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mande quelquefois avec surprise comment on put se méprendre à ce point, pendant plus de vingt ans, sur un ouvrage d'une beauté unique. Cela paraît d'abord inconcevable; cependant, lorsqu'on y réfléchit, deux causes réunies peuvent en rendre raison : la nature même de la piece, et le malheur qu'elle eut de ne pas être représentée. Athalie était une production absolument originale, et qui ne ressemblait à rien de ce que l'on connaissait. Quand les créations du génie déconcertent toutes les idées reçues, il commence par ôter aux hommes la mesure la plus ordinaire de leurs jugemens, la comparaison. En effet, à quoi comparer ce qui ne se rapproche de rien? Il ne reste d'autre regle que le sentiment; mais dans la poésie dramatique, le sentiment ne peut guere prononcer qu'au théâtre, et Athalie ne fut pas jouée. Si c'eût été un de ces sujets qui ont un grand intérêt de passion, et qui ouvrent une source abondante de larmes, ce mérite, à la portée de tout le monde, eût pu être senti, même à la lecture; mais ce n'est pas celui d'Athalie. Il fallait qu'elle fût placée dans son cadre, pour que la multitude sentît que ce tableau religieux pouvait être touchant, et les connaisseurs mêmes ne pouvaient voir que sur la scene tout ce qu'il a d'auguste et d'admirable. Arnauld, qui aimait Racine et qui estimait Athalie,

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la plaçait pourtant au dessous d'Esther, à qui elle est si supérieure. Le grand succès qu'Esther avait eu à Saint-Cyr nuisit encore à Athalie soit que ce succès ait irrité les ennemis de Racine, soit qu'un scrupule réel fît parler ceux qui trouvaient peu convenable que de jeunes personnes se montrassent sur la scene aux yeux de toute la cour, on alarma la piété de madame de Maintenon, et la piece qu'elle avait demandée à l'auteur ne fut pas représentée. On profita de cette circonstance le blâmer d'avoir fait une seconde tentative dans le même genre: on prétendit que ces sortes de choses ne réussissaient pas deux fois (1). Personne ne concevait alors qu'une piece sans amour pût être théâtrale. On répandit dans le public, que Racine avait voulu faire une tragédie avec un prêtre et un enfant, et l'on décida qu'un semblable ouvrage ne pouvait être fait que pour des enfans. Quand la piece fut imprimée, la prévention était déjà établie, et il était convenu qu'Athalie devait ennuyer. On n'ignore pas combien ces sortes de préjugés sont rapides et contagieux quand il y a des intéressés à leur donner le mouvement, gens et il n'y en avait que trop. On connaît l'épigramme attribuée à Fontenelle :

(1) Voyez les lettres de madame de Sévigné.

Gentilhomme extraordinaire,
Et suppôt de Lucifer,

Pour avoir fait pis qu'Esther,
Comment diable as-tu pu faire?

Il n'est pas fort étonnant que Fontenelle fût injuste envers Racine: il n'est que trop reconnu que l'amour propre offensé peut égarer même un philosophe, et d'ailleurs Fontenelle n'était pas un excellent juge en poésie. Mais qu'un homme, distingué d'ailleurs par la modération de son caractere, qui le rendit, pendant une longue vie, moins sensible aux critiques qu'aucun autre écrivain, qu'un esprit sage et modéré appelle l'auteur d'Athalie un suppôt de Lucifer, et souille sa plume de ces expressions grossieres, faites pour la populace des fanatiques, c'est ce dont on peut douter, ou si l'épigramme est en effet de lui, c'est une preuve de plus, parmi tant d'autres, qu'il faut peu compter sur la sagesse humaine. Racine, il est vrai, avait fait aussi une épigramme sur Aspar; mais elle est d'un genre un peu différent, et il y a aussi loin de l'épigramme de Fontenelle à celle de Racine, que d'Aspar à Athalie.

Boileau seul lutta contre le torrent qui avait entraîné tout, jusqu'à Racine lui-même; car les Mémoires du tems nous appiennent qu'il parut croire un moment qu'il s'était trompé. Au moins est-il certain qu'il se reprocha avec amertume sa complaisance

complaisance pour madame de Maintenon, et qu'il se repentit d'avoir fait Athalie. Despréaux le ras-sura, et prédit que le jour de la justice arriverait. Il arriva; mais ni l'un ni l'autre ne l'a vu.

Une anecdote très-connue, c'est que, dans plusieurs sociétés, on avait établi, par forme de plaisanterie, de donner pour pénitence la lecture d'un certain nombre de vers d'Athalie. Ainsi donc Racine fut traité une fois en sa vie comme Chapelain! Un jeune officier, condamné à lire la premiere scene, lut toute la piece, et la relut sur le champ une seconde fois; ensuite il remercia la compagnie de lui avoir donné un plaisir auquel il ne s'attendait guere. Ce petit événement, qui fit da bruit par sa singularité, commença la révolution. Ce fut en 1716 que la voix des connaisseurs parvint jusqu'au Régent, qui était fait pour l'entendre, et qui donna ordre de jouer Athalie. Elle eut quinze représentations suivies avec affluence et applaudies avec transport, et depuis elle s'est soutenue sur la scene avec le même éclat.

Cours de littér. Tome V.

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CHAPITRE IV.

Résumé sur Corneille et Racine.

PLUSIEURS écrivains ont dit, et l'on a répété après eux, que l'esprit factieux qui régna en France sous le ministere de Richelieu, et pendant les troubles de la Fronde, avait déterminé le choix et la nature des sujets que Corneille a traités, et que la politesse et la galanterie, qui dominerent ensuite sous un regne heureux et brillant, avaient conduit la plume de Racine. On a été jusqu'à dire de ce dernier, qu'il avait fait la tragédie de la cour de Louis XIV. C'est restreindre étrangement un génie tel que le sien. Je sais qu'il fit Bérénice pour madame Henriette; mais j'ose croire que ce fut pour les bons esprits de toutes les nations éclairées, qu'il fit Britannicus, Andromaque, Iphigénie, Phedre et Athalie. Il n'a point fait la tragédie de la cour; il a fait celle du cœur humain. Tout homme supérieur reçoit de la Nature un caractere d'esprit plus ou moins marqué, et c'est cela même qui fait sa supériorité : c'est dans ce caractere qu'il

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