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DU CI D.

CE poëme a tant d'avantages du côté du sujet et des pensées brillantes dont il est semé, que la plupart de ses auditeurs n'ont pas voulu voir les défauts de sa conduite, et ont laissé enlever leurs suffrages au plaisir que leur a donné sa représentation. Bien que ce soit celui de tous mes ouvrages réguliers où je me suis permis plus de licence, il passe encore pour le plus beau auprès de ceux qui ne s'attachent pas à la dernière sévérité des règles; et depuis cinquante ans qu'il tient sa place sur nos théâtres, l'histoire ni l'effort de l'imagination n'y ont rien fait voir qui en ait effacé l'éclat. Aussi at-il les deux grandes conditions que demande Aristote aux tragédies parfaites, et dont l'assemblage se rencontre si rarement chez les anciens et les modernes. Il les assemble même plus fortement et plus noblement que les espèces que pose ce philosophe. Une maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son amant, qu'elle tremble d'obtenir, a les passions plus vives et plus allumées que tout ce qui peut se passer entre un mari et sa femme, une mère et son fils, un frère et sa sœur ; et la haute vertu dans un naturel sensible à ces passions qu'elle dompte sans les affoiblir, et à qui elle laisse toute leur force pour en triompher plus glorieusement, a quelque chose de plus touchant,

de plus élevé et de plus aimable, que cette médiocre bonté, capable d'une foiblesse, et même d'un crime, où nos anciens étoient contraints d'arrêter le caractère le plus parfait des rois et des princes dont ils faisoient leurs héros, afin que ces taches et ces forfaits, défigurant ce qu'ils leur laissoient de vertus, s'accommodassent au goût et aux souhaits de leurs spectateurs, et fortifiassent l'horreur qu'ils avoient conçue de leur domination et de la monarchie.

Rodrigue suit ici son devoir sans rien relâcher de sa passion: Chimène fait la même chose à son tour, sans laisser ébranler son dessein par la douleur où elle se voit abîmée par là; et si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c'est une glissade dont elle se relève à l'heure même et non-seulement elle connoît si bien sa faute qu'elle nous en avertit; mais elle fait un prompt désaveu de tout ce qu'une vue si chère lui a pu arracher. Il n'est pas besoin qu'on lui reproche qu'il lui est honteux de souffrir l'entretien de son amant après qu'il a tué son père; elle avoue que c'est la seule prise que la médisance aura sur elle. Si elle s'emporte jusqu'à lui dire qu'elle veut bien qu'on sache qu'elle l'adore et le poursuit, ce n'est point une résolution si ferme qu'elle l'empêche de cacher son amour de tout son possible lorsqu'elle est en la présence du roi. S'il lui échappe

de l'encourager au combat contre don Sanche par ces paroles,

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix, elle ne se contente pas de s'enfuir de hoe au même moment; mais si tôt qu'elle est avec Elvire, à qui elle ne déguise rien de ce qui se passe dans son ame, et que la vue de ce cher objet ne lui fait plus de violence, elle forme un souhait plus raisonnable qui satisfait sa vertu et son amour tout ensemble, et demande au ciel que le combat se termine,

Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur. Si elle ne dissimule point qu'elle penche du côté de Rodrigue de peur d'être à don Sanche pour qui elle a de l'aversion, cela ne détruit point la protestation qu'elle a faite un peu auparavant, que, malgré la loi de ce combat et les promesses que le roi a faites à Rodrigue, elle lui fera mille autres ennemis s'il en sort victorieux. Ce grand éclat même qu'elle laisse faire à son amour, après qu'elle le croit mort, est suivi d'une opposition vigoureuse à l'exécution de cette loi qui la donne à son amant; et elle ne se tait qu'après que le roi l'a différée, et lui a laissé lieu d'espérer qu'avec le tems il y pourra survenir quelque obstacle. Je sais bien que le silence passe d'ordinaire pour une marque de consentement; mais quand les rois parlent, c'en est une de contradiction: on ne

manque jamais à leur applaudir quand on entre dans leurs sentimens; et le seul moyen de leur contredire avec le respect qui leur est dû, c'est de se aire quand leurs ordres ne sont pas si pressans qu'on ne puisse remettre à s'excuser de leur obéir lorsque le tems en sera venu, et conserver cependant une espérance légitime d'un empêchement qu'on ne peut encore déterminément pré

voir.

Il est vrai que dans ce sujet il faut se contenter de tirer Rodrigue de péril sans le pousser jusqu'à son mariage avec Chimène. Il est historique, et a plu en son tems; mais bien surement il déplairoit au nôtre : et j'ai peine à voir que Chimène y consente chez l'auteur espagnol, bien qu'il donne plus de trois ans de durée à la comédie qu'il en a faite. Pour ne pas contredire l'histoire, j'ai cru ne me pouvoir dispenser d'en jeter quelque idée, mais avec incertitude de l'effet; et ce n'étoit que par là que je pouvois accorder la bienséance du théâtre avec la vérité de l'événement.

Les deux visites que Rodrigue fait à sa maitresse ont quelque chose qui choque cette bienséance de la part de celle qui les souffre. La rigueur du devoir vouloit qu'elle refusât de lui parler, et s'enfermât dans son cabinet au lieu de l'écouter mais permettez-moi de dire, avec un des premiers esprits de notre siècle, « que leur >> conversation est remplie de si beaux sentimens

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» que plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que » ceux qui l'ont connu l'ont toléré. » J'irai plus outre, et dirai que presque tous ont souhaité que ces entretiens se fissent; et j'ai remarqué, aux premières représentations, qu'alors que ce malheureux amant se présentoit devant elle, il s'élevoit un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquoit une curiosité merveilleuse et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avoient à se dire dans un état si pitoyable. Aristote dit «< qu'il » y a des absurdités qu'il faut laisser dans un poëme quand on peut espérer qu'elles seront » bien reçues ; et il est du devoir du poëte en ce » cas de les couvrir de tant de brillans qu'elles » puissent éblouir. » Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis assez bien acquitté de ce devoir pour justifier par là ces deux scènes. Les pensées de la première des deux sont quelquefois trop spirituelles pour partir de personnes fort affligées; mais outre que je n'ai fait que la paraphraser de l'espagnol, si nous ne nous permettions quelque chose de plus ingénieux que le cours ordinaire de la passion, nos poëmes ramperoient souvent, et les grandes douleurs ne mettroient dans la bouche de nos acteurs que des exclamations et des hélas. Pour ne déguiser rien, cette offre que fait Rodrigue de son épée à Chimène, et cette protestation de se laisser tuer par don Sanche, ne me plairoient pas maintenant. Ces

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