de répugnance, mais qu'il faut conserver à cause de la vogue qu'ils ont eue pendant quelques jours, et pour faire remarquer l'esprit public de cette capitale en certaines occasions. Voilà bien du bruit pour une somme d'argent donnée à un comédien ! Il me semble que dans tous les pays du monde, il est reçu que les gens à talents doivent être magnifiquement payés par les princes ou par le public. Ils le sont moins en France que partout ailleurs, et parce qu'on aura formé en faveur d'un acteur une souscription à laquelle il est libre à chacun de ne pas prendre part, on fait un train interminable. Il y a deux ans qu'on donna à Manzuoli en Angleterre quinze cents livres, sans compter les présents de toute espèce, pour y chanter pendant un hiver à l'Opéra; et personne n'a imaginé de faire des épigrammes et des chansons à ce sujet. C'est qu'il faut convenir qu'à travers cette légèreté et cette frivolité qu'on est en usage de nous reprocher, on aperçoit, même dans nos amusements, un fond de jansénisme et de pédanterie qui domine peut-être sur toutes les autres nuances. Cette passion qu'on montre ici pour les spectacles publics, jointe à l'envie d'avilir les gens à talents, est une des contradictions les plus choquantes, et peut-être une des preuves les plus fortes que nous ne possédons les arts que par forme d'adoption, et qu'ils ne sont pas chez nous dans leur pays natal. Rien du moins ne prouve mieux qu'au milieu de notre politesse et de la douceur de nos mœurs nous conservons un fond de barbarie et d'aspérité gothique. Un observateur habile aura de fréquentes occasions de le remarquer. L'autre jour, Le Kain, causant dans le foyer de la Comédie, dit que la part de l'année entière n'avait pas monté à huit mille livres, et paraissait se plaindre de la modicité de cette recette. Il est évident qu'un acteur, qui est obligé de dépenser les deux tiers de cette somme en habits, n'a pas un sort suffisamment honnête pour vivre. Cependant un vieux bourru d'officier qui était là prit la parole et dit : « Parbleu, voilà un plaisant faquin qui n'a pas assez de huit mille livres! Moi, je suis couvert de blessures, et j'ai huit cents livres de pension. » Le Kain se retourna vers ce bourru, et lui dit avec beaucoup de politesse: « Eh, monsieur, ne comptez-vous pour rien le propos que vous osez me tenir? »> S'il m'était permis d'ajouter quelque chose après ce beau mot, je demanderais quel est l'homme le plus vil, ou du comédien qui repousse une insulte grossière avec tant de noblesse, ou du militaire qui regarde l'argent comme le prix et la mesure de tout? VERS. L'argent est rare, nous dit-on; Et Paris est à contribution. Sur un théâtre qu'on élève, On veut encor nous forcer au bonheur Chacun s'applaudissant chantera sa victoire : CHANSON. Sur l'air du Vaudeville du Maréchal. Tout le bruit de Paris, dit-on, Est que mainte femme de nom Quête pour une tragédie Où doit jouer la Frétillon1, Pour enrichir un histrion. Tous les jours nouvelle folie : La catin Intéresse Baronne, marquise et duchesse. Pour un fat, pour un polisson Vainement les refuse-t-on. Pour revoir encor la Clairon, Dans Paris elles font tapage. 1. Premier nom de Mie Clairon, célèbre par les erreurs de sa jeunesse. (GRIMM.) La santé De Molé Les engage, Elles ont grand cœur à l'ouvrage. Par un excès de vanité, La Clairon nous avait quitté; Comptant sur la frivolité, Elle recherche le suffrage Du plumet, Du valet: Quel courage Pour un aussi grand personnage! Le goût dominant aujourd'hui A les servir chacun s'empresse. La catin Intéresse Baronne, marquise et duchesse. Molé, plus brillant que jamais, Les femmes vident les goussets Pour servir Son plaisir, Ses sottises, Elles se mettraient en chemise. Assignons par cette chanson Qu'on doit donner à l'indécence: D'abord, à Molé le bâton; Ensuite pour bonne raison, Comme une digne récompense 1. Le prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, l'archevêque de Lyon, l'archevêque de Bourges, l'évêque de Saint-Brieuc, ont souscrit pour la représentation de Molé. (GRIMM.) A Clairon La maison Ou la cage Que l'on doit au libertinage1. COMPLAINTE sur l'air des Pendus. Quel est ce gentil animal Qui dans ces jours de carnaval Vous eûtes, éternels badauds, De sa nature cependant Cet animal est impudent; Mais dans ce siècle de licence La fortune suit l'insolence, Et court du logis de Molet Il faut le voir sur les genoux De quelques belles aux yeux doux, Les charmer par sa gentillesse, Leur faire cent tours de souplesse : Ce ne peut être que Molet Ou le singe de Nicolet L'animal un peu libertin Tombe malade un beau matin : Voilà tout Paris dans la peine, 1. Et à l'auteur de la chanson, trois mois de Bicêtre pour la première fois. (GRIMM.) 2. Les Mémoires secrets (2 mars 1767) attribuent ces couplets à Boufflers. M. de Manne (Galerie de la troupe de Voltaire) a établi par les actes civils que, contrairement à ce qui a été souvent imprimé, le nom de cet acteur était bien Molé et non Molet. La digne et sublime Clairon A changé l'urne en tirelire; Généraux, catins, magistrats, Si la mort étendait son deuil Peuple ami des colifichets, Le voyage de Me Clairon à Varsovie n'aura pas lieu cette année. Voici la lettre1 que le roi de Pologne a écrite à ce sujet à Mme Geoffrin. Elle est datée du 20 mars 1767: «Ma chère maman, je vous envoie ceci par estafette pour que vous avertissiez de ma part au plus tôt Mile Clairon de ne plus songer au voyage de Varsovie pour cette année. Je ne puis assez vous dire combien je regrette le plaisir que je m'étais promis de la voir et de l'entendre ici; mais voici ce qui m'en prive. Dès que j'ai vu que les choses tournaient de façon à produire du trouble ici, j'ai d'abord songé à renvoyer tout mon théâtre. «Mais, m'a-t-on dit, cela annoncerait trop tôt votre << opinion sur les affaires, et la connaissance de cette opinion « mettra les esprits trop en mouvement avant le temps. » J'ai 1. Elle a été imprimée dans les Éloges de Mme Geoffrin (Paris, 1812, p. 140) et dans la Correspondance, publiée par M. Ch. de Mouy, p. 279. |