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JUILLET

1er juillet 1766.

LETTRE DE M. DAMILAVILLE A M. DIDEROT1.

Oh! vous n'en êtes pas quitte, monsieur le philosophe; j'ai commencé par défendre mon cœur et mes amis, parce que c'est ce que j'ai de plus cher, mais n'imaginez pas que j'abandonnerai lâchement mon esprit dans le bourbier où il vous plaît de le voir j'y prends aussi quelque intérêt. Je veux à la vérité passer pour bon, mais non pour une bonne bête. Croyez-vous donc que je prendrais un bon mot, une épigramme pour une raison? Nous feras-tu accroire que c'était de bonne foi que tu faisais un jour l'éloge des capucins? Dites-moi, je vous prie, d'abord s'il y a bien de l'exactitude à juger de tous les moines par les capucins, et si ce n'est pas vouloir se débarrasser d'un homme en lui jetant un ridicule sur le corps que de l'accuser d'avoir fait l'éloge des capucins, dont il n'a pas dit un mot, parce qu'il ne voit pas en général, comme bien des gens, sur l'article des moines.

J'ai commencé comme tout le monde, mon ami, par vouloir tout réformer. Je m'en suis peut-être trop profondément occupé, eu égard aux connaissances relatives à mon état, qui me manquent et que j'aurais mieux fait d'acquérir. Le résultat a été de trouver que les choses ne sont pas aussi mal qu'on le clabaude continuellement. L'article des moines est un de ceux que j'ai le plus ressassés. J'ai trouvé qu'il y avait trèspeu de chose à faire pour rendre cet établissement utile, et qu'à les prendre même tels qu'ils sont, il y a bien des choses en leur faveur. C'est un des meilleurs moyens qu'il y ait pour fixer dans un canton et dans les provinces en général la consommation d'une partie du revenu local: qu'on mette les biens

1. Nous avons publié, t. XIX, p. 476, des OEuvres complètes de Diderot, la réponse à cette lettre, qui semble plutôt le résultat d'ane gageure destinée à exciter la verve du philosophe que l'expression réelle des opinions de frère vingtième.

d'un couvent de bénédictins entre les mains d'un seigneur; voilà tout l'argent qui se dépensait à trois ou quatre lieues à la ronde qui prendra sa direction vers le torrent qui entraîne tout à Paris ou à quelque grande ville de second ordre. Voilà les pauvres valides du canton sans ouvrage, les pauvres infirmes sans secours; voilà donc les fermiers, considérés dans le canton depuis plusieurs générations qu'ils vivaient honorablement dans la même ferme, chassés par un aventurier qui compte regagner l'augmentation qu'il donne, en épuisant la terre qu'il sait très-bien qu'il ne gardera pas longtemps. Il vient une mauvaise année : les moines auraient attendu, mais M. le duc part pour son ambassade, M. le marquis va rejoindre son régiment à l'armée d'Allemagne, M. le président doit vingt mille écus à son sellier, à son marchand de chevaux. Il faut absolument de l'argent. Le fermier s'endette, se ruine, la ferme se discrédite, une partie des terres reste en friche, le reste s'amaigrit, un pan de la grange s'écroule faute d'entretien, et ce beau bien auquel on portait envie fait pitié.

Une chose que j'ai souvent entendu dire contre les moines fait beaucoup pour eux à mes yeux. Ces drôles-lù ont, dit-on, le quart des biens du royaume, et le plus beau! Mais il n'est le plus beau que parce qu'ils l'ont rendu tel, et s'il est vrai que, tout égal d'ailleurs, un terrain rapporte un quart de plus en leurs mains qu'en toute autre, ce que je n'ai point de peine à croire, s'il est vrai aussi qu'ils aient le quart des biens du royaume, voilà un seizième au total qu'on n'aurait pas et dont on leur a l'obligation.

