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JUGEMENT DE LA HARPE

SUR MÉDÉE.

On me dispensera sans doute de parler des premières comédies de Corneille. On se souvient seulement qu'il les a faites, et que, sans rien valoir, elles valaient mieux que toutes celles de son temps. C'est quand il donna le Menteur, qu'il eut encore la gloire de précéder Molière dans les pièces de caractère. Maintenant je ne considère en lui que le père de la tragédie.

Son coup d'essai fut Médée: le sujet n'était pas très heureux: elle n'eut qu'un succès médiocre. Il n'est pas surprenant que Longepierre, qui travailla sur le même sujet environ soixante ans après, l'ait manié avec plus d'art, et soit parvenu à y répandre assez d'intérêt pour faire voir sa pièce de temps en temps avec quelque plaisir, malgré ses défauts, quand il se trouve une actrice propre à faire valoir le rôle de Médée. Soixante ans de lumières et de modèles sont d'un grand secours, même pour un talent médiocre. Mais le talent sublime de Corneille s'annonçait déja dans sa Médée (quoique mal conçue et mal écrite) par quelques morceaux d'une force et d'une élévation de style inconnues avant lui. Tel est ce monologue de Médée imité de Séneque. Ailleurs ce pourroit être une déclamation; mais il faut songer que c'est une magicienne qui parle.

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JUGEMENT DE LA HARPE
Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux, garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune injure.
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.

Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron, spectres, larves, furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous génez les ames;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers;
Pour mieux agir pour moi faites trève aux enfers;
Apportez-moi du fond des antres de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de son père;
Et, si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux;
Qu'il coure vagabond de province en province,
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de frayeur, de misère, d'ennui,

Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse;
Qu'il ait
regret à moi pour son dernier supplice :
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau.
Jason me répudie! et qui l'auroit pu croire!
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée?

Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,

Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?

On peut relever quelques fautes de langage; mais, en total, ce morceau est d'un style infiniment élevé au-dessus de tout ce qu'on écrivait dans le même temps. Ces deux vers sur-tout:

Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?

offrent un rapprochement d'idées de la plus grande énergie il est impossible de dire plus en peu de mots : c'est le vrai sublime.

L'ILLUSION COMIQUE,

COMÉDIE.

1636.

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