesse de Villeroy, Mme la comtesse d'Egmont, et plusieurs autres dames du premier rang, se chargèrent de la distribution des billets. Ce projet prit mal dans le public. Mile Clairon a eu le malheur de choquer infiniment ce public par un peu trop de prétention à la considération. On ne lui a pas pardonné sa retraite, et l'animosité qu'on remarque contre elle est telle qu'elle ne pourrait reparaître sur le théâtre de sa gloire sans essuyer peut-être quelque désagrément marqué. On dit que Molé, de son côté, a beaucoup de suffisance et de fatuité. Bientôt il

VII.

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y eut un déchaînement universel contre cette souscription, et pendant plus de quinze jours on ne parla pas d'autre chose. Tous les grands principes furent mis en avant. On calcula qu'avec l'argent qu'on employait à payer les dettes d'un histrion, on aurait pu préserver du froid et de la faim tous les pauvres de Paris pendant les rigueurs de l'hiver dernier. Ce qui me fâchait, c'est que ceux qui calculaient avec autant d'austérité n'avaient pas fait allumer un fagot pendant tout l'hiver en faveur des pauvres. On fit cent histoires impertinentes et ridicules. Le seul conte plaisant, au milieu d'un nombre infini de pauvretés, était que Molé, encore très-faible, avait demandé à son médecin en quel temps il pourrait reparaître sur le théâtre; que son médecin avait fixé ce terme à deux mois; qu'à cela le comédien avait répondu : « Ce terme est peut-être trop court pour ma santé, mais il est trop long pour l'intérêt de ma gloire; >> qu'à ce propos le médecin lui avait répliqué: « Tâchez de vous tranquilliser, et tout ira bien. Au reste vous savez qu'on a reproché à Louis XIV de parler trop souvent de sa gloire. »

Au milieu de toutes ces clameurs, la souscription s'était cependant formée, et le 19 février dernier, on représenta la tragédie de Zelmire dans une maison de la rue de Vaugirard, où autrefois la veuve de Scarron éleva les enfants du roi et de Mme de Montespan, avant d'être devenue la marquise de Maintenon. On dit que cette souscription a valu environ six cents louis à Molé. Cet acteur parut quelques jours auparavant sur le théâtre de la Comédie-Française et joua le rôle de l'amant dans la Gouvernante. Après avoir dit les premiers mots de son rôle et reçu les plus grands applaudissements, il s'interrompit, s'avança, et adressa au parterre un court remerciement de ses bontés, comme si la reconnaissance venait de lui arracher ce peu de paroles malgré lui. Cela fut encore mal pris, et l'on dit que c'était manquer de respect au public. Telles sont les vicissitudes de la faveur publique. Le singe de Nicolet, qui fait depuis un an l'admiration de Paris en dansant sur la corde à l'envi de son maître le seigneur Spinaculta, ce singe ne manqua pas de faire la parodie. On annonça qu'il était malade. Le parterre demanda de ses nouvelles, et l'on fit une souscription et mille autres pauvretés de cette espèce. Il a couru de mauvais vers et de vilains couplets que je transcris ici avec beaucoup

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