DEUX ACADÉMICIENS Bonjour, cher Colletet 2. GODEAU 1. COLLETET se jette à genoux. Grand évêque de Grasse 3, Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse: GODEAU. Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon: Levez-vous, Colletet. COLLETET. Votre Magnificence Ne permet, Monseigneur, une telle licence. GODEAU. Rien ne saurait changer le commerce entre nous : COLLETET. Très révérend Seigneur, je vais donc vous complaire GODEAU. Attendant nos Messieurs, que nous faudra-t-il faire? COLLETET. Je suis prêt d'obéir à votre volonté. GODEAU. Parlons comme autrefois avecque liberté. COLLETET. Seigneur, votre amitié m'est un honneur extrême. 1. Voir notre Notice sur Godeau. 2. Guillaume Colletet (1598-1659), avocat au Parlement, et un des cinq auteurs de Richelieu. « Il a passé sa vie, dit Chapelain, entre Apollon et Bacchus, sans souci du lendemain. » Aussi tomba-t-il dans la gêne. C'est son fils, François Colletet (1628-1680), que Boileau a peint 3. Godeau était si petit qu'on l'avait surnommé le Nain de la princesse Julie. Dans la scène précédente Faret s'était moqué de sa petite taille: J'entends quelqu'un qui monte: arrêtons-nous un peu Je commence à le voir : c'est l'évêque de Grasse. 4. Avant que l'Académie ait été régulièrement constituée par Richelieu. Voir dans nos extraits de Pellisson les Origines de l'Académie. GODEAU. Oh bien ! seul avec vous, ainsi que je me voi1, Je vais prendre le temps de vous parler de moi : COLLETET. Vos vers! je les adore : Je les ai lus cent fois, et je les lis encore. GODEAU. Manquai-je en quelque endroit à garder la césure? 3 Suis-je pas scrupuleux à bien choisir les mots ? Mais c'est fort justement que je me puis louer. COLLETET. 4 Vous êtes de ceux-là qui peuvent dans la vie On se flatte souvent; mais, si je ne m'abuse, S'il lisait une fois mon Benedicite 5. O l'ouvrage excellent! Chef-d'œuvre précieux ! COLLETET. O la pièce admirable! GODEAU. COLLETET. Merveille incomparable! 1. Voir dans nos extraits de Corneille une note qui accompagne le morceau intitulé le Menteur. 2. On dit aujourd'hui un hiatus. 3. Ellipse qui a vieilli. Dans l'Esther de Racine (II, vii), Assuérus dira encore à Esther: Esther, que craignez-vous? suis-je pas votre frère? 4. Épiscopale. 5. Voir les strophes que nous donnons de ce cantique. GODEAU. Que peut-on désirer après un tel effort? COLLETET. Qui n'en sera content, aura, ma foi, grand tort. GODEAU. Colletet, mon ami, vous ne faites pas mal. COLLETET. Moi, je prétends traiter tout le monde d'égal GODEAU. Colletet, vos discours sont obscurs et couverts. COLLETET. Il est certain que j'ai le style magnifique. GODEAU. Colletet parle mieux qu'un homme de boutique. COLLETET. Ah! le respect m'échappe : et mieux que vous aussi. GODEAU. Parlez bas, Colletet, quand vous parlez ainsi. COLLETET. C'est vous, Monsieur Godeau, qui me faites outrage. GODEAU. Voulez-vous me contraindre à louer votre ouvrage? J'ai tant loué le vôtre ! COLLETET. GODEAU. Il le méritait bien. COLLETET. Je le trouve fort plat, pour ne vous celer rien. GODEAU. Si vous en parlez mal, vous êtes en colère. COLLETET. Si j'en ai dit du bien, c'était pour vous complaire. GODEAU. Colletet, je vous trouve un gentil violon 1. 1. Un mauvais sujet, comme les gens qu'on met au violon, c'est-à-dire en prison; on appelait jadis psalterion, puis violon, les entraves qui retenaient les pieds des prisonniers. COLLETET. Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon! GODEAU. Vous, enfant d'Apollon! vous n'êtes qu'une bête. COLLETET. Et vous, Monsieur Godeau, vous me rompez la tête1. (La comédie des Académistes 2, I, 11.) PERRAULT Charles Perrault débuta dans la littérature par une parodie du livre VI de l'Enéide, et par un petit poème, les Murs de Troie ou l'Origine du burlesque. Avocat, puis premier commis à la surintendance des bâtiments du roi à partir de 1664, Perrault contribua à l'arrêté qui donna des pensions aux savants et aux écrivains du royaume et de l'Europe, à la fondation de l'Académie des sciences, et à la reconstitution de l'Académie de peinture. N'ayant encore écrit que quelques petites poésies, il fut appelé en 1671 à l'Académie française, où il fit admettre le public aux séances de réception, et fut un des premiers membres de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. C'est lui qui déchaîna en 1687 la fameuse querelle des anciens et des modernes par son poème intitulé: le Siècle de Louis le Grand, suivi du Parallèle des anciens et des modernes. La lutte de Perrault et de Boileau fut fort vive, et dura treize ans. Pendant cette lutte, Perrault publia le chef-d'œuvre qui l'a rendu populaire, les Contes de ma mère l'Oye ou Histoires du temps passé (1697). Signalons encore parmi ses ouvrages un recueil de deux cents biographies sous 1. On pourra rapprocher de cette scène la scène de Trissotin et de Vadius au troisième acte des Femmes savantes de Molière. 2. Cette comédie, écrite en 1643,, environ huit ans après l'établissement de l'Académie, fut refondue par Saint-Evremond en 1680. Le directeur de l'Académie, Serizay, va réconcilier les deux confrères, qui vont reprendre le ton admiratif (I, III): COLLETET Que partout on exalte, et partout soit chanté O l'ouvrage excellent! O la pièce admirable! Chef-d'œuvre précieux! Merveille incomparable! De ce divin prélat le Benedicite. GODEAU Qu'en tous lieux on exalte, et qu'en tous lieux on chante De notre Colletet la Cane barbotante, Ces beaux vers, que le temps ne saurait effacer, Et qu'un grand cardinal voulut récompenser. C'est là que Colletet si vivement explique ce titre les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle (1701). Son frère, Claude Perrault (1613-1688), souvent attaqué par Boileau, et auteur de la fameuse colonnade du Louvre, a laissé une traduction de Vitruve. LE PETIT CHAPERON ROUGE Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir: sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien que partout on l'appelait le petit Chaperon rouge. Un jour, sa mère, ayant fait des galettes, lui dit : « Va voir comment se porte ta mère-grand; car on m'a dit qu'elle était malade porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. » Le petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il était dangereux de s'arrêter à écouter un Loup, lui dit : « Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette avec un petit pot de beurre, que ma mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin? lui dit le loup. Oh! oui, lui dit le petit Chaperon rouge; c'est par delà le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la première maison du village. Eh bien! dit le Loup, je veux l'aller voir aussi je m'y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là; et nous verrons à qui plus tôt y sera. » Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court; et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait. Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-grand; il heurte: toc, toc. « Qui est là? - C'est votre fille, le petit Chaperon rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie. » La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu'elle se trouvait un peu mal, 1. Coiffure à bourrelet. |