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SCÈNE V.

CURIACE, CAMILLE.

CAMILLE.

IRAS-TU, Curiace? et ce funeste honneur '
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?

CURIACE.

Hélas! je vois trop bien qu'il faut, quoi que je fasse,
Mourir ou de douleur, ou de la main d'Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi ;
Je maudis mille fois l'état qu'on fait de moi:
Je hais cette valeur qui fait qu'Albe m'estime :
-Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l'ose quereller.
Je vous plains, je me plains; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non, je te connois mieux : tu veux que je te prie,
Et qu'ainsi mon pouvoir t'excuse à ta patrie. 2
Tu n'es que trop fameux par tes autres exploits:
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n'a mieux que toi soutenu cette guerre;

3

Autre de plus de morts n'a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manqué rien ;
Souffre qu'un autre ici puisse ennoblir le sien.

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu'on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m'apprête,
Ou que tout mon pays reproche à ma vertu
Qu'il auroit triomphé si j'avois combattu,

Et que sous mon amour ma valeur endormie
Couronne tant d'exploits d'une telle infamie!
Non, Albe, après l'honneur que j'ai reçu de toi, ·
Tu ne succomberas ni vaincras que par moi;

Tu m'as commis ton sort, je t'en rendrai bon compte;

Je vivrai sans reproche, ou périrai sans honte.

CAMILLE.

Quoi! tu ne veux pas voir qu'ainsi tu me trahis!

CURIACE.

Avant que d'être à vous, je suis à mon pays.

CAMILLE.

Mais te priver pour lui toi-même d'un beau-frère,
Ta sœur de son mari!

CURIACE.

Telle est notre misère;

Le choix d'Albe et de Rome ôte toute douceur
Aux noms jadis si doux de beau-frère et de sœur.

CAMILLE.

Tu pourras donc, cruel, me présenter sa tête,
Et demander ma main pour prix de ta conquête !

CURIACE.

Il n'y faut plus penser en l'état où je suis;

Vous aimer sans espoir, c'est tout ce que je puis.
Vous en pleurez, Camille !

CAMILLE.

Il faut bien que je pleure:
Mon insensible amant ordonne que je meure;
Et quand l'hymen pour nous allume son flambeau,
Il l'éteint de sa main pour m'ouvrir le tombeau.
Ce cœur impitoyable à ma perte s'obstine,
Et dit qu'il m'aime encore alors qu'il m'assassine.

CURIACE.

Que les pleurs d'une amante ont de puissants discours! 4
Et qu'un bel œil est fort avec un tel secours ! 5
Que mon cœur s'attendrit à cette triste vue !
Ma constance contre elle à regret s'évertue.
N'attaquez plus na gloire avec tant de douleurs, 6
Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs;
Je sens qu'elle chancelle et défend mal la place.
Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace.
Foible d'avoir déjà combattu l'amitié,
Vaincroit-elle à la fois l'amour et la pitié?
Allez, ne m'aimez plus, ne versez plus de larmes,
Ou j'oppose l'offense à de si fortes armes ;

Je me défendrai mieux contre votre courroux,
Et, pour le mériter.... je n'ai plus d'yeux pour vous.
Vengez-vous d'un ingrat, punissez un volage....7
Vous ne vous montrez point sensible à cet outrage!
Je n'ai plus d'yeux pour vous, vous en avez pour moi !
En faut-il plus encor? je renonce à ma foi.

Rigoureuse vertu dont je suis la victime,

Ne peux-tu résister sans le secours d'un crime?

CAMILLE.

Ne fais point d'autre crime, et j'atteste les dieux
Qu'au lieu de t'en haïr, je t'en aimerai mieux;
Oui, je te chérirai, tout ingrat et perfide,
Et cesse d'aspirer au nom de fratricide.

Pourquoi suis-je Romaine? ou que n'es-tu Romain!
Je te préparerois des lauriers de ma main,
Je t'encouragerois au lieu de te distraire,
Et je te traiterois comme j'ai fait mon frère,
Hélas! j'étois aveugle en mes vœux aujourd'hui,
J'en ai fait contre toi quand j'en ai fait pour lui.

P. Corneille. I.

II

Il revient : quel malheur, si l'amour de sa femme 8 Ne peut non plus sur lui que le mien sur ton ame!

SCÈNE V I.

HORACE, SABINE, CURIACE, CAMILLE.

CURIACE.

DIEUX! Sabine le suit! Pour ébranler mon cœur,
Est-ce peu de Camille? y joignez-vous ma sœur ?
Et, laissant à ses pleurs vaincre ce grand courage,
L'amenez-vous ici chercher même avantage?

SABINE.

Non, non, mon frère, non, je ne viens en ce lieu
Que pour vous en brasser et pour vous dire adieu.
Votre sang est trop bon, n'en craignez rien de lâche, 2
Rien dont la fermeté de ces grands cœurs se fàche:
Si ce malheur illustre ébranloit l'un de vous,
Je le désavoûrois pour frère ou pour époux.
Pourrai-je toutefois vous faire une prière
Digne d'un tel époux, et digne d'un tel frère?
Je veux d'un coup si noble ôter l'impiété,
A l'honneur qui l'attend rendre sa pureté,
La mettre en son éclat sans mélange de crimes;
Enfin, je vous veux faire ennemis légitimes.
Du saint noeud qui vous joint je suis le seul lien :
Quand je ne serai plus, vous ne vous serez rien.
Brisez votre alliance, et rompez-en la chaîne ;
Et, puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez
par ma mort le droit de vous hair:

Albe le veut, et Rome; il faut leur obéir.

Qu'un de vous deux me tue, et que l'autre me venge:
Alors votre combat n'aura plus rien d'étrange;
Et du moins l'un des deux sera juste agresseur,

Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sceur.
Mais quoi! vous souilleriez une gloire si belle;
Si vous vous animiez par quelque autre querelle:
Le zèle du pays vous défend de tels soins ;

Vous feriez peu pour lui si vous vous étiez moins: 3
Il lui faut, et sans haine, immoler un beau-frère
Ne différez donc plus ce que vous devez faire;
Commencez par sa sœur à répandre son sang,
Commencez par sa femme à lui percer le flanc,
Commencez par Sabine à faire de vos vies
Un digne sacrifice à vos chères patries:
Vous êtes ennemis en ce combat fameux,

Vous d'Albe, vous de Rome, et moi de toutes deux.
Quoi! me réservez-vous à voir une victoire 4
Où, pour haut appareil d'une pompeuse gloire,
Je verrai les lauriers d'un frère ou d'un mari
Fumer encor d'un sang que j'aurai tant chéri?
Pourrai-je entre vous deux régler alors mon ame,
Satisfaire aux devoirs et de soeur et de femme,
Embrasser le vainqueur en pleurant le vaincu?
Non, non, avant ce coup Sabine aura vécu:
Ma mort le préviendra, de qui que je l'obtienne;
Le refus de vos mains y condamne la mienne.
Sus donc, qui vous retient? Allez, cœurs inhumains,
J'aurai trop de moyens pour y forcer vos mains;
Vous ne les aurez point au combat occupées,
Que ce corps au milieu n'arrête vos épées;
Et, malgré vos refus, il faudra que leurs coups
Se fassent jour ici pour aller jusqu'à vous.

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