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livre, ce fut le suffrage qu'on savait que M. Diderot lui avait accordé. Ce suffrage en imposa à beaucoup de nos juges qui ont coutume de s'informer de l'air du bureau avant de se permettre un avis; d'autres, plus décidés, furent confondus qu'un livre tel que l'Ordre essentiel des sociétés eût pu s'attirer l'approbation d'un homme tel que M. Diderot. Mais tout s'explique dans ce monde quand on veut un peu faire attention aux circonstances. Premièrement, mon ami Denis Diderot est excellent juge en fait de choses excellentes, en fait de productions qui méritent quelque attention et qui donnent quelque prise à son sens profond et exquis. Quant aux mauvaises qui n'ont ni idées, ni talent, ni style, et qui ne peuvent fixer son attention par aucun côté, elles ne lui disent rien du tout; et s'il faut qu'il s'en occupe malgré lui, il trouve plus court de les refaire dans sa tête. Alors il lit dans le livre ce qui n'est que dans son imagination, et, prêtant ainsi à un pauvre homme son génie et sa vue, il en fait avec très-peu de frais un homme merveilleux. Sa bienveillance naturelle, qui le porte à désirer que tous ceux qui écrivent fassent de belles choses, lui fait peu à peu semer ses dons dans une terre ingrate. Plus un auteur est pauvre, plus il lui prodigue du sien; et lorsque dans cette disposition on sait exciter en lui à propos son penchant à l'enthousiasme, il fera aisément d'un ouvrage commun une production sublime, et croira que plus il se sera échauffé en sa faveur, plus il l'aura rendu meilleur. Je me souviendrai toujours de l'enthousiasme avec lequel il me vanta un jour un manuscrit que je trouvai fort médiocre. « Enfin, dit-il, voyant qu'il ne pouvait me convertir, ce que j'y ai trouvé surtout de beau et d'admirable est une chose qui n'y est point, mais qu'à la première entrevue je dirai à l'auteur d'y mettre. » Un éclat de rire, qui partit malgré moi, le fit revenir de cette charmante ivresse. C'est bien dommage que les pauvres d'esprit profitent si mal de ses dons, et que malgré sa munificence sans bornes ils restent toujours si déguenillés. Ce généreux philosophe avait d'abord lu l'Ordre essentiel des sociétés par ordre de M. de Sartine, pour voir si ce livre pouvait être permis dans le système actuel de contrainte que le gouvernement a adopté. Le principe de l'auteur, qui regarde la liberté de la presse comme une chose précieuse au bien public, plut au philosophe. A qui ne plairait-il pas ? Le philosophe sut ensuite que M. de La Rivière

voulait aller en Russie, et s'attacher peut-être à l'Impératrice, et qu'il recherchait même son amitié dans cette vue. Dès lors, son désir naturel de rendre service l'emporta, et l'ouvrage de M. de La Rivière devint de jour en jour meilleur. Je puis certifier, que M. Diderot y a lu de très-belles choses que je n'ai jamais pu y trouver, lorsque le livre est devenu public. Il m'en avait cité pendant six semaines tant de traits, tant d'idées excellentes, que je ne doutais plus que ce livre ne pût être mis à côté de l'Esprit des lois. Charmant philosophe, attrapez-moi toujours de même! Que m'importe de jeter un mauvais ouvrage où je ne vous retrouve plus, pourvu qu'en attendant vous m'en ayez fait un bon ! Il est vrai qu'un des grands chagrins de ma vie, c'est de vous voir perdre votre temps avec tant de rapsodies que les mauvais auteurs vous apportent, tandis que vous pourriez vous occuper si utilement pour la satisfaction du public et pour votre propre gloire.

