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monde un rentier de plus qu'un moine? Je ne parle pas seulement de ceux qui ne font rien du tout, ni de ceux qui feraient mieux de ne rien faire, mais encore d'une foule de gens qui prétendent être et faire quelque chose, parce qu'ils ont une charge ou une commission qui les occupe une heure par semaine. Si, au lieu de douze propriétaires à la place de douze moines, vous n'en supposiez que quatre, que deux, ils en seront plus riches et auront à leur suite une troupe de valets uniquement occupés de la personne de monsieur leur maître, et certainement tout aussi inutiles au public que les moines, de quelque inutilité que vous les supposiez.

N'allez pas me présenter en compensation les domestiques des moines; outre que la vie en communauté en exige beaucoup moins, tous ces domestiques sont des gens laborieux occupés du matin au soir à des choses utiles. Ce sont de plus des gens très-attachés à leurs maîtres, des espèces d'enfants adoptifs qui ont et auront toute leur vie, s'ils sont sages, une honnête subsistance assurée.

Quant à la vie que mènent les moines, elle est vraiment philosophique. Donnez-leur, par l'éducation, un peu plus de connaissance vraie et solide, il n'y aura guère d'honnête homme délivré de la fougue des passions qui ne la choisisse. J'avoue que, pour moi, je me promène avec plaisir, avec délices, dans un couvent. J'aime naturellement le luxe public autant que je hais le luxe particulier; désir de plaire aux femmes à part, bien entendu, ma manie, ce commune magnum d'Horace, trouve pleinement à se satisfaire dans le couvent. Chez les moines tout ce qui est commun est grand, noble même; l'église, les vestibules, les cloîtres, le réfectoire, la bibliothèque, les escaliers, les galeries. Il n'y a guère que chez eux que les monuments aient, dans leur masse et dans leurs parties principales, cet air imposant que je préfère aux beautés de détail dont les architectes de la capitale ont été réduits à faire tout l'art parce qu'ils ne travaillent jamais qu'en petit. C'est presque chez les moines seuls que je trouve de grands tableaux, et, si l'on n'avait pas mis les abbayes en commende, ils en auraient davantage, ils auraient des statues nous aurions en ce genre des chefs-d'œuvre que nous n'aurons jamais. Ils entretiennent l'orfévre, le brodeur, et dans le grand: car, pour eux

personnellement, leur habit est simple, leur cellule est petite, leur table ordinaire sans faste. Les honnêtes gens y trouvent à la vérité, quand ils veulent, de bons repas. Malgré cela, on n'y absorbe pas pour faire un coulis ce qui suffirait pour nourrir quatre hommes.

Pendant que les maîtres sont bien traités à la salle, les domestiques se nourrissent bien à la cuisine, et les pauvres ont de la soupe à la porte. Peut-être y a-t-il de l'inconvénient à cette soupe, mais cela n'empêche pas qu'il n'y ait dans cette manière de vivre une réunion de grandeur et de simplicité dont le sentiment doit être affecté, en attendant que la réflexion l'ait perfectionné. Il semble que ce qu'on dit le plus hautement contre les moines soit précisément fait pour me paraitre en leur faveur.

« Ce drôle-là, disait un bon et honnête gentilhomme de ma connaissance en parlant d'un prieur qui nous avait donné à dîner, nous a, par Dieu, bien reçus : cela a dix mille livres de rente, un coquin de moine comme ça. Eh bien! son père était fermier de mon oncle ici à deux lieues..... »

