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ses et mal assorties, d'oripeau terne et de clinquant déjà passé ? C'est précisément ce que sont les ouvrages chargés de mauvaises figures, tels que ceux du P. Lemoine et tant d'autres qu'on veut nous donner, comme vous le verrez tout à l'heure, pour des trésors de poésie. Racine a quelquefois cinquante vers de suite sans qu'il y ait une seule figure remarquable, et ils n'en sont pas moins beaux, parce qu'ils sont ce qu'ils doivent être, et qu'ils ont tous les autres mérites qu'ils doivent avoir. Il y a plus (et c'est là cette adresse merveilleuse, cette autre condition qu'exigent les meilleurs critiques, tels que Longin et Quintilien, dans l'emploi des figures): celles de Racine sont toujours si bien placées, si naturellement amenées, qu'on ne les aperçoit que par réflexion. Il est hardi sans qu'on s'en doute, et c'est ainsi qu'il faut l'être. L'habileté consiste à produire l'effet sans montrer le ressort : il n'y a que des gens de l'art qui soient dans le secret. Quand il dit dans Athalie :

Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
Des prodiges fameux accomplis dans nos jours,
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces,

Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces?

On sent bien que ce dernier vers est beau; mais il faut y penser pour voir que c'est ordinairement dans ses promesses qu'on est trouvé fidèle, et que fidèle dans ses menaces est d'un poëte. Cependant personne n'est étonné de cette alliance de mots (car c'en est encore une), parce que tout le monde supplée aisément l'ellipse, fidèle à accomplir ses menaces. On pourrait citer mille autres exemples: la lecture de Racine les amè

nera.

Mais parce que Voltaire a moins de beautés de ce caractère, est-il juste de le rabaisser? N'a-t-il pas d'autres qualités? Faut-il ne mettre dans la balance qu'un seul genre de mérite? N'y en a-t-il qu'un seul en poésie? Cette exclusion marque ou la petitesse des vues, ou la partialité du jugement. Quand un auteur a rempli les conditions essentielles qui font d'abord le grand écrivain, il se distingue ensuite par un caractère qui lui est propre, et heureusement pour nous chacun a le sien. Voltaire ne ressemble pas à Racine: eh! tant mieux. Nous avons deux hommes au lieu d'un. L'un a plus de sagesse et d'art dans ses figures; l'autre a plus d'éclat : l'un a souvent plus de correction ; l'autre a quelquefois plus de charme; l'un met plus de logique dans son dialogue, l'autre plus de vivacité. Apprécions tous ces différens mérites; comparons, préférons selon notre manière de sentir: mais jouissons de tout et ne rabaissons rien.

Il me reste à faire voir jusqu'où cet amour aveugle pour les figures bien ou mal conçues, et l'absurde affectation d'y voir la véritable poésie, même quand elles y sont le plus opposées, égarent nos jugemens. J'ai rendu justice aux rédacteurs des Annales poétiques, à leurs recherches, à leur travail, aux notices en général judicieuses, où ils ont suivi les progrès de notre poésie dans ses premiers âges; mais à mesure qu'ils approchent du nôtre, la contagion du mauvais goût dominant parait trop les gagner. Ils prodiguent au P. Lemoine les louanges les plus exagérées, et ce qu'ils citent à l'appui de leurs louanges ne devrait le plus souvent être cité que pour faire voir combien, même dans ses meilleurs morceaux, il se trompe dans ce qu'il prend pour de la poésie. « Le sultan, disent-ils, » prononce un discours où il y a de la chaleur et des expressions hardics, comme celle qui se trouve dans le second de ces vers »

Déjà dans leur esprit l'Égypte est renversée.

Déjà dans notre sang ils trempent leur pensée.

Eh bien! vous ai-je trompés? Ne voilà-t-il pas que l'on qualifie expressément de chaleur et de hardiesse ce dernier excès de ridicule et d'extravagance? Par quel moyen, sous quel rapport peut-on se représenter la pensée trempée dans le sang? et ce vers, qu'on ne peut entendre sans pouffer de rire, est cité avec eloge! L'expression du P. Lemoine est »toujours hardie et poétique. S'il veut peindre de grands arbres, voici » comment il s'exprime :

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Et les pins sourcilleux dont les têtes altières

Au lever du soleil se trouvaient les premières.

