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ne lui coûta pour satisfaire sa passion de grand seigneur machiniste. Il voulut avoir chez lui la troupe du Marais et faire servir de prétexte à ses expériences des vers du grand Corneille. En parlant au grand homme de gloire, de sujet à traiter et quelque peu d'argent, en lui donnant surtout, comme dans Andromède, l'occasion de faire un prologue à la louange de Louis XIV, il était facile de le décider. La Toison-d'Or fut donc faite et montée par les soins du marquis de Sourdéac, à son château de Neubourg : il était convenu que l'on annoncerait la pièce en réjouissance de la célébration du mariage de Louis XIV et de la paix avec l'Espagne.

Deux mois durant, tous les gens nécessaires à la représentation, acteurs, comparses, machinistes, etc., furent entretenus à Neubourg aux frais du marquis. Vint le jour de la représentation. Pour la rendre aussi solennelle que possible, on invita plus de cinq cents gentilhommes des environs. La pièce réussit merveilleusement, et jamais les nobles de la province et les hobereaux campagnards n'avaient assisté à une fête aussi splendide. Qu'on se figure, en effet, une pièce de Corneille tombant tout d'un coup au fond d'une province, dans un temps où les communications avec la capitale étaient si difficiles et où les relations étaient si rares; peut-être le nom de Corneille était-il parvenu jusqu'à eux et s'en enorgueillisaient-ils comme d'une gloire

compatriotique; mais, à coup sûr, la plupart ne l'avaient pas lu et beaucoup n'avaient jamais de leur vie distingué les vers de la prose.

Le bon marquis fut si enchanté de l'applaudissement universel qu'excita la pièce à machines, qu'il retint chez lui les cinq cents spectateurs. Il les logea et les traita pendant plusieurs jours, et l'on terminait invariablement la journée par une représentation de la Toison-d'Or. Cette façon royale de procéder témoignait sans doute de l'immense fortune et de la splendide générosité du marquis de Sourdéac. Mais, comme nous le verrons, cé succès lui tourna la tête; plus tard, il demanda le privilége de l'opéra et se ruina entièrement. Quand il fut pauvre et malheureux, le généreux ami des arts et l'ancien châtelain se vit abandonné de la foule qui l'encensait, et il mourut misérablement.

Corneille, dans le prologue de cette pièce, trouva le moyen, tout en faisant l'éloge de la paix, de représenter au roi combien l'on paie cher une victoire et combien la gloire du monarque coûte cher à ses sujets. Voici les vers admirables que dit la France à la Victoire :

Ah! Victoire, pour fils n'ai-je que des soldats?
La gloire qui les couvre, à moi-même funeste,
Sous mes plus beaux succès fait trembler tout le reste.
Ils ne vont aux combats que pour me protéger,
Et n'en sortent vainqueurs que pour me ravager;
S'ils renversent des murs, s'ils gagnent des batailles,
Ils prennent droit par là de ronger mes entrailles;

Leur retour me punit de mon trop de bonheur,
Et mes bras triomphans me déchirent le cœur.
A vaincre tant de fois mes forces s'affaiblissent,
L'État est florissant, mais les peuples gémissent;
Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône accable les sujets.

Puis suit cet éloge magnifique de Louis, la louange la plus douce du roi pacifique et la leçon la plus sévère que puissent recevoir les conquérans qui répandent comme l'eau le sang de leurs sujets :

Mon roi que vous rendez le plus puissant des rois,
En goûte moins le fruit de ses propres exploits;
Du même œil dont il voit ses plus nobles conquêtes,
Il voit ce qu'il leur faut sacrifier de têtes;
De ce glorieux trône où règne sa vertu,
Il tend sa main auguste à son peuple abattu,
Et comme à tout moment la commune misère
Rappelle en son grand cœur les tendresses de père,
Ce cœur se laisse vaincre aux vœux que j'ai formés,
Pour faire respirer ce que vous opprimez.

Comme, malgré tout ce qu'ont pu dire et peuvent répéter tous les jours ces dénigreurs historiques qui en appellent à leur gré de l'admiration ou du blâme populaire, Louis XIV était un grand roi, la maxime ne lui parut point dangereuse et il accueillit cette leçon comme un magnifique éloge dont peut-être était-il digne au fond de son cœur.

Trente et un ans après, en l'année 1691, lorsque ces vers étaient parfaitement oubliés et que

la gloire de Louis XIV elle-même n'existait plus qu'à l'état de souvenir et n'était plus qu'un triste terme de comparaison à la misère présente, Galbert de Campistron trouvant là une idée fort à son gré, et se croyant à l'abri de la gloire du grand Corneille, mit ces quatre vers dans son Tiridate :

Je sais qu'en triomphant les États s'affaiblissent,

Le monarque est vainqueur et les peuples gémissent.
Dans le rapide cours de ses vastes projets,

La gloire dont il brille accable ses sujets.

Mais Campistron ne tenait pas compte de l'époque où il vivait. Trente années avaient bien changé les choses: la police du roi s'alarma de ces quatre vers et les fit défendre.

La Toison-d'Or fut représentée à Paris en 1661, par la troupe du Marais : comme on devait s'y attendre, elle n'eut pas là le même succès qu'au château de Neubourg: la pièce eût été d'une importance beaucoup plus grande que les faits contemporains auraient nui à son succès.

Nous voulons parler de la représentation des comédies de Molière qui, depuis 1658, année de la première représentation de l'Etourdi et du Dépit amoureux, avait donné successivement les Précieuses ridicules en 1659, et Sganarelle en 1660. En cette même année, 1661, où fut jouée la Toison-d'Or, il joua successivement Don Garcie de Navarre, l'Ecole des Maris, puis enfin les Fâcheux, à Vaux, chez le même surintendant

Fouquet, qui venait de rajeunir la muse de Corneille. Nous verrons plus tard comment l'amitié de ces deux grands hommes leur fit produire ensemble Psyché, dont La Fontaine peut aussi revendiquer une part. Qu'il nous suffise de dire que ces trois génies, Corneille, Molière et La Fontaine, durent souvent se rencontrer à Vaux, et que là s'ébaucha l'amitié des deux premiers, amitié que nous ne verrons point s'altérer. Quand le surintendant n'aurait d'autre mérite que d'avoir inspiré le dévouement de Pélisson et les beaux vers de La Fontaine; quand on ne lui devrait que l'amitié de Corneille et de Molière, la mémoire de Fouquet devrait être une mémoire honorée et chère à tous les amis des lettres.

Quoi qu'il en soit, la foule qui se pressait aux représentations de l'Ecole des Maris, en 1661, dut empêcher beaucoup la curiosité de s'éveiller au sujet de la Toison-d'Or, comme l'Ecole des Femmes, l'année suivante, ne put manquer d'entraver un peu le succès de Sertorius.

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