livres fur lefquels un attrait infenfible fait d'abord porter la main quand on veut lire une heure ou deux. Qu'on compare le nombre des traductions de Lucrece avec le nombre des traductions de Virgile dans toutes les langues polies, & l'on trouvera quatre traductions de l'Eneide de Virgile contre une traduction du Poëme De natura rerum. Les hommes aimeront toujours mieux les li vres qui les toucheront que les livres qui les inftruiront. Comme l'ennui leur eft plus à charge que l'ignorance, ils préferent le plaifir d'être émus au plaifir d'ê tre inftruits. SECTION X. Objection tirée des tableaux pour montrer que l'art de l'imitation intereffe plus que le sujet même de l'imitation. N pourroit objecter que des ta bleaux où nous ne voïons que l'imitation de differens objets qui ne nous auroient point attachez, fi nous les avions vûs dans la nature, ne laiffent pas de fe faire regarder long-tems. Nous donnons plus d'attention à des fruits & à des animaux réprefentez dans un tableau, que nous n'en donnerions à ces objets mêmes. La copie nous attache plus que l'original. Je répons que, lorfque nous regasdons avec application les tableaux de ce genre, notre attention principale ne tombe pas fur l'objet imité, mais bien. fur l'art de l'imitateur. C'eft moins l'objet qui fixe nos regards que l'adreffe de l'Artifan; nous ne donnons pas plus d'attention à l'objet même imité dans le tableau , que nous lui en donnons dans la nature. Ces tableaux ne font point regardez auffi long-tems que ceux où le merite du fujet eft joint avec le merite de l'execution. On ne regarde pas auffi long-tems un panier de fleurs de Baptifte, ni une fête de village de Teniers, qu'un des fept Sacremens du Pouffin, ou une autre compofition hiftorique, executée avec autant d'habileté, que Baptifte & Teniers en font voir dans leur execution. Un tableau d'hif toire auffi bien peint qu'un corps de garde de Teniers nous attacheroit bien plus que ce corps de garde. Il faut toujours fuppofer, comme la raifon le demande, que l'art ait réuffi également; car il ne fuffit pas que les tableaux foïent de la même main. Par exemple, on voit avec plus de plaifir une fête de village de Teniers qu'un de fes tableaux d'hiftoire, mais cela ne prouve rien. Tout le monde fçait que Teniers réuffifsoit auffi mal dans les compofitions ferieufes, qu'il réuffiffoit bien dans les compofitions grotefques. Or en diftinguant l'attention qu'on donne à l'art d'avec celle qu'on donne à l'objet imité, on trouvera toujours que j'ai raifon d'avancer que l'imitation ne fait jamais fur nous plus d'impreffion que l'objet imité en pourroit faire. Cela eft vrai même en parlant des tableaux, qui font précieux par le merite feul de l'execution. L'art de la Peinture eft fi difficile, il nous attaque par un fens, dont l'empire. fur notre ame eft fi grand, qu'un tableau peut plaire par les feuls charmes de l'execution, independamment de l'objet qu'il réprefente: mais je l'ai déja dit, notre attention & notre eftime font alors uniquement pour l'art de l'imitateur qui fçait nous plaire, même fans nous toucher. Nous admirons le pinceau qui a fçu contrefaire fi bien la nature. Nous examinons comment l'Artifan a fait pour tromper nos yeux, au point de leur faire prendre des couleurs couchées fur une fuperficie pour de veritables fruits. Un Peintre peut donc paffer pour un grand Artisan, en qualité de deffinateur élegant, ou de coloriste rival de la nature, quand même il ne fçauroit pas faire ufage de fes talens pour réprefenter des objets touchans, & pouc mettre dans fes tableaux l'ame & la vraifemblance qui fe font fentir dans ceux de Raphaël & du Pouffin. Les tableaux de l'Ecole Lombarde font admirez, bien que les Peintres s'y foïent bornez fouvent à flater les yeux par la richeffe & par la verité de leurs couleurs, fans penfer peut-être que leur art fût capable de nous attendrir: mais leurs Partifans les plus zelez tombent d'accord qu'il manque une grande beauté aux tableaux de cette Ecole, & que ceux du Titien, par exemple, feroient encore bien plus précieux s'il avoit traité toujours des fujets touchans, & s'il eut joint plus fouvent les talens de fon Ecole aux talens de l'Ecole Romaine. Le tableau de ce grand Peintre qui réprefente faint Pierre Martyr, Religieux Dominiquain, maffacré par les Vaudois, n'eft peut-être pas, tout admirable qu'il eft par cet endroit, fon tableau le plus précieux par la richeffe des couleurs locales; cependant de l'aveu du Cavalier Ridolfi, l'Hiftorien des Peintres de l'Ecole de Venife, (a) c'est celui qui eft le plus connu & le plus vanté. Mais l'action de ce tableau eft interreffante, & le Titien l'a traitée avec plus de vraisemblance & avec une expreffion des paffions plus étudiée que celles de fes autres ouvrages. (a) Pag. 151. SECTION XI. Que les beautez de l'execution ne rendent pas feules un Poëme un bon ouvrage, comme elles rendent un tableau un ouvrage precieux. L n'en eft pas des Poëtes, qui n'ont d'autre merite que celui d'exceller dans la verfification, & qui ne fçavent pas nous dépeindre aucun objet capable de nous toucher; mais qui, pour me fervir de l'expreffion d'Horace, ne mettent fur le papier que des niaiferies harmonienfes, comme des Peintres dont je viens de parler. Le public ne fait jamais beaucoup de cas des ouvrages d'un Poëte qui n'a pour tout talent que celui de |