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autrement il est défectueux. La clarté doit marcher avant tout. Un lecteur de bon esprit négligera quelquefois une petite faute contre la grammaire et la syntaxe, quand il lui est impossible de s'y méprendre au sens du poète : voici dans Milton un endroit de cette nature. Il dit en parlant de Satan : Dieu et son fils exceptés, il n'estimait ni ne craignait aucune créature. Voici encore ce qu'il dit de nos pères : Adam, le plus parfait des hommes qui vinrent depuis au monde ; Ève, la plus belle de ses filles. Il est clair que dans le premier de ces passages, suivant la syntaxe naturelle, les personnes divines sont représentées comme des êtres créés, et que dans l'autre Ève semble être une des filles d'Adam. Ces petites fautes, quand la pensée est grande et naturelle, sont de celles que nous devons imputer, avec Horace, à une inadvertance pardonnable, ou à la faiblesse de la nature humaine, qui ne peut faire attention à chaque minutie et donner la dernière main à toutes les circonstances particulières d'un si long ouvrage. Les anciens critiques, qui agissaient avec un esprit de candeur plutôt que de pointillerie, ont inventé des figures pour couvrir ces petites fautes dans des auteurs estimables par d'autres endroits.

S'il ne fallait s'attacher qu'à la clarté et à la netteté, le poète n'aurait uniquement qu'à exprimer ses pensées de la manière la plus claire et la plus naturelle; mais puisqu'il arrive souvent que les phrases les plus communes et les plus usitées dans les conversations ordinaires, deviennent trop familières à l'oreille, et contractent une sorte de bassesse en passant par la bouche du vulgaire, un poète doit se garder soigneusement des façons triviales de parler. Ovide et Lucain ont plusieurs dictions peu relevées; ils s'accommodent des premières expressions qui

se présentent, sans se donner la peine de chercher celles qui seraient non seulement naturelles, mais encore élevées ou sublimes. Milton a très peu de ces sortes de fautes.

Les grands maîtres de la composition savent que plusieurs phrases élégantes sont proscrites pour un poète ou pour un orateur, quand elles ont été avilies par le vulgaire; c'est pourquoi les ouvrages que les anciens ont écrits dans les langues mortes ont un grand avantage sur ceux des langues vivantes. S'il y avait, dans Virgile ou dans Homère, quelques phrases ou quelques expressions basses, elles ne choqueraient pas l'oreille des lecteurs modernes les plus délicats, comme elles auraient choqué celle d'un Grec ou d'un Romain du temps passé, parce que nous ne les entendons jamais prononcer dans nos rues ou dans les conversations ordinaires.

Il ne suffit donc pas que le style d'un poème épique soit clair, il doit encore être sublime : pour cela, il faudrait s'éloigner du langage vulgaire. Le jugement d'un poète se découvre beaucoup lorsqu'il évite les expressions triviales, sans tomber dans des manières de parler empesées et peu naturelles : il ne doit pas s'enfler par un faux sublime en tâchant d'éviter l'autre extrémité. Parmi les Grecs, Eschyle et Sophocle sont quelquefois coupables de ce défaut; parmi les Latins, Claudien et Stace; et parmi nos compatriotes, Shakspeare et Lee. Dans ces auteurs, l'affectation de grandeur souvent fait tort à la clarté du style, comme dans plusieurs autres l'envie de se rendre clair fait tort au sublime.

Aristote observe que les métaphores servent à élever le style, mais il faut qu'elles aient de la justesse ; lorsqu'elles sont trop fréquentes, elles jettent de l'obscurité dans un ouvrage : notre auteur les emploie rarement, quand les

mots propres peuvent exprimer aussi vivement sa pensée. On peut encore s'aider quelquefois d'idiomes étrangers. Virgile est plein d'idiomes grecs, que les critiques appellent hellénismes; Horace en a, dans ses odes, encore plus que Virgile. Il est inutile de parler des différens dialectes qu'Homère a mis en œuvre. Milton, conformément à la pratique dans anciens poètes et aux règles d'Aristote, a mêlé quantité de tours latins, grecs, et quelquefois hébraïques, dans son poème.

