Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée. Ils verraient, par ce coup, leur puissance abaissée ; Vous seriez libre alors, seigneur ; et devant vous, Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. Quoi donc ? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire? « Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'Empire; » Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit : » Burrhus conduit son cœur, Séneque son esprit. » Pour toute ambition, pour vertu singuliere, » Il excelle à conduire un char dans la carriere ́; » A disputer des prix indignes de ses mains; » A se donner lui-même en spectacle aux Romains ; » A venir prodiguer sa voix sur un théâtre; » A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre ; » Tandis que des soldats, de momens en momens, » Vont arracher pour lui des applaudissemens. » Ah! ne voulez-vous pas les forcer à se taire? Pour le coup, il est impossible que Néron résiste à cette adresse infernale. Chaque mot est un trait qui le perce on le prend à la fois par toutes ses faiblesses: il faut qu'il succombe. Viens, Narcisse, allons voir ce que nous devons faire. Il ne dit pas positivement quel parti il prendra, mais on voit que son parti est déjà pris. Cette scene est peut-être la plus grande leçon que jamais l'art dramatique ait donnée aux souverains. On assure que l'endroit qui regarde les spectacles fit assez d'impression sur Louis XIV, pour le corriger de l'habitude où il était dans sa jeunesse, de représenter sur la scene dans les fêtes de sa cour. C'était une chose de peu d'importance; mais cette scene bien méditée peut donner de toutes autres leçons; et pour ce qui regarde la politique des cours, dont Corneille parle si souvent, et que Fontenelle et tant d'autres prétendent si supérieurement peinte dans Othon, je crois que c'est ici qu'il faut la chercher; qu'il n'y en a que quelques traits généraux dans ce petit nombre de vers qu'on a retenus d'Othon, piece que d'ailleurs on lit si peu, mais le tableau entier se trouve dans les rôles d'Agrippine, de Burrhus et de Narcisse. que Je ne parlerai du beau récit de la mort de Britannicus que pour observer le seul endroit où Racine, égal à Tacite dans tout le reste (et c'est ce qu'on peut dire de plus fort), paraît être resté au dessous de lui. Îl s'agissait de peindre les différentes impressions que produisit sur les courtisans le moment où Britannicus expire empoisonné. La moitié s'épouvante et sort avec des cris. Peut-être ne desirerait-on rien de plus, si l'on ne connaissait pas le texte de Tacite. At quibus altior intellectus, resistunt defixi et Casarem in tuentes. Mais ceux qui voient plus loin, restent immobiles, les yeux attachés sur César. Rien n'est plus frappant que cette immobilité absolue dans un événement de cette nature. Demeurer maître de soi à un semblable spectacle, au point de n'avoir pas un mouvement avant d'avoir vu celui du maître, est le dernier effort de l'habitude de servir et le sublime de l'esprit de courtisan. C'est ainsi que Tacite sait peindre; mais Racine, un moment après, se rapproche de lui dans ces vers qu'il ne doit point à l'imitation. Son crime seul n'est pas ce qui me désespere; Mais, s'il vous faut, Madame, expliquer ma douleur, D'un tyran dans le crime endurci dès l'enfance. Quel nerf d'expression! Tel est dans cent endroits le style de cet homme à qui l'on ne voulait accorder que le talent de peindre l'amour. Un des caracteres du génie, et surtout du génie dramatique, est de passer d'un sujet à un autre sans s'y trouver étranger, et d'être toujours le même sans se ressembler jamais. Nous avons vu quel pas étonnant Racine avait fait lorsque, malgré le succès d'Alexandre, revenant par sa propre force à la nature et à lui-même, il fixa, à l'âge de vingt-sept ans, une époque aussi glorieuse pour la France que pour lui, en offrant dans Andromaque un nouveau genre de tragédie. On pouvait dire alors Quelle distance d'Alexandre à Andromaque! On put dire ensuite: Quelle différence d'Andrómaque à Britannicus! On passe dans un monde nouveau, et la Fable et l'Histoire ne sont pas plus loin l'une de l'autre que ces deux pieces. Mais comment, parmi des beautés si séveres, a-til pu placer la tendresse ingénue et naïve de deux jeunes amans, tels que Britannicus et Junie, et se préserver de ces disparates qui nous ont si souvent blessés dans Corneille ? C'est parce que le sort de ces deux amans qui nous intéressent, dépend sans cesse de ces personnages imposans qui se meuvent autour d'eux; c'est surtout par l'art des nuances et de la gradation insensible des couleurs. Junie n'est que tendre avec Britannicus; mais quand elle pataît devant Néron qui lui offre l'Empire, elle n'est pas seulement une amante fidelle, elle devient noble. Elle refuse les offres de Néron et le trône du Monde, sans faste, sans effort, avec une modestie touchante. Elle ne brave point Néron, comme tant d'autres n'auraient pas manqué de le faire : elle ne met point d'orgueil datts dans ses refus; elle s'exprime de maniere à se faire estimer de Néron si Néron pouvait estimer la vertu et à le fléchir en faveur de Britannicus s'il était susceptible d'un sentiment honnête et louable. Il l'exhorte à passer du côté de l'Empire, à oublier Britannicus déshérité par Claude. Elle répond : Il a su me toucher, Seigneur, et je n'ai point prétendu m'en cacher. Mais toujours de mon cœur ma bouche est l'interprete. Absente de la cour, je n'ai pas dû penser, Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'exercer. J'aime Britannicus; je lui fus destinée Quand l'Empire devait suivre son hymenée. Il ne voit à son sort que moi qui s'intéresse, Et n'a pour tout plaisir, seigneur, que quelques pleurs Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs. Cours de littér. Tome IV. E e |