Comment ne s'est-on pas aperçu que des pins qui se trouvent les premiers au lever du soleil, sont absolument du style burlesque? Une pareille idée serait digne de Scarron; mais ce qui serait fort bien dans le Virgile travesti, peut-il se trouver dans un poëme épique? Poursuivons le panégyrique et les citations. Les vers du P. Lemoine ne sont jamais compo»sés d'hémistiches ressassés d'après autrui. Ses défauts et ses beautés lui >> appartiennent »>.

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Cependant le soleil à son gite se rend ;

Le jour meurt, et le bruit avec le jour mourant;

Pour en porter le deuil les ténèbres descendent,
Et d'une armée à l'autre en silence s'étendent.

Le second et le quatrième vers sont beaux; mais y a-t-il une idée plus fausse, plus insensée que les ténèbres qui portent le deuil du jour? Il est difficile en effet de prendre à personne de pareilles choses: elles sont trop originales. Ce qui m'étonne, c'est qu'on ne cite pas aussi comme bien hardi et bien poétique le soleil qui se rend à son gite. Cette énorme platitude donne lieu à une dernière observation; c'est qu'à entendre les panégyristes de l'auteur du Saint-Louis, il n'a d'autres défauts que d'abuser de son esprit et de son imagination, une expression quelquefois outrée et de mauvais goût, des idées souvent défigurées par trop de recherche, toutes choses qu'on pourrait dire d'auteurs estimables d'ailleurs, et dont les beautés racheteraient suffisamment les défauts. La vérité est que, dans ce long fatras dont la lecture est insoutenable, il y a autant de trivialité que d'enflure, autant de prosaïsme bas et dégoûtant que d'extravagante emphase. On en peut juger par ces vers pris au hasard :

Et ailleurs :

Ils suivaient Gargadan, le célèbre joûteur,
Dont le harnois charmé par Émir l'enchanteur,
Sous le fer émoulu, plus ferme qu'une enclume,
S'étonnait aussi peu d'un dard que d'une plume.

Un garde cependant au prince donne avis

Que deux Grands étrangers, d'un riche train suivis,
Sont venus, députés pour une grande affaire,
De la part du Sultan qui règne sur le Caire.

Ne reconnaît-on pas là un écrivain qui, gâtant les grands objets par l'exagération, ne sait pas ennoblir les petits par un peu d'élégance?

Le résultat des éditeurs répond à ce qui a précédé. « Tel est le poëme de Saint-Louis, l'ouvrage peut-être le plus poétique que nous avons » dans notre langue ». ( Ceux qui l'entendent bien savent que cette formule de doute équivaut à peu près à l'affirmation..... ) « Malgré ses dé>>fauts (remarquez cette expression si réservée, quand il s'agit de l'as>semblage de tous les vices les plus monstrueux qui puissent déshonorer le goût, l'esprit et le langage), malgré ses défauts, nous croyons que

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>> les ouvrages du P. Lemoine sont une véritable école de poésie, et qu'une pareille lecture, faite néanmoins avec précaution (c'est quelque chose: >> on ne parlerait pas autrement de Corneille ), peut être utile aux jeu» nes poëtes, dans un temps surtout où notre poésie, à force de raison, » est devenue peut-être trop timide, et où notre langue a perdu de sa ri» chesse en s'épurant ».

Voilà donc ce qu'on imprime à la fin du dix-huitième siècle! voilà les belles leçons qu'on nous donne! Ainsi donc les ouvrages les plus poétiques de notre langue ne sont pas, sans contredit, ceux des Boileau et des Rousseau, ceux des Racine et des Voltaire, qu'on lit sans cesse et qu'on sait par cœur ; c'est peut-être le poëme de Saint-Louis, que personne ne lit ni ne pourrait lire, et dont personne ici peut-être ne savait un seul vers. Il y en a quelques-uns d'heureux parmi ceux qui sont rapportés dans les An-` nales poétiques : il y en a même qu'on n'a point cités, et qui m'ont paru plus beaux et moins défectueux, quoiqu'on y aperçoive encore quelque rouille. Tel est cet endroit où le sultan d'Egypte descend dans les sou terrains destinés à conserver les corps embaumés de ses ancêtres.