Pour revenir à M. de La Rivière, j'avoue que son livre me paraît un des mauvais ouvrages qui aient paru depuis longtemps, et que je ne me souviens guère d'avoir essuyé une lecture plus pénible et plus assommante. Je mets en fait qu'il n'y a pas une seule idée juste dans cet ouvrage qui ne soit un lieu commun et une chose trivale. La plupart de ces lieux communs sont si ridiculement outrés et exagérés qu'ils en sont devenus absurdes. L'auteur a l'air d'un homme ivre d'eau. On avait vanté sa logique et l'enchaînement de ses idées; c'est la logique du plus terrible déraisonneur qu'il y ait dans toute l'Europe lettrée. Si son style était un peu plus emphatique et moins plat, il aurait l'air ou d'un homme en délire qui a besoin d'être saigné, ou d'un homme qui se moque de ses lecteurs. Mais la platitude de son style lui donne l'air d'un expert arithméticien qui combine des nombres en dormant et au hasard, et qui ne fait pas un calcul qui ne soit faux. Il me rappelle mon précieux chevalier de Lorenzi, qui, ayant perdu un jour deux parties d'échecs à un petit écu, l'une contre M. Helvétius, l'autre contre moi, me donna un petit écu et me dit : « Vous paierez M. Helvétius, au moyen de quoi nous sommes quittes. » Le même précieux chevalier, ayant fait la partie, avec trois de ses amis, de revenir de Saint-Cloud à pied par le bois de Boulogne, tint ce discours mémorable à l'un des trois qui pressait la compagnie de se mettre en route pour arriver à temps: « Il n'y a rien, dit-il, qui vous presse. D'ici à

Paris, il y a deux lieues. Nous sommes quatre; c'est une demilieue par tête. » Voilà une image fidèle de la puissance de raisonnement de M. de La Rivière, excepté que celui-ci n'a pas le piquant du chevalier de Lorenzi. Je suis bien fâché que ce cher chevalier soit allé rêver quelque temps à Florence; le départ de M. de La Rivière ne m'a pas fait le même chagrin.

J'ai parlé de la platitude de son style; ce n'est pas le moindre grief que j'aie contre lui. On a beau dire; l'élévation du style est l'effet immédiat et la preuve certaine de l'élévation des idées et des sentiments, et il ne faut pas croire qu'avec une âme terre à terre on soit appelé à instruire les hommes. Quand on ne sait pas élever son âme au niveau et à la dignité de son sujet, on peut être un fort honnête homme sans doute, mais il ne faut pas vouloir faire le précepteur des rois et des nations.

Je n'entreprendrai point ici de combattre dans les formes les idées de M. de La Rivière. Il n'est point de bon esprit qui ne sente à chaque page l'abus des mots et le vide des raisonnements. Son livre est d'ailleurs déjà si profondément oublié que ce serait s'attaquer à une chimère. L'auteur a cru qu'en entassant à chaque fois une douzaine d'impossible l'un après l'autre il s'était réellement rendu maître des possibilités, et qu'en mettant à tout la sauce de physiquement nécessaire et de physiquement impossible, d'incommutablement appartenant, d'essentiellement déterminant, il avait donné à ses raisonnements une force irrésistible inconnue jusqu'à ce jour. Mais toutes ces plates et fastidieuses formules qu'on retrouve à chaque page de son livre, et qui en rendent la lecture si dégoûtante, ne servent qu'à lui donner l'air d'un déraisonneur d'autant plus intrépide qu'il ne se doute jamais de la véritable difficulté de la question.

Sa première partie, qui traite de la meilleure constitution de gouvernement, est un chef-d'œuvre de galimatias: son despote légal à qui il faut un pouvoir illimité, et que l'évidence met dans l'impossibilité physique d'en abuser et de faire jamais le moindre mal à son peuple; qui a néanmoins besoin d'un corps de magistrats pour être les gardiens de la certitude et pour attester aux peuples que le souverain suit l'évidence, le tout, pour montrer la nécessité physiquement essentielle des parlements de France et de leur droit de faire des remontrances, et cela, parce que l'auteur a été autrefois conseiller au Parlement, et qu'aucun

écrivain de droit public en France ne peut s'écarter des préventions parlementaires sans risquer d'être cité à la barre, et même, suivant l'exigence du cas, décrété de prise de corps; ce despote légal et ses satellites sont dignes de figurer dans les petites-maisons à côté du père éternel, ayant M. de La Rivière comme héraut d'armes à leur tête. Il ne faut jamais avoir connu les hommes, il faut n'avoir ni lu ni ouvert aucun monument historique pour écrire des rêves pareils.

