JUGEMENT DE LA HARPE SUR MÉDÉE. On me dispensera sans doute de parler des premières comédies de Corneille. On se souvient seulement qu'il les a faites, et que, sans rien valoir, elles valaient mieux que toutes celles de son temps. C'est quand il donna le Menteur, qu'il eut encore la gloire de précéder Molière dans les pièces de caractère. Maintenant je ne considère en lui que le père de la tragédie. Son coup d'essai fut Médée: le sujet n'était pas très heureux: elle n'eut qu'un succès médiocre. Il n'est pas surprenant que Longepierre, qui travailla sur le même sujet environ soixante ans après, l'ait manié avec plus d'art, et soit parvenu à y répandre assez d'intérêt pour faire voir sa pièce de temps en temps avec quelque plaisir, malgré ses défauts, quand il se trouve une actrice propre à faire valoir le rôle de Médée. Soixante ans de lumières et de modèles sont d'un grand secours, même pour un talent médiocre. Mais le talent sublime de Corneille s'annonçait déja dans sa Médée (quoique mal conçue et mal écrite) par quelques morceaux d'une force et d'une élévation de style inconnues avant lui. Tel est ce monologue de Médée imité de Séneque. Ailleurs ce pourroit être une déclamation; mais il faut songer que c'est une magicienne qui parle. 298 JUGEMENT DE LA HARPE Et vous, troupe savante en noires barbaries, Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse; Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée, Et que tout mon pouvoir se borne à le servir? On peut relever quelques fautes de langage; mais, en total, ce morceau est d'un style infiniment élevé au-dessus de tout ce qu'on écrivait dans le même temps. Ces deux vers sur-tout: Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits? offrent un rapprochement d'idées de la plus grande énergie il est impossible de dire plus en peu de mots : c'est le vrai sublime. |