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fçauroit donc caufer en nous la terreuroù cette crainte ennemie de la préfomption & qui nous fait nous défier de nousmêmes. La peine dûë aux grands crimes ne nous paroît pas à craindre pour nous. Nous fommes fuffifamment raffurez contre la crainte de commettre jamais de femblables forfaits, par l'horreur qu'ils nous infpirent. Nous pouvons craindre des fatalitez du même genre que celles qui arrivent à Pyrrhus dans l'Andromaque de Racine, mais non de commettre des crimes auffi noirs que le font ceux de Narciffe dans Britannicus. Un fcelerat qui fubit fa deftinée ordinaire dans un Poëme, n'excite pas auffi notre compaffion; fon fupplice, fi nous le voïions réellement, exciteroit bien en nous une compaffion machinale: mais comme l'émotion que les imitations produifent n'eft pas auffi tyrannique que celle que l'objet même exciteroit, ridée des crimes qu'un perfonnage de Tragedie a commis nous empêche de fentir pour lui une pareille compaffion. Il ne lui arrive rien dans la cataftrophe que nous ne lui aïons fouhaité plufieurs fois durant le cours de la piece, & nous applaudiffons alors au ciel qui juftific enfin fa lenteur à punir.

Perfonne n'ignore qu'on entend en Poëfie par fcelerat un homme qui viole volontairement les préceptes de la Loi naturelle, à moins qu'il ne foit excufé par une loi particuliere à fon païs. Le refpect pour les loix de la focieté dont on eft membre eft une fi grande vertu, qu'elle excufe fur la fcene l'erreur qui nous fait violer la loi naturelle. Ainfi quand Agamemnon veut facrifier fa fille, il viole la foi naturelle fans être en Poëfie un perfonnage fceIerat: il eft excufé par fa refignation aux loix & à la religion de fa patrie qui autorifoit de pareils meurtres. C'eft la loi de fon païs qui fe trouve chargée de l'horreur du crime. On plaint la mifere des hommes de ce tems-là qui nepouvoient plus difcerner la loi naturelle à travers les nuages dont les fauffes religions l'enveloppoient. Nous pouvons dire la même chofe des meurtriers de: Cefar, parce qu'ils avoient été élevez dans la maxime que les voies violentes étoient permifes contre un citoïen qui vouloit faire des fujets de fes égaux; & qui, pour parler le langage des Ro mains, affectoit la Tyrannie.

Mais un Romain, contemporain de Cefar, qui voudroit facrifier fa propre

fille feroit un fcelerat, il violeroit un précepte facré de la loi naturelle fans être excufé par les loix de fa patrie: car il y avoit long-tems deflors que les Romains avoient défendu de facrifier des victimes humaines, & qu'ils avoient même obligé les peuples libres qui vivoient fous leur protection, à garder cette défense. Une erreur excufable peut donc réhabiliter, pour ainfi dire, le perfonnage qui commet un grand crime contre la loi naturelle, mais je me donnerai bien de garde de donner aux emportemens & aux premiers mouvemens le droit d'excufer les grands crimes, même fur le théatre. Celui à qui fes premiers mouvemens peuvent faire commettre de grands crimes, eft toujours un fcelerat. L'emportement n'excufe point le meurtre volontaire de fa femme, même fuivant la morale de la Poëfie la feule dont il s'agiffe ici & la plus indulgente de toutes. De tels crimes repugnent tellement aux cœurs qui ne font pas entierement dépravez, qu'il ne fuffit point d'avoir perdu quelque chofe de la liberté de fon efprit pour les commettre, fans devenir un fcelerat odieux. Ce n'eft point par reflexion & en refiftant à la tentation qu'un homme à qui

met pas,

il reste encore quelque vertu ne les comc'eft parce qu'il n'eft pas en lui de mouvement qui le porte jamais à de pareils excès: il eft en lui une horreur d'inftinct, & fi j'ofe dire machinale, contre les actions dénaturées. S'il y pouvoit être porté par un premier mouvement de colere, un premier mouvement de vertu le retiendroit. Les vertus n'ont-elles pas leurs premiers mouvemens ainfi que les paffions vicieuses?

SECTION XV.

peut

Des perfonnages de Scelerats qu'on introduire dans les Trage

dies.

A

nages

Près cela je fuis très-éloigné de défendre d'introduire des perfonfcelerats dans une Tragedie. Le principal deffein de ce poëme eft bien d'exciter en nous la terreur & la compaffion pour quelques-uns de fes perfonnages, mais non pas pour tous fes perfonnages. Ainfi le Poëte, pour arriver plus certainement à fon but, peut bien exciter en nous d'autres paffions qui nous préparent à fentir plus vivement

encore les deux qui doivent dominer fur la fcene tragique, je veux dire la compaffion & la terreur. L'indignation que nous concevons contre Narciffe augmente la compaffion & la terreur où nous jettent les malheurs de Britannicus. L'horreur qu'infpirent les difcours d'Oénone nous rend plus fenfibles à la malheureufe deftinée de Phédre; le mauvais effet des confeils de cette confidente que le Poëte lui fait toujours donner à Phedre, quand elle eft prête à fe repentir, rend cette Princeffe plus à plaindre, & fes crimes plus terribles. Nous craignons de recevoir de pareils confeils en de femblables conjonctures. On peut donc introduire des perfonnages fcelerats dans un poëme, ainfi qu'on met des bourreaux dans le tableau qui réprefente le martyre d'un Saint: mais comme on blâmeroit le Peintre qui dépeindroit aimables des homines aufquels il fait faire une action odieufe, de même on blâmeroit le Poëte qui donneroit à des perfonnages fcelerats des qualitez capables de leur concilier la bienveillance du fpectateur. Cette bienveillance pourroit aller jufqu'à faire plaindre le fcelerat, & à diminuer l'horreur du crime par la compaffion que donneroit

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