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La versification laisse ici beaucoup à desirer; mais les sentimens sont vrais, et c'est toujours le ton de la tragédie.

L'académie tombe ici dans une sorte de contradiction lorsqu'après avoir approuvé l'amour de Chimene, elle dit : « Nous la blâmons seulement » de ce que son amour l'emporte sur son devoir, » et qu'en même tems qu'elle poursuit Rodrigue, » elle fait des vœux en sa faveur, » Non, l'amour ne l'emporte point sur le devoir: voyez si dans la scene où elle demande justice au roi, elle épargne rien pour en obtenir vengeance. Il est vrai que dans la scene où Rodrigue est à ses pieds, plein d'amour et de désespoir, et lui demandant la mort, l'attendrissement la conduit jusqu'à dire ;

Je ferai mon possible à bien venger mon pere;
Mais malgré la rigueur d'un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Quoi donc ? voudrait-on qu'elle lui dît qu'elle desire en effet sa mort? Ce sentiment serait injuste et atroce, puisque, de son aveu, il n'a rien fait que de légitime. Ce vœu serait l'expression de la haine, et Chimene n'en doit point avoir. Si elle allait jusque-là, c'est alors que l'amour serait éteint par l'offense involontaire de Rodrigue; et si les passions combattues sont intéressantes, les passions

entiérement sacrifiées sont froides. Et où serait donc le mérite de Chimene, si elle le poursuivait en desirant véritablement sa mort? C'est parce qu'elle la demande en craignant de l'obtenir, qu'elle nous paraît si intéressante; et quand nous l'avons entendue, devant le roi de Castille, crier justice et faire parler le sang de son pere, lorsqu'ensuite, en présence de ce qu'elle aime, touchée de l'infortune d'un amant aussi malheureux qu'innocent, elle avoue qu'elle ne peut souhaiter sa mort, notre cœur reconnaît également dans ces deux scenes le cri de la nature, et, il faut bien le dire, Corneille la connaissait mieux que l'académie.

Elle donne raison à Scudéry, sur ce qu'on appelle en poésie dramatique les mœurs : elle avoue que Chimene est, contre la bienséance de son sexe, amante trop sensible et fille trop dénaturée, et qu'elle est au moins scandaleuse, si elle n'est pas dépravée.

J'en demande encore pardon à l'académie; mais il m'est bien démontré qu'une fille dénaturée ne serait pas supportée au théâtre, bien loin d'y produire l'effet qu'y produit Chimene. Ce sont là de ces fautes qu'on ne pardonne jamais, parce qu'elles sont jugées par le cœur, et que les hommes rassemblés ne peuvent pas recevoir une impression opposée à la nature. L'exemple de l'académie nous prouve au contraire combien l'esprit peut s'égarer

on jugeant les effets du théâtre par des principes généraux et abstraits,

Chapelain, qui avait étudié la poétique plus en savant qu'en homme de goût, induisit probablement l'académie en erreur sur ce mot de mœurs 2 qui est ici mal entendu. Les mœurs faisant partie de l'imitation théâtrale, il n'est pas nécessaire qu'elles soient rigoureusement bonnes, et notre premier législateur, Aristote, l'avait très-bien senti et le dit expressément. Les mœurs dramatiques sont donc subordonnées, non- seulement aux circonstances, mais encore au tems et au pays où se passe la scene, et c'est ce que l'académie, qui n'en dit pas un mot dans sa critique, paraît avoir entiérement oublié. L'action du Cid est du quinzieme siecle et se passe en Espagne, dans le tems du regne de la chevalerie. A cette époque et dans les mœurs alors établies, un gentilhomme qui n'autait pas vengé l'affront fait à son pere, aurait été regardé avec autant d'exécration que s'il eût commis les plus grands crimes; il n'eût été scupas lement méprisé, il eût été abhorré. Ce devoir étant si sacré, il n'est donc pas scandaleux que Chimene ne prenne pas le parti de renoncer entiérement à Rodrigue, comme le voudrait l'académie, qui prétend que c'est ainsi que devait finir le combat de l'honneur contre l'amour; que cette victoire eût

été d'autant plus grande, qu'elle eût été plus raisonnable; que ce n'est pas ce combat qu'elle désapprouve, mais la maniere dont il se termine, et que celui des deux à qui le dessus demeure, devait raisonnablement succomber.

Je ne sais pas si cette victoire eût été bien raisonnable; mais je suis sûr qu'elle n'était point du tout théâtrale, et que si Corneille eût pris ce parti, l'académie ne lui aurait jamais fait l'honneur de le critiquer. N'oublions pas qu'il y a dans le cœur de tous les hommes un fonds de justice naturelle, et que c'est elle qui dirige secrétement toutes les impressions qu'ils reçoivent au spectacle : c'est sur ce premier fondement que repose la morale du théâtre; c'est en conséquence de ce principe qu'on s'y intéresse même aux coupables quand ils ont de grandes passions ou de grands remords, qui sont à la fois et leur excuse et leur punition: leur excuse, car tous nous sentons au fond du cœur de quoi les passions peuvent rendre l'homme capable; leur punition, et c'est ce qui répond à ceux qui craignent que ces exemples ne soient dangereux. Personne n'est tenté d'imiter Phedre et Sémiramis, malgré l'ivresse entraînante de l'une et la grandeur imposante de l'autre. Le poëte au contraire semble-vous dire à chaque vers: Voyez comme Phedre est tourmentée par un amour

adultere; voyez comme Sémiramis, au milieu de sa puissance, est poursuivie par le repentir de son crime.

Des critiques de mauvaise foi ont dit de ces pieces et de quelques-unes du même genre: Mais comment s'intéresser à des personnages si criminels? Et fort souvent on les a crus, faute d'apercevoir l'espece de sophisme qui est dans ce mot, s'intéresser. Il y a deux manieres de s'intéresser au théâtre; l'une consiste à desirer le bonheur des personnages qu'on aime, comme dans Zaïre et dans le Cid; l'autre, à plaindre l'infortune de ceux qu'on excuse, comme dans Phedre et Sémiramis, et, ces deux sources d'intérêt sont également fécondes, quoique la premiere soit la plus heu

reuse.

Appliquons maintenant au Cid ces principes de justice universelle, et avouons qu'au fond les spectateurs ne font pas le moindre reproche à Rodrigue, et conséquemment desirent son bonheur. Or, le poëte a toujours raison quand il se conforme aux dispositions secretes des spectateurs, et il ne leur déplaît jamais tant que quand il les trompe. Le Cid a tué le pere de Chimene, il est vrai, mais il le devait, mais elle-même en convient; mais il a sauvé l'État, mais il a vaincu et désarmé le champion qui avait pris la querelle de

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