Sous les pieds de ces monts taillés et suspendus,
Il s'étend des pays ténébreux et perdus,
Des déserts spacieux, des solitudes sombres,
Faites pour le séjour des morts et de leurs ombres,
Là sont les corps des rois et les corps des sultans,
Diversement rangés selon l'ordre des temps,
Les uns sont enchassés dans de creuses images,
A qui l'art a donné leur taille et leurs visages;
Et dans ces vains portraits qui sont leurs monumens,
Leur orgueil se conserve avec leurs ossemens.
Les autres, embaumés, sont posés en des niches
Où leurs ombres, encore éclatantes et riches,
Semblent perpétuer, malgré les lois du sort,
La pompe de leur vie en celle de leur mort.
De ce muet sénat, de cette cour terrible,
Le silence épouvante, et la face est horrible.
Là sont les devanciers avec leurs descendans ;
Tous les règnes y sont: on y voit tous les temps;
Et cette antiquité, ces siècles dont l'histoire
N'a pu sauver qu'à peine une obscure mémoire,
Réunis par la mort en cette sombre nuit,

Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit.

Si le P. Lemoine avait un certain nombre de pareils morceaux, il y aurait de quoi excuser toutes ses fautes: il mériterait d'être lu, et il le serait. Mais j'ose assurer qu'on n'en trouverait pas un second, écrit et conçu de cette manière. Ce qu'il peut avoir de bon d'ailleurs consiste en quelques traits, quelques expressions, quelques vers épars çà et là, le tout noyé dans le galimatias. Et n'est-ce pas tendre un piége aux jeunes gens que de leur dire : Voilà l'école de la poésie? Quand on n'a parlé de ses fautes innombrables et impardonnables que pour les excuser, ou même les exalter, n'est-ce pas dire en quelque sorte: Faites de même, et vous passerez pour avoir du génie? Soyer enflé, et vous paraîtrez hardi: soyez insensé, et vous serez poétique. Encore si l'on disait que des écrivains d'un goût formé peuvent trouver dans ces vieux poëtes quelques beautés informes, quelques idées ébauchées dont il est possible de tirer parti, cela ne serait pas dépourvu de vérité; mais de semblables modèles ne sont-ils pas pour les élèves infiniment plus dangereux qu'utiles? Il n'y a que ceux qui par état sont à portée de voir et d'entendre tous les jours les jeunes

littérateurs, qui sachent combien ils sont infectés de mauvais goût et de faux principes. Convient-il de les y affermir au lieu de les en détourner? Faut-il les rappeler de l'école de Despréaux pour les envoyer à celle du P. Lemoine?

Je n'insisterai pas sur l'injure que l'on fait à nos poëtes classiques, en trouvant l'auteur du Saint-Louis plus poëte qu'eux. C'est un outrage sans conséquence, auquel ils répondent assez par un siècle de gloire et le suffrage de toutes les nations. Je me contenterai d'affirmer avec tous les connaisseurs que, si l'on donne aux mots leur acception légitime, si la vraie poésie n'est en effet que l'expression de la belle nature, le langage de l'imagination conduite par la raison et le goût, l'accord heureux et soutenu de la force et de la justesse, du sentiment et de l'harmonie, il y a plus de poésie cent fois dans Athalie, dans la Henriade, et même dans le Lutrin, que dans les dix-huit mortels chants du Saint-Louis. Qu'il me soit permis, pour sortir de toute cette barbarie, de finir par un morceau de cette Henriade qu'il est de mode aujourd'hui de dénigrer. Il suffit pour faire voir si nous sommes en effet si timides, et si notre poésie, sous la plume d'un grand maître, ne sait pas exprimer même les objets qui semblent lui être le plus étrangers:

Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,

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Qui n'ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé :
De lui partent sans fin des torrens de lumière;
Il donne, en se montrant, la vie à la matière,
Et dispense les jours, les saisons et les ans
A des mondes divers autour de lui flottans.
Ces astres asservis à la loi qui les presse,
S'attirent dans leur course, et s'évitent sans cesse ;
Et servant l'un à l'autre et de règle et d'appui,
Se prêtent les clartés qu'ils reçoivent de lui.
Au-delà de leurs cours, et loin dans cet espace,
Où la matière nage et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin :
Dans cet abîme immense il leur ouvre un chemin.
Par-delà tous ces cieux le Dieu des cieux réside.

