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corolle. Pour donner la vie à un marbre sous des formes aussi inusitées, ne fallait-il pas s'être fait soi-même, par la force de la pensée, un contemporain de Solon et de Pisistrate?

Mais, comme s'il eût voulu prouver que ces essais d'archaïsme, l'Espérance et le Ganymède, n'étaient qu'une fantaisie ou une gageure, dans le même moment Thorvaldsen faisait jaillir du marbre une figure du style le plus opposé, sa plus belle création peut-être et pour ainsi dire le couronnement de son œuvre païenne. Sur ce célèbre Mercure épiant Argus tout le monde est d'accord, et il ne reste rien à en dire. Je me contenterai de renvoyer les lecteurs curieux à la page éloquente que lui a consacrée M. Delaborde (1). Le Mercure est une des merveilles de l'art moderne et suffirait à placer son auteur au premier rang. Le dieu est assis, nu, sauf le pétase ailé, sur un tronc d'arbre recouvert de sa chlamyde. De la main gauche il écarte de ses lèvres la syrinx dont il vient de jouer, et de la main droite tire doucement son épée du fourreau placé et maintenu sous le talon droit. Il regarde en même temps d'un air farouche, avec un mélange de haine, de mépris et de joie, l'ennemi que le sommeil lui livre et sur qui il va bondir. Une double action, celle qu'on voit et celle qu'on pressent, le saisissent au même instant. On ne saurait mettre dans un marbre plus de vie et de force dramatiques. Et quelle harmonie dans la composition, quelle perfection dans toutes les formes! C'est un autre idéal que celui de l'Adonis : les muscles sont pleins et nourris, comme il convient au dieu protecteur des gymnases, assez sobres cependant pour la légè reté d'un messager de l'Olympe. La tête offre un caractère encore plus individuel. Elle est vraiment grecque, petite, arrondie, avec des traits fins et élégans, à peine contractés par l'expression la plus intense. C'est devant ce chef-d'œuvre qu'un poète allemand avait raison de dire à Thorvaldsen: « Nos barbares aïeux ont détruit dans Rome les ouvrages divins des Grecs, et toi, tu les a rendus au monde. »>>

Ceux qui ont refusé au Danois le don du pathétique feront bien de revoir le Mercure. Pour être pathétique dans la statuaire, il n'est pas besoin d'imiter le Laocoon. Nous sommes trop habitués, nous autres modernes, à ne voir l'expression sculpturale que dans les gestes violens ou dans les contractions du visage. Beaucoup moins familiarisés avec la statuaire qu'avec la peinture, dont les moyens d'expression sont très différens et beaucoup plus variés, nous confondons volontiers les ressources et, pour ainsi dire, la langue des deux arts. Les Grecs, peuple de sculpteurs, pensaient tout autre

(1) Voyez la Kevue du 1er juin 1868.

ment. Pour eux, suivant le mot très juste de M. Charles Blanc, le visage n'était que l'appoint de l'expression. Ils la cherchaient avant tout dans l'attitude et le geste. C'est sur ce point de leur esthétique que Thorvaldsen les a égalés. Imprégné de toutes les formes et des lois les plus secrètes de leur grand art, il a rendu de deux manières ce genre d'expression, mesurée et contenue, mais toujours vive, qui caractérise leur sculpture des meilleurs temps. Il l'a rendu d'abord, à peine est-il besoin de le dire, par la convenance, la signification matérielle des gestes et des attitudes qui indiquent, au premier coup d'œil, de quels sentimens un personnage est animé et ce qu'il fait; ensuite, par le sens profond et caché, mais éloquent, qui se trouve dans l'harmonie des masses et des contours. Lorsque David (d'Angers), l'homme du mouvement et de la passion, accusait à tort le Danois de tout sacrifier à l'équilibre d'une composition et à l'agencement des lignes, il lui reprochait une qualité maîtresse que lui-même, le fougueux David, n'a pas négligée dans ses meilleurs ouvrages. Cet équilibre merveilleux des compositions de Thorvaldsen, où il n'y a jamais aucun vide, où toutes les masses se balancent, toutes les lignes s'accompagnent l'une l'autre, même dans leurs oppositions, ce n'est pas seulement un charme pour les yeux, c'est un langage pour l'âme du spectateur. Au premier aspect d'une de ces figures on devine, on sent, par la douceur ou l'énergie, par la sobriété ou le caprice de ses contours, ce qu'elle est et ce qu'elle veut dire. Cette harmonie secrète du dessin est pareille à l'harmonie des sons dans la musique qui frappe en même temps l'oreille et l'âme. L'art du musicien est de choisir les sons qui peuvent traduire ses pensées. on-seulement il choisira, suivant les circonstances, entre le mode majeur et le mode mineur, mais il n'écrira pas indifféremment une mélodie sur tel ou tel des tons de la gamme, parce qu'ils n'ont pas tous la même physionomie et n'éveillent pas les mêmes impressions. Les uns conviennent à une mélodie tendre, les autres à un air joyeux ou à une marche brillante. Aux premières notes de la sonate en la de Mozart, par exemple, on devine un chant plein de langueur et d'amour, au premier accord de la sonate pathétique ou de la symphonie en ut mineur de Beethoven, l'âme se remplit de pensées mélancoliques. Ainsi, sans tenir compte même du sujet de l'œuvre, l'accord des couleurs dans un tableau, la physionomie et l'arrangement des lignes dans une statue, sont un langage mystérieux, mais tout-puissant, que notre esprit subit sans pouvoir l'expliquer.