Vous m'objecterez peut-être que je suppose très-gratuitement que le bien des moines passera entre les mains des grands seigneurs; à quoi je réponds: 1° que les grands seigneurs ou les gens très-riches, ce qui revient ici au même, possédant plus de la moitié des biens du royaume, il est à présumer qu'ils posséderont la moitié des biens qui rentreront en circulation; 2° que les biens des moines ne sont pas seulement mieux cultivés que ceux des grands seigneurs, mais aussi que ceux des particuliers, parce qu'ils joignent aux soins et à l'attention de ceux-ci les moyens que les grands seigneurs ont sans en faire usage; 3° enfin que, quand ces biens tomberaient entre les mains des particuliers, les moines, redevenus particuliers, y

ayant leur droit comme d'autres, cela deviendrait égal pour ceux qui ne sont ou n'auraient pas été moines, car il se pourrait bien qu'ils possédassent alors comme particuliers, chacun, la part de ce qu'ils possèdent aujourd'hui en commun comme moines. Il faut donc vous rabattre sur ce qu'un particulier est plus utile personnellement à l'État qu'un moine. C'est ce que nous allons

examiner.

Les moines sont inutiles à la société, dit-on. Ils ne se marient pas, ils ne font rien. Je sais, par rapport à la première accusation, que le célibat est contraire aux bonnes mœurs. Il y a lieu de croire que si chacun avait sa chacune bien sacramentée, il aurait dans le monde des plaisirs moins oisifs, mais en récompense une vie plus uniformément douce. Je dis plus, c'est qu'indépendamment de ce que l'adultère physique serait moins commun, l'adultère moral pourrait l'expier en quelque façon en offrant des revanches. Mais, pour en revenir aux moines, sont-ils les seuls célibataires? Et l'homme qui se marie à quarante ans, comme il n'est que trop commun, n'a-t-il pas passé dans le célibat les années pendant lesquelles il est certainement le plus à craindre pour la tranquillité et l'honnêteté publiques. Ce qui m'étonne, c'est de voir ceux qui écrivent en faveur du suicide enlever au même homme auquel ils donnent libéralement le droit de se tuer, quand la vie lui est à charge, celui de ne pas donner la vie à des êtres auxquels il présume qu'elle sera aussi à charge qu'à lui; mais revenons au danger du célibat des moines relativement aux mœurs. Il y a des moines libertins sans doute. Mais oserez-vous dire que les moines qui sont dans Paris, par exemple, commettent autant d'adultères, subornent autant de filles, fréquentent autant celles qui sont corrompues qu'un pareil nombre de célibataires du même âge pris indifféremment dans tous les autres états? C'est, m'allez-vous dire, parce que la crainte les retient... Et que m'importe? en résultet-il moins que mille moines ne contribuent pas autant à la corruption des mœurs que mille autres célibataires du même âge? S'ils osaient, dites-vous, ils feraient pis; cela veut dire que s'ils osaient quand ils sont échappés, ils auraient les moyens de faire pis ou mieux que ceux qui sont habituellement moins sages qu'eux. Mais enfin que leur sagesse vienne de la gêne dans laquelle on les retient, ou, si vous le voulez encore, de

