페이지 이미지
PDF
ePub

lecteurs après avoir induit en erreur les contemporains, on parvint à tromper la postérité. C'est ainsi qu'Alexandrie devint la grande fabrique des écrits supposés ou des compositions apocryphes de l'antiquité.

Or, ce que les rhéteurs et les grammairiens d'Alexandrie entreprenaient dans un but littéraire ou par des calculs égoïstes, l'école juive, établie dans cette ville, le faisait par un motif religieux, celui d'attirer les Gentils vers la révélation mosaïque. Tandis que les Juifs restés en Palestine ne songeaient guère à faire des prosélytes, ceux de l'Égypte, dispersés au milieu des païens, conçurent dès l'origine une idée de propagande plus vaste et plus hardie. C'est en vue d'accomplir ce projet qu'ils avaient consenti d'abord à traduire en grec les livres saints. Pour ménager le rapprochement par d'autres voies, quelques-uns d'entre eux ne craignirent pas d'emprunter les formes de la littérature grecque pour vulgariser leur histoire et leur culte. C'est ainsi qu'une tragédie sur la sortie d'Égypte, dont l'historien Démétrius nous a transmis des fragments assez considérables, et un poème sur Jérusalem composé par Philon l'Ancien, initièrent les Grecs aux fastes du peuple juif. Cette tendance à rapprocher l'hellénisme du mosaïsme est encore plus manifeste dans Aristobule et dans Philon. Tous deux n'hésitent pas à se déclarer disciples, l'un d'Aristote, l'autre de Platon, pour concilier les données de la philosophie grecque avec la révélation mosaïque. Ce système d'accommodation conduit Philon à des transactions incompatibles avec la foi d'un Israélite sincère : par une méthode d'interprétation très arbitraire, il transporte dans l'Écriture sainte ́les erreurs de Platon, voire le panthéisme qui existait en germe chez le philosophe grec. Mais, pour gagner les païens à la loi de Moïse, il ne suffisait pas de faire des concessions à l'hellénisme; il fallait, de plus, chercher des auxiliaires dans les auteurs grecs eux-mêmes. Qui pouvait, en effet, commander aux païens le respect pour la religion juive avec plus d'autorité qu'Homère, Orphée, Linus, Hésiode,

Sophocle, Euripide? Quel argument ne formeraient pas, en faveur du mosaïsme, les témoignages réunis de ces hommes si recommandables à la fois par leur antiquité et par la célébrité de leur nom? En cela, l'école juive d'Alexandrie ne se trompait pas : aucune autre preuve n'était plus de nature à faire impression sur l'esprit des Grecs, et, sans sortir des monuments authentiques de la littérature profane, on pouvait donner à l'argument une grande force. Mais Aristobule et son école dépassèrent la mesure en exagérant une thèse légitime au fond. Dans leur ardeur à vouloir démontrer aux Gentils que les poètes et les philosophes grecs avaient eux-mêmes enseigné les principaux dogmes de la religion mosaïque, ils appliquèrent le procédé d'interpolation généralement en usage autour d'eux, comme un savant critique anglais, Richard Bentley, l'a prouvé dans son Epitre à Millius. Se couvrant d'un masque étranger, ils firent parler, en Juifs, poètes, historiens et philosophes grecs, transformés, par ce stratagème, en autant de missionnaires de la loi ancienne. Sans citer les noms d'Abraham et de Moïse, ce qui eût dévoilé la ruse, Aristobule mit dans la bouche d'Orphée que « nul n'avait connu le vrai Dieu, si ce n'est un descendant d'une famille chaldéenne, et qu'un simple mortel avait appris ces dogmes sublimes à la double table de la loi. » Adoptant la même tactique, ses successeurs chargèrent Eschyle de démontrer l'unité de Dieu, Sophocle, la vanité du culte des idoles, Ménandre et Philémon, l'inefficacité des sacrifices de la gentilité. Cette manœuvre eut un plein succès par les raisons que je développais tout à l'heure pour expliquer la facilité avec laquelle certains écrits apocryphes pouvaient passer, à cette époque là, pour authentiques. Il ne paraît même pas que les païens, dans leur polémique avec les Juifs et les premiers chrétiens, aient réclamé contre ces fragments de poètes, imaginés ou du moins altérés par l'école juive d'Alexandrie, et qu'ils acceptaient probablement comme tout le monde. Les livres sibyllins seuls leur fournirent matière au reproche, comme

