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CHAPITTE XX.

NICOMÈDE.

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Voici une pièce d'une construction assez extraordinaire, dit Corneille dans son avis au lecteur et dans l'examen de Nicomède; « aussi estce la vingt-unième que j'ai fait voir sur le théâtre, et après y avoir fait réciter quarante mille vers, il est bien malaisé de trouver quelque chose de nouveau, sans s'écarter un peu du grand chemin et se mettre au hasard de s'égarer. La tendresse et les passions, qui doivent être l'âme des tragédies, n'ont aucune part en celle-ci : la grandeur de courage y règne seule et regarde son malheur d'un œil si dédaigneux, qu'il n'en saurait arracher une

plainte. Elle y est combattue par sa politique, et n'oppose à ses artifices qu'une prudence généreuse qui marche à visage découvert, qui prévoit le péril sans s'émouvoir, et qui ne veut point d'autre appui que celui de sa vertu et de l'amour qu'elle imprime dans le cœur de tous les peuples. L'histoire qui m'a prêté de quoi la faire paraître en ce haut degré est de Justin. »

Ces paroles de Corneille lui-même, mieux que toute espèce de commentaire, peuvent servir à juger la pièce de Nicomède. Sans son nom de tragi-comédie, dont la baptisèrent quatre-vingts ans après les comédiens en la reprenant, Voltaire serait assez porté à l'admirer. Mais il lui faudrait une intrigue terrible, au moins comme celle de Rodogune, pour se décider à ne point déclarer Nicomède comédie héroïque, faute de quoi Nicomède est mis par lui au rang de Don Sanche, et par conséquent, comme nous l'avons vu, comparé à la Laure persécutée et à Don Bernard de Cabrère.

Pour avoir cette intrigue terrible et arriver au but que propose Voltaire, Corneille n'avait qu'à ne point s'écarter de Justin et à traiter l'histoire comme elle est racontée dans cet historien. Il aurait eu un Prusias, roi de Bithynie, déjà assassin d'Annibal, et conspirant la mort de son fils Nicomède; ce fils échappé au poignard de son père et proclamé roi par la révolte, n'aurait eu rien de plus pressé que de faire poursuivre et

traquer Prusias, et aurait commis froidement un parricide par représailles. Et parce que Corneille, plus fidèle aux lois du bon goût que ceux qui l'accusent d'en manquer, a ôté, comme il le dit lui-même, l'horreur d'une catastrophe si barbare, parce qu'il a mêlé à tout cela la haine des Romains et le grand nom d'Annibal, mort depuis peu d'années, il me semble injuste de nier la beauté de cette œuvre, et Nicomède, tel qu'il est, est un de ces caractères que Corneille seul savait inventer et mener à bien.

Aussi, comme il nous l'apprend lui-même, la représentation, n'en déplut pas, tant le public de ce temps-là confondit peu Nicomède avec Don Sanche. La pièce dut même merveilleusement réussir, car, de même que nous l'avons vu pour le Cid, Scarron, à propos de Nicomède, rend encore justice au génie de Corneille. C'est Nicomède qu'il choisit pour faire briller le talent de ses héros (1).

Corneille sentait bien la bonté de sa pièce, car après avoir dit : « Ce ne sont point les moindres vers qui soient partis de ma main et j'ai sujet d'espérer que la lecture n'ôtera rien à cet ouvrage de la réputation qu'il s'est acquise jusqu'ici

(1) En général Scarron rend pleine justice au mérite de Corneille. Ce n'est qu'avec une sorte de vénération, bien différente de son ton grotesque ordinaire, qu'il parle de ce grand homme. Le poète de la troupe ne se vante-t-il pas d'avoir fait la débauche avec Beys et SaintAmand, d'avoir perdu un ami en feu M. Rotrou, et par-dessus tout cela, de connaître Corneille.

et ne le fera point juger indigne de suivre ceux qui l'ont précédé; c'est avec une sorte d'orgueil qu'il se félicite d'avoir produit ce héros de sa façon qui sort un peu des règles de la tragédie et se pose-t-il en conquérant en disant avec Horace:

Et mihi res non me rebus submittere conor.

Les commentateurs et les savans en général n'ont point ratifié le jugement que porta le public sur Don Sanche. Fontenelle se contente de signaler sa chute. Gaillard dans son Eloge dit : « Don Sanche est jugé un des plus sublimes caractères qu'il ait créés. › Perrault et le P. Tournemine semblent aussi s'élever contre celui qui refusa à la pièce son illustre suffrage et empécha son succès. Aussi quand il s'agit de Nicomède, sont-ils tous d'accord pour louer la beauté du sujet et le charme de l'exécution : c'est qu'aussi Nicomède est la derniere pièce que fit Corneille avant Pertharite, cette pièce malheureuse qui nous valut la traduction de l'Imitation de JésusChrist. Voltaire seul semble injuste envers cette pièce et la critique avec cette acrimonie, cette sévérité pointilleuse qui présidait à son examen de Théodore et plus tard à celui de Pertharite. A mesure que nous approchons de Racine, Voltaire commence à sacrifier Corneille. Peut-être aussi ne voit-il dans Nicomède qu'une comédie

héroïque et est-ce la fausseté du genre qui l'indigne, auquel cas on pourrait lui répondre : Vous avez raison, le genre qu'introduisit Corneille sur la scène française dans Don Sanche d'Aragon, est båtard et mauvais. Quand l'amour en fait la base et que nous ne voyons sur la scène d'autre instruction pour les hommes que les fadeurs débitées par trois galans seigneurs à trois grandes dames espagnoles, certes l'intérêt n'est pas grand, et il faut être Corneille pour trouver le moyen d'entremêler cela de vers sublimes. Mais ici il ne s'agit point de savoir qui épousera telle ou telle princesse : l'amour n'est pour rien dans la pièce de Nicomède. Tout l'intérêt roule sur la politique, et le fier élève d'Annibal ne doit intéresser que par sa perpétuelle ironie aussi la froideur vat-elle bien à cette sublime conception. Je sais bien qu'entreprendre de charmer avec un tel sujet et de pareils moyens des spectateurs français, est une entreprise bien hardie; mais aussi Corneille en a-t-il plus de gloire d'y avoir réussi et peuton encore dire avec lui : . Il faut que l'événement justifie cette hardiesse, et dans une liberté de cette nature on demeure coupable à moins d'être fort heureux. Si l'auteur de Nicomède a eu ce bonheur, qu'il exige pour sa justification, à quoi l'attribuer sinon à l'adresse admirable avec laquelle toute cette pièce est soutenue d'un bout à l'autre, aux vers sublimes dont la pièce est par

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