J'en conclus que l'établissement des moines, s'il n'était pas fait, serait un vrai moyen digne de la vraie philosophie pour corriger, par une certaine facilité de faire de temps en temps fortune, l'inégalité des conditions, et ramener en quelque façon par là à cette égalité que tout honnête homme porte gravée dans son cœur. J'ai dit quelque part et je le répète que ce n'est point la naissance, la richesse, l'esprit, la sagesse même qui donnent des droits au bonheur, c'est la qualité d'ètre sensible. Je veux qu'il y ait du bonheur à espérer pour ceux même qui, avec une probité commune et un esprit ordinaire, ne peuvent pas atteindre à celui que procure la haute estime réservée et due à un esprit supérieur et à une vertu sublime. Si les avantages de la vie n'étaient que pour les gens vertueux, il n'y aurait aucun mérite à l'être. (J'entends ici par mérite cette satisfaction douce qu'on éprouve à mériter.) S'ils n'étaient que pour les gens d'esprit, ils croiraient ce qu'ils ne croient déjà que trop, qu'ils leur seraient dus exclusivement, comme les nobles le croient et le croyaient encore bien davantage avant que les fortunes et par contre-coup les alliances de finances eussent ce que le public appelle confondu, et ce que j'appelle, moi,

rapproché les états. Il ne faut point ici me venir dire que la subordination est nécessaire. Il n'y a peut-être personne que je croie plus fermement que moi égal par la nature à ceux qui sont au-dessus et au-dessous de moi. J'ai vu, malgré cela, peu de gens qui obéissent plus ponctuellement que je n'obéis à ceux préposés pour me commander et qui se font plus ponctuellement obéir par ceux que le sort m'a soumis à tort ou à droit.

Je pense au surplus qu'il y aurait plusieurs réformes à faire chez les moines. J'avoue que plusieurs objections qu'on fait contre eux ne sont pas sans force; mais ce qui me fâche, c'est de voir qu'on affecte de ne présenter que ce qui est contre. Je le dirais ici, je vous assure, si d'autres ne l'avaient pas fait pour moi. J'appelle un ouvrage philosophique celui où l'on expose et discute fortement, mais tranquillement, le pour et le contre; et je relègue au rang des déclamations tout ce qui ne présente une chose que sous une de ces faces, avantageuses ou désavantageuses, quelque sagacité et quelque force d'ailleurs qu'on y mette.

C'est d'après la comparaison du pour et du contre faite de mon mieux, ce qui ne veut pas dire le mieux possible, que je ne vois aucune nécessité à détruire les moines, mais de grands avantages à les réformer. J'ajoute que ce n'est point pour contrarier, mais du plus profond de mon cœur que je m'élève contre cet esprit de destruction en tout genre, qui ôte tout sans rien remettre à la place, et dont le résultat doit être nécessairement la destruction des empires eux-mêmes. Oui, c'est cet esprit qui, en détruisant toutes les religions au moment où elles commençaient à se perfectionner, a mis le peuple, à qui il en faut une, dans le cas d'en adopter une nouvelle, toujours dangereuse par l'abus que ceux qui succèdent aux premiers prêcheurs doivent nécessairement faire de la confiance aveugle que ceux-ci s'acquièrent ordinairement par l'austérité de leurs mœurs et par le zèle ardent qu'ils ont et montrent toujours pour les prêcher. Ce n'est qu'avec le temps que les religions prennent, par la vigilance des magistrats, et quelquefois par leur jalousie, cette forme, cette constitution politique, qui mettent les prêtres hors d'état d'abuser de la confiance que doivent avoir en eux des gens qui les voient, du pied de l'échelle de Jacob, presque en haut de cette échelle.

De sorte, m'allez-vous dire, qu'à vous entendre un État ne peut pas subsister sans moines. C'est, ajouterez-vous ironiquement, leur destruction qui a fait le malheur de l'Angleterre. Je ne dis point cela; un État peut être sans doute florissant, et n'avoir point de moines. Le siècle de Louis XIV prouve qu'il peut être florissant et en avoir plus qu'il n'y en a aujourd'hui en France. On est heureux et malheureux dans les républiques; on est heureux et malheureux dans les monarchies. Je voudrais qu'on s'attachât à tirer le meilleur parti possible de l'état actuel des choses, et qu'on ne fit point comme les enfants, qui brouillent les dames quand ils sont embarrassés sur ce qu'ils doivent jouer. Je soutiens plus c'est que si les choses méritent réellement d'être changées, ce n'est que petit à petit qu'on pourra y parvenir sûrement et équitablement. Je sens qu'il est utile de faire trembler les puissants pour qu'ils n'abusent pas de leur autorité; mais il n'est pas moins dangereux de révolter les faibles, et de les exciter à abuser de leurs forces réunies. Croyez-vous qu'il en résulterait un grand avantage pour le bonheur de l'humanité, seul but auquel doit tendre tout homme raisonnable dans ses discours comme dans ses actions? Je n'ai pas tout dit, mais en voilà assez pour aujourd'hui. Je suis impatient, et ceci n'est point du tout une tournure, de suspendre toutes mes contradictions pour vous dire qu'elles ne m'empêchent pas que je vous reconnaisse pour mon maître, que je vous aime et que je vous embrasse de tout mon cœur.