1

on le voit par la controverse d'Origène avec Celse 1. Je tenais, Messieurs, à traiter cette question avec quelque étendue, pour montrer que, si saint Justin, Clément d'Alexandrie et Eusèbe se sont appuyés sur quelques passages apocryphes de Sophocle, d'Eschyle, d'Euripide et de Ménandre, c'est à l'école juive d'Alexandrie qu'ils doivent cette légère mystification. L'habileté traditionnelle d'Israël a surpris leur bonne foi sur ce point et mis leur critique en défaut. Du reste, l'ensemble de la thèse ne souffre aucunement de cette inexactitude de détails. Comme l'école juive d'Alexandrie, saint Justin avait raison de dire aux Grecs que leurs principaux écrivains rendent témoignage à la doctrine de l'unité de Dieu: il n'aurait eu besoin que d'en appeler à leurs ouvrages authentiques pour montrer que le monothéisme avait survécu aux erreurs des nations polythéistes. Mais une fois ce fait constaté, surgissait une deuxième question parallèle à la première. Si l'on trouvait ainsi, dans les poètes et dans les philosophes de l'antiquité, quelques-uns des dogmes de la religion chrétienne, d'où provenait cette connaissance anticipée ? Fallait-il y voir le résultat des investigations de la raison humaine, ou bien les restes de la révélation divine? Telle est l'importante matière qui se présentait à saint Justin. Rapporter à la révélation seule toutes les semences de vérités éparses dans le vieux monde, c'était faire une trop large part à l'élément traditionnel; les attribuer à la raison seule, c'était exagérer outre mesure l'élé– ment rationnel. Nous verrons la prochaine fois quelle solution saint Justin a donnée à ce problème qui, comme vous le voyez, n'est autre que la question agitée entre ce qu'on est convenu d'appeler le rationalisme et le traditionalisme.

1 Orig. contr. Cels., v, 61.

ONZIÈME LEÇON

Saint Justin

Rapport de similitude entre le christianisme et certaines doctrines reli-
gieuses ou philosophiques de l'antiquité. - D'où provenait cette
ressemblance? - Concordance des faits de l'histoire profane avec
ceux de l'histoire sainte. Comment l'expliquer ?
admet un emprunt direct fait aux livres de Moise par les philosophes
grecs. Examen de ce sentiment. Éléments traditionnels dans
l'enseignement philosophique de la Grèce. Aveux de Platon,
d'Aristote, de Cicéron sur ce point. - Ce qu'il y a de vrai et de con-
testable dans l'opinion de saint Justin. - L'hypothèse d'une influence
directe des livres saints sur la philosophie grecque est admise pour la
première fois par l'école juive d'Alexandrie. Saint Justin voit dans
les fables païennes une altération des faits bibliques. -Examen de ce
système embrassé par Clément d'Alexandrie, Origène, Eusèbe, et
défendu par Huet, Vossius, Bochart, Thomassin. Conclusion.
Controverse philosophique parallèle à cette discussion historique.
Saint Justin n'est ni rationaliste ni traditionaliste. Il fait la part de
l'élément rationnel et de l'élé ment traditionnel dans les connaissances
de l'antiquité.

MESSIEURS,

Nous avons vu, dans notre dernier entretien, comment saint Justin cherche à gagner l'esprit des Grecs en faveur de la religion chrétienne, par le propre témoignage de leurs philosophes et de leurs poètes. Pour montrer qu'au milieu des égarements du polythéisme l'idée du vrai Dieu ne s'était jamais complétement perdue, il interroge les principaux écrivains de l'antiquité profane. Homère et Eschyle, Pythagore et Platon, Sophocle et Euripide, Ménandre et Philémon viennent attester l'un après l'autre que le monothéisme avait eu de tout temps des organes et des défenseurs. Concluante par elle-même, cette démonstration empruntait une force

[ocr errors]

1

particulière au sentiment de ceux auxquels elle s'adressait ; et, bien qu'en argumentant contre les Grecs, saint Justin, comme plus tard Clément d'Alexandrie et Eusèbe, se soit appuyé sur quelques textes d'une authenticité suspecte, l'ensemble de sa thèse ne souffre point de cette inexactitude de détails. C'est en toute vérité qu'il pouvait soutenir la conformité de certaines maximes de la sagesse antique avec les doctrines chrétiennes.

Mais cette première question une fois élucidée en appelait une deuxième. S'il existait, en effet, des points de contact, des rapports de similitude entre le christianisme et certaines doctrines religieuses ou philosophiques de l'antiquité, d'où provenait cette ressemblance ? A quelle source fallait-il rapporter ces parcelles de vérités répandues dans le monde ancien ? A la raison humaine? A la révélation divine? Ou bien à l'une et à l'autre réunies ? Et dans ce dernier cas, quelle part convenait-il de faire à l'élément rationnel, quelle autre à l'élément traditionnel ? C'est ainsi que ce problème, si agité depuis lors, ce problème toujours ancien et toujours nouveau, se présentait à saint Justin, le premier de tous les écrivains catholiques qui ait essayé de le résoudre par le raisonnement appuyé sur les faits.

Cette priorité dans l'ordre des temps est précisément ce qui double l'attention que méritent les écrits des Pères les plus anciens. Rien n'est plus intéressant, à coup sûr, que de voir comment les questions de philosophie et d'histoire religieuse, qui sont encore l'objet de la controverse actuelle, ont été envisagées et discutées pour la première fois dans le monde. Aussi, Messieurs, nul d'entre vous ne sera étonné d'apprendre que, dans les jugements critiques portés à cette époque sur les faits et les doctrines des âges précédents, il s'est glissé çà et là quelque appréciation peu sûre ou même erronée. Car, nous ne considérons pas, en ce moment, les Pères de l'Église comme organes de la foi ou de la tradition catholique, mais, ce qui est tout différent, comme défendant la cause du christianisme avec les armes de l'éloquence et de l'érudition. C'est

« 이전계속 »