Toute la théorie des impôts, qui fait la seconde partie, et qui est exactement calquée sur les principes de MM. les économistes ruraux, n'est qu'un fatigant et insipide commentaire du lieu commun qu'il ne faut pas imposer un pays au delà de ses forces. Je vous défie de tirer de tout ce bavardage aucune autre vérité utile. Le droit qu'on attribue au souverain de partager en sa qualité de co-propriétaire dans le produit net n'est qu'une pure tournure, sous laquelle M. de La Rivière présente cette vérité incontestable qu'il n'est pas juste de prendre à ses sujets plus qu'ils ne peuvent donner. Cette tournure serait même dangereuse, si quelque chose de ces messieurs pouvait l'être, en ce qu'accordant au plus fort la co propriété de tout, ils l'invitent au partage du lion,du moins jusqu'à ce que l'évidence ait changé l'essence des choses. L'idée de lever l'impôt immédiatement sur le produit net, au prorata du produit net, est une chimère des plus complètes, car ce produit net est par son essence incertain, variable, inconnu et caché; et comment asseoir une imposition publique et permanente sur une base si mouvante? Dans cette contestation éternelle du gouvernement qui a besoin, et du sujet qui se dit hors d'état de payer, comment déterminer avec justice ce qui peut être payé au fisc de l'État par une province, sans que les habitants soient foulés ? C'est ce tarif que messieurs les économistes sont priés de faire passer au sceau de l'évidence à leur première assemblée. Avant l'évidence de ce tarif, l'évidence de leur théorie sur l'impôt sera aussi inutile que vox clamantis in deserto.

La troisième partie du livre de M. de La Rivière, qui traite de l'industrie et de ses effets, est la moins déraisonnable; elle renferme cependant assez de propositions outrées et hasardées. Poser d'un côté pour principe que la consommation est la mesure de la reproduction, comme la reproduction est la

mesure de la richesse publique, et soutenir de l'autre que l'industrie n'est jamais productive, tandis qu'elle augmente évidemment la consommation, dire que l'argent n'est rien du tout, que la balance du commerce est une pure chimère, au lieu de prouver, comme je le crois aisé, que tous les peuples ont pris jusqu'à présent de faux moyens pour fixer cette balance chacun à son avantage, c'est, ce me semble, avancer avec confiance d'assez grandes extravagances.

Les bornes de ces feuilles ne me permettent pas de m'étendre davantage. Tout ce tas de sophismes se réduit pour le produit brut au mot évidence, aux formules physiquement impossible, physiquement nécessaire, et pour le produit net à zéro. Malgré notre manie de nous occuper de tous ces grands objets, il faut convenir qu'on a écrit jusqu'à présent bien peu de choses satisfaisantes sur la science du gouvernement. C'est que les bons esprits sont rares, et que les bavards gâtent tout. Je ne mets point en doute qu'un bon esprit, en partant du principe de M. de La Rivière, et établissant le droit de propriété comme un droit sacré et illimité dans son exercice, et comme le fondement et l'origine de toute société politique, n'eût pu faire un bon ouvrage; mais il aurait cherché à assurer le fondement contre la force des passions et des opinions qui de toute éternité ont tout fait et continueront à tout faire parmi les hommes. Je ne crois pas que les mots passion et opinion se trouvent une seule fois dans le livre de l'Ordre essentiel des sociétés politiques; je ne crois pas qu'il soit arrivé à l'auteur de citer un seul trait d'histoire dans tout le cours de ses rêveries. Cela seul prouve ce qu'il faut penser de son ouvrage.

M. de La Rivière ayant désiré de faire sa cour à l'Impératrice de Russie, Sa Majesté Impériale lui en a accordé la permission, sur le compte avantageux qui lui a été rendu de sa personne et de ses lumières; elle lui a même fait payer douze mille livres pour les frais du voyage. L'économiste s'est mis en route huit jours après la publication de son ouvrage, et a ainsi sagement évité le spectacle de sa chute. Il a emmené avec lui sa femme et sa maîtresse dans la même voiture. Cette dernière est une petite chanteuse du concert de la reine, qui ne fera pas fortune en Russie par sa manière de chanter. M. de La Rivière ressemble au bonhomme Abraham, voyageant entre Sara et Agar; mais le

VII.

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