페이지 이미지
PDF
ePub

Trop foible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,
Il sait bien se tirer d'un pas si hasardeux;

Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu'elle abuse.
Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins presse,
Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé;
Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite,
Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.
Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,
Se retourne, et déjà les croit demi-domtés :
Il attend le premier, et c'étoit votre gendre.
L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,
En vain en l'attaquant fait paroître un grand cœur,

Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.

Albe à son tour commence à craindre un sort contraire: Elle crie au second qu'il secoure son frère ;

Il se hâte, et s'épuise en efforts superflus;

Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.

CAMILLE.

Helas!

VALÈRE.

Tout hors d'haleine il prend pourtant sa place,

Et redouble bientôt la victoire d'Horace :
Son courage sans force est un débile appui;
Voulant venger son frère, il tombe-auprès de lui.
L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie ; 5
Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.
Comme notre héros se voit près d'achever,
C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver : 6
« J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères,

Rome aura le dernier de mes trois adversaires,

C'est à ses intérêts que je vais l'immoler, »

Dit-il; et tout d'un temps on le voit y voler.

La victoire entre eux deux n'étoit pas incertaine;
L'Albain percé de coups ne se traînoit qu'à peine,
Et, comme une victime aux marches de l'autel,
Il sembloit présenter sa gorge au coup mortel:
Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense;
Et son trépas de Rome établit la puissance.

LE VIEIL HORACE.

O mon fils ! ô ma joie ! ô l'honneur de nos jours !
O d'un état penchant l'inespéré secours !

Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race!
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L'erreur dont j'ai formé de si faux sentiments?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d'alegresse?

VALERF

Vos caresses bientôt pourront se déployer;
Le roi, dans un moment, vous le va renvoyer,
Et remet à demain la pompe qu'il prépare
D'un sacrifice aux dieux pour un bonheur si rare.
Aujourd'hui seulement on s'acquitte vers eux
Par des chants de victoire et par de simples vœux:
C'est où le roi le mène ; et tandis il m'envoie 7
Faire office vers vous de douleur et de joie.
Mais cet office encor n'est pas assez pour lui;
Il y viendra lui-même, et peut-être aujourd'hui;
Il croit mal reconnoître une vertu si pure,
Si de sa propre bouche il ne vous en assure,

P. Corneille. I.

13

S'il ne vous dit chez vous combien vous doit l'état.

LE VIEIL HORACE.

De tels remercîinents ont pour moi trop d'éclat;
Et je me tiens déjà trop payé par les vôtres
Du service d'un fils, et du sang des deux autres.
VALÈRE.

Le roi ne sait que c'est d'honorer à demi;

8

Et son sceptre arraché des mains de l'ennemi

Fait qu'il tient cet honneur qu'il lui plaît de vous faire
Au-dessous du mérite et du fils et du père.

Je vais lui témoigner quels nobles sentiments
La vertu vous inspire en tous vos mouvements,
Et combien vous montrez d'ardeur pour son service.

LE VIEIL HORACE.

Je vous devrai beaucoup pour un si bon office. 9

SCÈNE III.

LE VIEIL HORACE, CAMILLE.

LE VIEIL HORACE.

MA fille, il n'est plus temps de répandre des

pleurs ;

Il sied mal d'en verser où l'on voit tant d'honneurs :
On pleure injustement des pertes domestiques, 2
Quand on en voit sortir des victoires publiques.
Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous;
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme 3
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome;
Après cette victoire, il n'est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main.

Il me faut à Sabine en porter la nouvelle;

Ce coup sera sans doute assez rude pour elle,

Et ses trois frères morts par la main d'un époux 4 Lui donneront des pleurs bien plus justes qu'à vous. Mais j'espère aisément en dissiper l'orage,

Et qu'un peu de prudence, aidant son grand courage,
Fera bientôt régner sur un si noble cœur

Le généreux amour qu'elle doit au vainqueur.
Cependant étouffez cette lâche tristesse;

Recevez-le, s'il vient, avec moins de foiblesse
Faites-vous voir sa sœur, et qu'en un même flang 5
Le ciel vous a tous deux formés d'un même sang

SCENE IV.

CAMILLE.

Oui, je lui ferai voir par d'infaillibles

marques

I

Qu'un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu'un astre injurieux nous donne pour parents.
Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nommer lâche;
Je l'aime d'autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père; et par un juste effort 2
Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses,
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel?
Vit-on jamais une ame en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d'espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d'évènements,
Et le piteux jouet de plus de changements?

Un oracle m'assure, un songe me travaille;

3

La paix calme l'effroi que me fait la bataille;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent;
La partie est rompue, et les dieux la renouent;
Rome semble vaincue, et seul des trois Albains
Curiace en mon sang n'a point trempé ses mains.
O dieux! sentois-je alors des douleurs trop légères
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères ?
Et me flattois-je trop quand je croyois pouvoir
L'aimer encor sans crime, et nourrir quelque espoir?
Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon ame éperdue en reçoit la nouvelle:
Son rival me l'apprend; et, faisant à mes yeux
D'un si triste succès le récit odieux,

Il porte sur le front une alégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte,
Et, bâtissant en l'air sur le malheur d'autrui,
'Aussi-bien que mon frère il triomphe de lui.
Mais ce n'est rien encore au prix de ce qui reste:
On demande ma joie en un jour si funeste;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur!
En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime!
Leur brutale vertu veut qu'on s'estime heureux,
Et si l'on n'est barbare on n'est point généreux !
Dégénérons, mon cœur,
d'un si vertueux pere;
Soyons indigne sœur d'un si généreux frère :
C'est gloire de passer pour un cœur abattu
Quand la brutalité fait la haute vertu.

5

« 이전계속 »