l'envie qu'ils ont de paraître plus parfaits qu'ils ne le sont, elle vient donc de ce qu'ils sont moines. Donc, de ce côté-là, les célibataires moines sont moins dangereux que les autres célibataires, et même que ceux qu'on ne range pas dans la classe des célibataires, parce qu'ils n'ont pas encore atteint l'âge nubile fixé par le bel usage, c'est-à-dire par le libertinage, l'avarice et l'ambition. Les moines libertins sont des gens à la fleur de leur âge chez lesquels le tempérament agit avec force; et quand il serait vrai que tous ceux de cette classe se livreraient sans retenue à la satisfaction de leurs désirs, au moins ne voiton pas chez les vieux moines cette crapule si commune parmi les vieillards de la capitale et des grandes villes, ce qu'on doit réellement regarder comme une dépravation de mœurs parce que ce n'est plus le vœu de la nature que l'on satisfait. La pauvre enfant qui y est sacrifiée, n'y prenant et n'y devant prendre aucun plaisir, perd nécessairement en une heure, avec ce vieux paillard, jusqu'à la dernière étincelle d'une pudeur dont les femmes conservent toujours des restes piquants tant qu'elles n'ont cédé qu'au sentiment, au goût, à la volupté, au tempérament même. Ce n'est pas l'emportement avec ceux qu'on aime, ce n'est pas ce qu'on fait quand on sait ce qu'on fait; c'est, au contraire, la prostitution froide pour un vil et sordide intérêt, qui fait la honte de ce sexe. Mais je suppose les moines de tout âge aussi libertins que les autres hommes: de quel droit, je vous prie, exigerez-vous d'eux plus que des autres si vous ne leur accordez pas plus qu'aux autres? Que le dévot imbécile qui voit un capucin entre Dieu et lui exige de ce capucin des perfections proportionnées à la vénération qu'il lui prodigue, c'est dans l'ordre. Mais vous, qui ne rendez pas à un moine plus qu'à un autre homme, à quel titre exigez-vous qu'il soit plus parfait? Considérez leur état relativement à ce que vous exigez de ceux qui l'embrassent, ou n'en exigez que relativement à la considération que vous leur accordez.

Assez sur le célibat des moines relativement aux mœurs. Voyez donc un peu si le crime est si énorme de ne pas propager l'espèce humaine. Il faudrait une lettre ou plutôt un volume à part sur cette manie de population dont tous nos écrivains sont possédés! Il me suffit de remarquer que c'est l'excès de population qui a conduit les Chinois, ces sages par

excellence, tant vantés, parce qu'on suppose, assez légèrement à mon gré, qu'ils se gouvernent bien sans religion, à tolérer que les pères sacrifient les enfants qu'ils croient ne pas pouvoir nourrir. Mon principe, sur quelque matière que ce soit, est de ne regarder comme bon que ce qui peut contribuer au bonheur des hommes. La grande population du Nord, à laquelle on doit ce débordement de barbares qui ont désolé l'Europe pendant tant de siècles, a-t-elle fait le bonheur de l'humanité? La grande population de la Suisse ne contraint-elle pas la moitié de ceux qui y naissent de quitter ce beau pays de liberté pour aller, à six sous par jour, recevoir des coups de bâton dans les États monarchiques, même dans ceux où il n'est pas d'usage d'en donner aux nationaux? J'en conclus que, quand il y a assez de population pour se défendre sur son terrain et le conserver, il serait plus nuisible qu'utile à l'humanité qu'elle augmentât. Il y a donc des temps où il peut devenir avantageux que le nombre des moines, c'est-à-dire des célibataires les moins dangereux pour l'honnêteté et la tranquillité publiques, fût augmenté. C'est au gouvernement, en cela comme en bien d'autres choses, à lâcher ou à serrer les rênes. Je dis plus c'est qu'ayant prouvé, par les objections mêmes qu'on fait contre les moines, que les terres qui dépendent d'eux sont mieux cultivées que si elles appartenaient à des particuliers, ils contribuent en cela à la population plus qu'ils ne pourraient faire par eux-mêmes s'ils étaient répandus dans la société.

Quant à l'oisiveté des moines, second point sur lequel on établit le reproche d'inutilité qu'on leur fait, commençons par retrancher d'une communauté de vingt religieux trois hommes au moins, néces aires pour régir le bien et qu'il faudrait que ceux à qui il appartiendrait employ assent uniquement à cet usage. Otons encore cinq ou six vieillards de qui on ne devrait plus rien exiger, quelque état qu'ils eussent embrassé. Reste, sans avoir encore égard à la décence du culte, matière sur laquelle j'avoue que je ne pense point du tout comme bien des gens, dix à douze hommes inutiles, c'est-à-dire, à parler plus exactement, qui ne travaillent pas plus pour la société que ne feraient ceux à qui appartiendrait le bien de la communauté, si on le répartissait dans cette société. Car que fait dans le

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