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cuisinier si, pour avoir du bon bouillon, il ne faut pas que votre pot soit écumé à diverses reprises. Empêchez l'écume de sortir du pot, de se séparer de la substance de votre bouillon, et vous verrez ce qui en arrivera. Toute société politique a son écume, à laquelle un habile législateur ménage la possibilité de se séparer du reste, sans quoi le pot public va mal. Si l'on s'aperçoit enfin d'un adoucissement sensible dans les mœurs de l'Europe, ce n'est peut-être qu'à force d'avoir écumé notre pot que nous l'éprouvons. Les croisades et l'Amérique ont ouvert depuis huit cents ans deux grands écouloirs au profit des sociétés politiques de l'Europe, dont l'un est encore subsistant. Gardons-nous de fermer cet écouloir sans en ouvrir un autre, si la police et la tranquillité intérieures nous sont chères.

Les deux professions à peu près les plus opposées sont celle du moine et celle du guerrier. A ne s'en rapporter qu'au raisonnement le plus simple et le plus évident, la première de ces professions doit être l'école de toutes les vertus; la seconde, l'école du vice et du crime. Car quoi de plus beau et de plus vertueux que d'avoir fait un état de l'humilité, de la charité, de la pauvreté, c'est-à-dire de la tempérance et de la modération; d'avoir appris à mépriser par principe les richesses et la vie? D'un autre côté, quel horrible métier que celui qui consiste à tuer ses semblables, à porter le ravage et la désolation. dans tous les pays, dans toutes les familles, à combiner la force et la ruse, pour combattre, ruiner, massacrer, exterminer? Il est clair que le moine ne peut manquer d'être le modèle de toutes les vertus, et que le guerrier est par état un monstre altéré de sang, qui ne peut se plaire que dans l'horreur du crime. Cependant (et ceci soit dit pour montrer en passant combien le raisonnement est un guide sûr pour conduire à la vérité) l'expérience nous prouve précisément le contraire. Géné– ralement parlant, le moine est dur, impitoyable, c'est un cœur étranger à la compassion, c'est du moins un animal passif, sans nulle énergie, sans nulle vertu; le guerrier en revanche est communément noble, désintéressé, compatissant, généreux, magnanime. Tant de vertus, résultat d'un si horrible métier: tant de vices engendrés dans la profession paisible des vertus du cloître! Cette différence mérite quelque réflexion. La nécessité de courir des hasards, l'habitude d'exposer sa vie seraient

VII.

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elles une source féconde de vertus, et serait-il vrai qu'elles transforment le métier le plus horrible en apparence en une école de justice, de compassion et d'héroïsme? L'âme ne vaut qu'autant qu'elle est exercée, et quel peut être son exercice dans un cloître ? Le moine parle du mépris de la vie : quelle impertinence! Comment méprise-t-on la vie dans un couvent? La paix, l'inaction de l'âme détruit jusqu'au germe des vertus, et c'est dans la profession qui a pour but la destruction de ses semblables qu'on apprend le prix qu'il faut faire de la vie, et avec ce prix celui des vertus les plus utiles à l'humanité. Nous sentons si fort le besoin des secours mutuels, de l'intérêt réciproque, de la compassion et de la générosité, que l'être le plus haïssable n'est pas celui qui fait le plus de mal, mais cet être apathique qui, sans faire aucun mal aux autres, n'est occupé que de ses aises, de ses convenances, de ses intérêts; une conspiration générale, quoique non concertée, fait détester les hommes de cette espèce par-dessus tous les autres. Or il ne s'agit plus que de savoir si la paix perpétuelle, bien établie par les soins de M. de La Harpe ou de M. Gaillard, ne tend pas à transformer les hommes en êtres aussi aimables?