S. JACQUEMONT.

L'EMPIRE DES TSARS

ET LES RUSSES

VII.

LA RÉFORME JUDICIAIRE.

IV.

LA PÉNALITÉ: LES CHATIMENS CORPORELS, LA PEINE DE MORT, LA DÉPORTATION.

Nous pensions en avoir fini avec les lois et les mœurs judiciaires de la Russie. Après le droit coutumier et les rustiques tribunaux des paysans, après la nouvelle justice de paix et la nouvelle magistrature élective, après les tribunaux ordinaires, le barreau et la magistrature inamovible, après la procédure criminelle, le jury et les tribunaux d'exception récemment érigés pour les causes politiques, que pouvait-il rester d'intéressant pour l'étranger dans l'enceinte de la justice russe? Il restait cependant quelque chose, et à nos précédentes études il nous faut ajouter une sorte d'épilogue. On m'a fait remarquer que dans ce travail j'avais négligé tout un côté et non le moins obscur et le moins curieux des lois et des mœurs judiciaires de l'empire: nous n'avons rien dit de la pénalité et des châtimens qui attendent les crimes privés ou publics au sortir de l'audience. Pour combler cette lacune, nous demandons la

(1) Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877, du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878, du 15 mai 1879.

permission d'achever notre visite aux tribunaux, par un coup d'œil sur les prisons, les bagnes, les lieux de détention. C'est là en effet une des faces les moins connues de la vie russe, ou ce qui est pis, c'est une des plus mal connues, et à ce triste sujet les derniers attentats politiques et la répression qui les a suivis donnent en ce moment une fâcheuse actualité.

I.

Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout. Le knout a été aboli depuis environ un demi-siècle; peu importe, les impressions sont persistantes; pour le peuple, pour bien des hommes instruits ou des écrivains de l'Occident, la Russie restera longtemps encore l'empire du knout. L'on s'est habitué à la regarder comme la patrie des châtimens et des supplices barbares. Comme il arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et une part non moindre d'erreur ou d'exagération. Comparée aux législations de l'Europe occidentale avant la révolution, la législation russe de la fin du xvIIe siècle était peut-être l'une des moins rigoureuses, l'une des moins sanguinaires, des moins raffinées en fait de supplices. Le bûcher, la roue, la mutilation, étaient encore en usage dans nombre des états les plus anciennement civilisés qu'ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations européennes. Et cependant l'opinion vulgaire n'avait pas entièrement tort; malgré tous les adoucissemens du dernier siècle, la législation russe sous Alexandre Ier, sous Nicolas même, méritait en partie son triste renom.

Dans aucun code moderne, les châtimens corporels n'ont aussi longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu'au règne de l'empereur Alexandre II, c'était là le caractère distinctif de la pénalité russe. Les châtimens n'étaient pas toujours cruels; comme ailleurs, ils étaient de diverse sorte et plus ou moins bien gradués selon la gravité des cas, mais d'ordinaire, pour les simples délits comme pour les plus grands crimes, c'était sur le corps, sur les membres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. Il n'y avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les verges. La culpabilité des condamnés s'évaluait ainsi en coups de verges. La Russie semblait vivre sous la férule d'un maître qui la corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton; c'était chez elle une des formes du régime patriarcal. Selon l'éloquent tableau tracé par un avocat de Saint-Pétersbourg dans un des plus fameux procès des dernières années, la verge régnait en maîtresse (1). « La (1) Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Vêra Zasoulitch en 1878.

TOME XXXV.

1879,

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verge conduisait l'école de même que l'écurie du propriétaire; elle était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans les administrations communales. Il courait même alors le bruit que dans un certain endroit la verge était mise en mouvement par un mécanisme d'invention anglaise que l'on employait dans des circonstances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les verges figuraient à chaque page et comme un refrain perpétuel en compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »

D'où venait cette fâcheuse prédominance des punitions corporelles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié en enfant, moitié en esclave? On en a cherché les causes ou les origines dans un passé lointain; le plus souvent on s'est plu à en rejeter la responsabilité sur la domination mongole. C'est aux envahisseurs asiatiques par exemple que les historiens ont fait remonter l'horrible supplice du knout; il n'en est pas, croyons-nous, fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou de Novgorod (1). A cet égard comme à beaucoup d'autres, avant l'espèce de déviation, de déformation que lui fit subir la conquête mongole, la Russie des Varègues et des kniazes ressemblait beaucoup plus à l'Europe occidentale que la Russie des tsars moscovites. C'est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les Vassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, l'oulogénié zakonof, le code du pieux Alexis Mikhailovitch, père de Pierre le Grand, ne le cède en rien au soudebnik d'Ivan Ill et d'Ivan IV le Terrible. La première influence de l'Europe, où la torture et les supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu'accroître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita l'emploi de la peine de mort; mais, au lieu de supprimer ou d'adoucir les peines corporelles, il s'en servit plus que personne pour imposer à ses sujets les coutumes de l'Occident. Usant sans scrupule de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réformateur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxiliaires, les instrumens de correction que lui avaient légués ses aïeux. On sait qu'au besoin il ne dédaignait pas le métier de bourreau et contraignait ses courtisans à manier la hache à son exemple. Les verges avaient toutes ses sympathies, aucun de ses prédécesseurs n'en avait fait un tel emploi, et il ne répugnait pas à les appliquer lui-même au dos de ses favoris ou de ses plus hauts fonctionnaires, tels que le prince Menchikof.

Est-ce au long esclavage national de l'époque tatare que

(1) Le nom même de knout n'est pas de source slave, il serait d'origine, turque.

la

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