Il faut conserver ici le souvenir d'une guérison singulière que M. Tronchin vient de faire. Ce célèbre médecin a pris, au commencement de cette année, possession de la place de premier médecin de M. le duc d'Orléans. Un prieur des prémontrés de Blois est venu le consulter. Ce moine était tourmenté, depuis un grand nombre d'années, de maux de tête insupportables. Ces douleurs étaient si excessives que, dans les accès, qui se renouvelaient presque tous les jours, le malade était souvent tenté de se briser la tête contre le mur. Les temps d'orage et d'intempérie dans l'atmosphère lui étaient le plus funestes. M. Tronchin, après avoir examiné l'état et les symptômes de cette maladie, a ordonné au malade de se faire couper deux nerfs qu'il lui a indiqués : l'un au milieu de la joue,

l'autre un peu plus en arrière, près de l'oreille. Le malade ayant déclaré qu'il aimait mieux souffrir l'opération la plus douloureuse que d'être exposé davantage aux douleurs qu'il supportait depuis tant d'années, le chirurgien Louis n'a pourtant pas voulu faire l'opération prescrite sans avoir un ordre par écrit, signé de M. Tronchin. Cette opération s'est donc faite, il y a environ deux mois, sous les yeux et la conduite de M. Tronchin. Elle a fait beaucoup de bruit. La Faculté de médecine, au désespoir des succès éclatants d'un rival si redoutable, n'a rien oublié pour rendre cette entreprise d'abord ridicule et ensuite odieuse. On répandit dans Paris que le moine était à toute extrémité, qu'il n'en réchapperait pas; et le couvent des prémontrés de Paris, où le malade se faisait traiter, était assiégé tous les matins par une infinité de gens qui venaient savoir de ses nouvelles, et qui espéraient en apprendre de mauvaises. Le fait est que le prieur n'a jamais été en danger de cette opération, qu'il en est entièrement rétabli aujourd'hui, et qu'il est parfaitement guéri de ses maux de tête. J'ai ouï dire à M. Tronchin qu'il avait eu occasion d'ordonner quatre fois cette opération dans le cours de sa pratique; que son premier essai fut fait sur la femme de Rapin Thoyras, auteur de l'Histoire d'Angleterre, mais qu'il ne réussit qu'imparfaitement, parce qu'il ne fit couper que le nerf de la joue, sans toucher à celui près de l'oreille; mais que les autres essais, en faisant les deux coupures, avaient toujours été suivis de la guérison parfaite du mal. Ce qui fait un honneur infini au savoir de notre Faculté de médecine, c'est qu'elle n'avait jamais entendu parler de cette opération, qu'aucun chirurgien de France ne l'avait jamais faite, et que, parmi les cent soixante docteurs dont la Faculté de Paris est composée, il n'y en a pas un qui sache quels sont les symptômes du mal de tête qu'on peut guérir par cette opération.

15 juillet 1766.

On s'occupe beaucoup à Paris de l'effroyable aventure qui vient d'arriver à Abbeville, dont on n'a entendu parler que confusément, et qui aurait rempli toute l'Europe d'indignation et de pitié si les âmes cruelles qui ont été les auteurs de cette tragédie n'avaient forcé les avocats de l'innocence et de l'hu

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