Il serait aisé de pousser plus loin ces réflexions, et de les développer davantage; mais je m'arrête ici. Peut-être, en approfondissant mieux cette matière, le bon israélite trouvera-t-il que le plus sûr effet de sa paix perpétuelle serait de relâcher les liens des sociétés, et d'anéantir toutes les vertus héroïques et patriotiques, sans lesquelles il est assez indifférent que la terre soit couverte de troupeaux d'hommes végétant paisiblement. Je ne me suis jamais soucié de savoir si les monarchies ou les républiques des fourmis étaient bien florissantes. Si le bon israélite veut entrer dans mes vues, après avoir dépensé son argent pour apprendre de M. de La Harpe les avantages de la paix et les malheurs de la guerre que personne n'ignore, il en dépensera autant l'année prochaine pour couronner un orateur qui lui apprendra les inconvénients de la paix, et les avantages de la guerre, qu'il paraît ne pas si bien savoir. Le moindre profit qu'il tirera de son argent sera d'apprendre à supporter les malheurs de la guerre comme les autres inconvénients de la vie, dont il y a un grand nombre qui ne sont ni moins cruels ni moins inévitables.

M. de La Harpe réside à Ferney depuis la fin de l'été dernier avec femme et enfants. Son discours sur les avantages de la paix vous prouvera qu'il sait écrire en prose, et l'épître qu'il vient d'adresser à M. Barthe en réponse à sa Lettre de l'abbé de Rancé vous convaincra qu'il a le talent des vers. C'est de tous les jeunes gens le seul, avec M. Colardeau peutêtre, qui ait donné quelques preuves de sa vocation pour les lettres, quoiqu'ils aient été assez malheureux l'un et l'autre dans la carrière dramatique. M. de La Harpe, né sans fortune, comme la plupart des enfants d'Apollon, a fait la sottise de se marier, il y a deux ou trois ans, à une petite limonadière jeune et jolie, et aussi pauvre que lui. C'est un grand malheur. M, de Voltaire a recueilli depuis peu cette petite famille. Rien n'est plus touchant que de voir le chef de la littérature prendre ainsi soin de ses enfants délaissés.

On dit que Mme de La Harpe joue la comédie avec beaucoup de succès, et que son mari n'est pas mauvais acteur non plus. On ajoute que M. de Voltaire leur a conseillé à tous les deux d'embrasser l'état de comédien, et qu'ils ne sont pas éloignés de suivre ce conseil. J'aime à croire la dernière moitié de cette nouvelle absolument fausse. Quoique je ne connaisse M. de La Harpe, pas même de figure, je m'intéresse à lui. Il ne faut se mettre au-dessus des préjugés que quand il y a de l'héroïsme à les braver. Je sens que lorsque M. de La Harpe aura monté sur le théâtre, je ne l'en estimerai pas moins; mais je sens aussi que cette démarche le fera tomber dans le mépris, et que c'est un homme perdu, à moins qu'il n'ait, avec tous les avantages extérieurs, le talent de Baron ou de Garrick. Quant aux talents de sa femme, M. de Voltaire en a écrit avec assez d'enthousiasme pour donner de la jalousie à Mile Clairon.

M. d'Aubigny, ancien intendant des études de l'École royale militaire, vient de mourir, âgé d'environ soixante ans. C'était le neveu de Dufresne Ducange, célèbre par son Glossaire et par sa vaste érudition. Le neveu a vendu les manuscrits de l'oncle à la Bibliothèque du roi. Il n'a occupé, dans les dernières années de sa vie, que très-peu de temps sa place à l'École royale militaire, et il n'y a pas réussi. Il s'en était retiré il y a environ deux ans, avec une pension de quatre mille francs. C'était un

homme mélancolique et chagrin. Il passait pour avaricieux et avide, quoiqu'il jouît d'une fortune aisée. De tels tempéraments ne promettent pas une longue vie. Le chagrin de n'avoir pas réussi à l'École militaire l'a conduit au tombeau.

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On a traduit du latin de Justus Febronius un Traité du gouvernement de l'Église, et de la puissance du Pape relativement à ce gouvernement. Trois volumes in-12. Ce livre a fait beaucoup de bruit dans l'Allemagne catholique et même en Italie; il a obtenu à Rome les honneurs de l'Index. Le nom de Justus Febronius est supposé, et, si je m'en souviens bien, on attribue l'ouvrage a un chanoine de Wurtzbourg. Il ne fera pas tant de sensation en France. Ses principes sur la nécessité de restreindre l'autorité du pape sont ceux de tous les bons jansénistes, et n'auront pas en ce pays-ci le piquant de la nouveauté.

