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mes pas trouvez, ne fçauroient donc nous émouvoir auffi vivement que la peinture des paffions & des fituations qui font actuellement les nôtres, ou qui l'ont été autrefois. En premier lieu l'efprit n'eft gueres piqué par la peinture d'une paffion dont il ne connoît pas les fymptômes, il craint d'être la dupe d'une imitation infidelle. Or l'efprit connoît mal les paffions que le cœur n'a pas senties; tout ce que les autres nous en racontent ne fçauroit nous donner une idée jufte & précife des agitations d'un interieur qu'elles tirannifent. En fecond licu, il faut que notre cœur ait peu de pente pour les paffions que nous n'avons pas encore éprouvées à vingt-cinq ans. Le cœur a bien plûtôt acquis toutes fes forces que l'efprit, & il me paroît prefqu'impoffible qu'un homme de cet âge n'ait pas encore fenti les mouvemens de toutes les paffions aufquelles fon temperament le condamne.

Comment ceux qui n'ont pas de difpofitions à fentir une paffion, comment un homme qui n'eft point agité par l'objet même, pourroit-il être vivement touché par fa peinture? Comment un homme dont l'efprit eft infenfible à la gloire militaire, & qui ne regarde ce

qu'on appelle vulgairement un conquerant que comme un furieux à charge au genre humain, peut-il être vivement intereffé par les mouvemens inquiets de l'impetueux Achile quand il imagine qu'on confpire pour l'empêcher de s'aller immortalifer en prenant Troye.

L'homme, pour qui les attraits du jeu font fans amorce, eft-il touché de l'affliction d'une perfonne qui vient de faire des pertes confiderables, à moins qu'il ne prenne pour elle de ces interêts particuliers qui font partager tous les fentimens d'une autre perfonne, de maniere qu'on s'afflige de ce qu'elle eft affligée. Sans un pareil motif l'homme, qui n'aime pas le jeu, plaindra feulement le Joueur d'avoir contracté l'habitude dangereufe de mettre à la difpofition des cartes ou des dez la douceur de fon humeur & la tranquillité de fa vie; c'eft parmi ceux qui font tourmentez de maux pareils aux nôtres que l'inftinct nous fait chercher des gens qui partagent nos peines, & qui nous confolent en s'affligeant avec nous. Didon conçoit d'abord une compaffion tendre pour Enée obligé de s'enfuir de fa patrie, parce qu'elle même avoit été

Curentur dubii medicis majoribus agri
Tu venam vel difcipulo committe Philippi. (a)

Il n'eft pas befoin d'être Philofophe pour fupporter un pareil malheur avec conftance. Il fuffit d'être un homme raifonnable.

Ainfi l'on ne fçauroit blâmer les Poëtes de choifir pour fujet de leurs imitations les effets des paffions qui font les plus generales, & que tous les hommes reflentent ordinairement. Or de toutes

les paffions celle de l'amour eft la plus generale: il n'eft prefque perfonne qui n'ait eu le malheur de la fentir du moins une fois en fa vie. C'en eft affez pour s'intereffer avec affection aux peines de ceux qu'elle tyrannife.

Nos Poëtes ne pourroient donc pas être blâmez de donner part à l'amour dans les intrigues de leurs pieces, s'ils le faifoient avec plus de retenue. Mais ils ont pouffé trop loin la complaifance pour le goût de leur fiecle, ou, pour dire mieux, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En rencheriffant les uns fur les autres, ils ont fait une ruelle de la fcene tragique. Racine a mis plus d'amour dans fes pieces que Corneille, & la plupart de (a) Juvenal. Sat. 1 z..

ceux qui font venus depuis Racine, trouvant qu'il étoit plus facile de l'imiter par fes endroits foibles que par les autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.

SECTION XVIII.

Que nos voisins difent que nos Poëtes mettent trop d'amour dans leurs Tragedies.

C

Omme le goût de faire mouvoir par l'amour les refforts des Tragedies n'a pas été le goût des anciens; comme ce goût n'eft pas fondé fur la verité, & qu'il fait une violence prefque continuelle à la vraifemblance, il ne fera point peut-être le goût de nos neveux. La pofterité pourra donc blâmer l'abus que nos Poëtes tragiques ont fait de leur efprit, & les cenfurer un jour d'avoir donné le caractere de Tircis & de Philene, d'avoir fait faire toutes chofes pour l'amour, à des perfonnages illuftres & qui vivoient dans des fiecles où l'idée qu'on avoit du caractere d'un grand homme n'admettoit pas le mêlange de pareilles foiblefles

Elle reprendra nos Poëtes d'avoir fait d'une intrigue amoureufe la caufe de tous les mouvemens qui arriverent à Rome quand il s'y forma une conjuration pour le rappel des Tarquins, comme d'avoir réprefenté les jeunes gens. de ce tems-là fi polis & même fi timides devant leurs maîtreffes, eux dont es mœurs font connues fuffifainment Dar le recit que fait Tite-Live de l'avanture de Lucrèce.

Un Poëte très vante chez une Na-tion voifine, qui du moins a beaucoup d'émulation pour la nôtre, fait en dif ferens endroits de fes ouvrages plufieurs reflexions un peu defobligeantes pour les Poëtes tragiques François. Cet Ecri vain prétend que l'affectation à mettre de l'amour dans toutes les intrigues des Tragedies, & dans prefque tous les caracteres des perfonnages, ait fait tomber nos Poëtes en plufieurs fautes. Une des moindres eft de faire fouvent de fauffes peintures de l'amour. L'amour n'eft pas une paffion gaie: le veritable amour, le feul qui foit digne de monter fur la fcene tragique, eft prefque toujours chagrin, fombre & de mauvaife humeur. Or, ajoute l'Auteur Anglois, un pareil caractere déplairoit bientôt, si

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