L'adjectif mis après le substantif, la transposition des mots, le changement de l'adjectif en substantif, contribuent à donner aux vers plus d'harmonie et à les distintinguer de la prose.

La troisième méthode rapportée par Aristote est plus du goût de la langue grecque que d'aucune autre. Homère en fournira plusieurs exemples, je veux dire la liberté qu'il se donne d'étendre la phrase par une addition de mots qui peuvent être insérés ou omis, comme aussi en alongeant ou en contractant certains mots, par l'insertion ou par l'omission de certaines syllabes. Milton en a fait quelquefois autant : il emploie le mot érémite au lieu d'ermite, comme on le dit ordinairement. Si vous observez la mesure de ses vers, il a supprimé une syllabe en divers mots ; quelquefois de deux syllabes il n'en fait qu'une. Par là il a donné une plus grande variété à ses mesures. Dans les noms de personnes, de pays, comme Beelzebuth, Hessébon, et dans plusieurs autres mots, il ne s'est point asservi à l'orthographe; ou bien il s'est servi de noms qui n'étaient pas les plus communs, afin de s'écarter du langage vulgaire.

Il a encore employé plusieurs vieux mots qui rendent

son poème plus vénérable en lui donnant un air d'antiquité.

Je dois pareillement observer qu'il y a dans Milton divers mots de sa fabrique; si le lecteur s'en offense, je le renvoie à un discours de Plutarque, qui nous montre combien de fois Homère a pris la même liberté.

Avec ces secours, et par le choix des mots et des phrases les plus nobles que notre langue pouvait fournir, Milton a porté notre langue à une plus grande élévation qu'aucun des poètes anglais ait jamais fait avant ou après lui : il a égalé les anciens par la sublimité du style.

Je me suis plus étendu dans ces observations sur le style de Milton parce que c'est en cela qu'il paraît le plus singulier. Les remarques que j'ai faites sur la pratique des autres poètes, avec mes observations tirées d'Aristote, diminueront peut-être la prévention que quelques personnes ont contre ce poème. Après tout, je dois convenir que son style, quoique admirable en général, me paraît quelquefois dur et obscurci par le fréquent usage de ces méthodes qu'Aristote a prescrites pour l'élever.

Cette abondance de tours étrangers, comme Aristote les appelle, était d'autant plus convenable à Milton, que son poème est écrit en vers blancs: la rime, sans aucun autre secours, se distingue de la prose et fait souvent passer une phrase médiocre; mais quand le vers n'est point soutenu par la rime, la pompe du son et l'énergie de l'expression sont indispensablement nécessaires pour relever l'ouvrage, et pour l'empêcher de tomber dans le prosaïque.

Ceux qui n'ont point de goût, et qui sont sujets à tourner en ridicule un poète quand il s'écarte des com

munes façons de s'exprimer, feraient bien de voir comment Aristote a traité un ancien auteur, nommé Euclide, pour ses insipides plaisanteries sur ce sujet.

Je finirai ces remarques sur l'élocution du Paradis perdu, en observant que Milton a plutôt imité Homère que Virgile dans la longueur de ses périodes, dans la richesse de ses phrases, et dans l'enchaînement de ses vers, qui enjambent presque tous l'un sur l'autre 1.

Je remarquerai maintenant les diverses fautes qui se trouvent dans les sentimens et dans la diction du Paradis perdu de Milton: j'espère que le lecteur me pardonnera, si j'allègue en même temps ce que l'on peut dire pour les excuser. La première que j'observerai dans la fable, c'est que le dénouement en est malheureux: la fable, suivant la division d'Aristote, est simple ou implexe. On la nomme simple, quand il n'y a point de changement de fortune; implexe, quand la fortune des principaux acteurs change de mal en bien, ou de bien en mal. La fable implexe est estimée la plus parfaite; peut-être est-elle plus propre à émouvoir les passions, en ce qu'elle présente une plus grande variété d'évènemens.

La fable est donc de deux espèces : dans la première, le principal acteur essuie une infinité de dangers et de traverses, jusqu'à ce qu'il parvienne à l'honneur et à la prospérité, comme nous voyons dans l'histoire d'Ulysse; dans la seconde, le principal acteur du poème tombe de quelque degré éminent d'honneur et de prospérité

Spectateur, no 285.

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