- Le Voyage de M. Gmelin en Sibérie, fait et publié par ordre du gouvernement de Russie, est un ouvrage fort estimé. M. de Kéralio, premier aide-major de l'École royale militaire, vient d'en publier une traduction libre d'après l'original allemand, en deux volumes in-12 assez considérables. Le principal soin de M. de Kéralio a été de supprimer un grand nombre de détails qui n'auraient été d'aucun intérêt pour les lecteurs français, et de réduire par conséquent l'ouvrage de M. Gmelin presque à la moitié. Il lui a aussi ôté la forme de journal qu'il a dans l'original, et l'a partagé en chapitres. Cette traduction ne peut manquer d'être bien accueillie.

Il faut joindre à l'ouvrage précédent l'Histoire du Kamtschatka, des iles Kurilski et des contrées voisines, publiée à Pétersbourg en langue russe, par ordre de Sa Majesté impériale, et traduite d'après l'anglais en langue eidous: car voilà comment il faudra nommer l'idiome dans lequel translate M. Eidous, et qui n'est certainement pas français. Cet ouvrage curieux fait aussi deux volumes in-12 assez forts.

Nos faiseurs d'héroïdes ornées d'estampes ressemblent aux chenilles quand il y en a un trop grand nombre, c'est preuve de sécheresse. Tuons-en deux ou trois, ce sera toujours cela de moins. M. Masson de Pezay, capitaine de dragons, a fait imprimer une Lettre d'Ovide à Julie, écrite de son exil, précédée d'une lettre de l'auteur, en prose, adressée à M. Dide

rot1. On a beau lire la prose et les vers de M. de Pezay, il n'en reste rien, absolument rien; c'est un gazouillement sans idées : autant vaudrait perdre son temps à étudier le sifflement d'un serin. M. d'Alembert a très-plaisamment appelé M. de Pezay le bémol de M. Dorat.

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M. Mercier, à l'enseigne de l'Homme sauvage, a cherché un sujet d'héroïde dans le recueil des causes célèbres. Il y a trouvé un moine, qui, en gardant le corps mort d'une jeune personne, se sent possédé par le diable de la luxure. Il s'abandonne à son incontinence, et fait un miracle lorsqu'il y pense le moins la jeune fille expirée ressuscite. Elle s'était couchée fille, et se relève mère; et lorsque le funeste secret est découvert, le moine, auteur du miracle, est enfermé dans un cachot". Voilà le héros de M. Mercier, qui, du fond de son cachot, écrit sa dégoûtante aventure à son ami, en vers alexandrins. Pour égayer le sujet, M. Mercier a fait tirer son estampe en rouge. Tout prouve que M. Mercier est un garçon plein de goût.

Le grand Poinsinet, dont Philidor a fait réussir les pièces par sa musique, à notre grand ennui, détriment et dommage, vient aussi de s'essayer dans le genre de l'héroïde. Il a fait écrire Gabrielle d'Estrées à Henri IV3. M. Blin de Sainmore s'était déjà fait le secrétaire de cette célèbre et intéressante beauté; mais celui-ci ne l'a fait écrire qu'à l'article de la mort. M. Poinsinet nous la montre bien portante, quoique plaintive. Henri, déterminé par le sévère Mornay, part sans la voir: voilà le sujet de sa douleur. Mais elle n'a pas fini sa lettre que son héros revient victorieux et vole dans ses bras. Vraisemblablement le tendre Henri s'abandonne à ses transports sans lire la lettre de M. Poinsinet, et moi, je ferai comme lui, quoique je n'aie pas de Gabrielle à consoler.

On vient de traduire de l'anglais un petit roman intitulé le Ministre de Wakefield, histoire supposée écrite par lui

1. Figure, vignette et cul-de-lampe d'Eisen, gravés par Née. Le Guide de MM. Cohen et Mehl attribue cette héroide à Dorat.

2. Lettre de Dulis à son ami. Londres et Paris, 1767, in-8°. Figure, vignette et cul-de-lampe de Gabriel de Saint-Aubin, gravés par Mer. La seconde édition de cette héroïde (1768) est ornée d'une figure et d'une vignette par Moreau, gravées par Longueil, et d'un cul-de-lampe par Thérèse Martinet.

3. Amsterdam, 1767, in-8°. Figure de Gravelot, gravée par Levasseur.

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