Entendez-vous le chant du poëte? n'est-il pas dans les cieux? n'y êtesvous pas avec lui? sont-ce là des beautés assez originales? où en était le modele? qui lui a servi de guide quand il prenait ce sublime essor? Son génie, le génie de la poésie, dont l'oeil sait tout voir, dont le pinceau peut tout rendre, dont la voix peut tout chanter. Et des barbares oseront comparer, préférer même.... Je m'arrête. Ne passons pas de l'admiration à la colère: il y aurait trop à perdre. J'en dirai davantage lorsque, dans le dix-huitième siècle, nous retrouverons, marchant d'un pas plus ferme sur les traces de Voltaire, la muse de l'épopée, qui n'a fait que s'égarer dans le précédent. Il est temps de suivre, au point où nous en sommes, une muse plus heureuse, celle de la tragédie, qu'alors le grand Corneille plaçait avec lui sur le même trône.

CHAPITRE II.

Du Théâtre français et de P. Corneille.

SECTION PREMIÈRE.

Poëtes tragiques avant Corneille.

Mox dessein n'est pas de faire l'histoire de ce qu'on appelle les premiers âges du théâtre français; on ne doit pas même donner ce nom aux tréteaux des Confrères de la passion, des Enfans sans souciet des Clercs de la Bazoche. Une partie de ces farces intitulées Mystères, publiées dans les premiers temps où l'imprimerie fut connue, se conserve encore dans les bibliothèques des curieux, qui mettent un grand prix aux livres qu'on ne lit point. On en trouve des extraits multipliés dans cette foule de compilateurs qui se copient les uns les autres, et dont les recherches historiques sur notre théâtre se reproduisent tous les jours dans ces recueils où l'on a tout mis, excepté de l'esprit et du goût. La seule nomenclature des auteurs de Mystères et de Moralités (ce sont les titres de nos anciennes pièces ) est presque aussi nombreuse que celle de nos poëtes dramatiques depuis Corneille. Je remarquerai seulement qu'il n'est pas étonnant que nos livres saints aient fourni la matière de toutes ces productions informes: c'étaient les objets les plus familiers au peuple qui ne lisait point; et dans un temps où les connaissances étaient aussi rares que les livres, la multitude aimait à retrouver au spectacle les mêmes sujets qui l'édifiaient à l'église. Les croisades, qui avaient transporté l'Europe en Asie, ajoutaient encore à cet esprit religieux, échauffé par la vue des lieux saints qui avaient été le théâtre des souffrances d'un Dieu sauveur, ou par les récits qu'en faisaient ceux que le zèle y avait conduits; et cette espèce de ferveur subsistait encore long-temps après ces expéditions lointaines, dans des siècles où la religion, bien ou mal appliquée, était le ressort le plus universel qui pût mouvoir les peuples.

Le diable jouait ordinairement un grand rôle dans ces représentations grotesquement mystiques, tel qu'il le joue encore dans les autos sacramentales ou actes sacramentaux du théâtre espagnol. Il n'est que trop facile de s'égayer sur ces productions des temps d'ignorance et de grossièreté ; mais il ne faut en ce genre employer le ridicule qu'au profit de l'instruction, et nous n'avons rien à gagner ici à nous moquer de nos pères. Les auteurs pouvaient-ils en savoir davantage, quand les spectateurs ne savaient pas lire?

Si nous leur reprochons de n'avoir pas deviné ce qu'ils ne pouvaient pas savoir, ne seraient-ils pas plus fondés à nous reprocher de corrompre tous les jours ce qu'on nous a si bien appris?

Je ne vous arrêterai pas plus long-temps sur cette première enfance de l'art, bien différente de celle de l'homme: autant celle-ci est aimable et intéressante dans sa faiblesse, autant l'autre est insipide et dégoûtante. C'est vers le commencement du seizième siècle que nous avons essayé de marcher avec des lisières. Les premiers pas ont été bien faibles : ils se sont un peu affaiblis depuis Jodelle. Je ne les suivrai qu'un moment, et autant qu'il le faudra pour mieux faire sentir la force de celui qui le premier alla si loin dans la carrière que ses devanciers n'avaient guère fait qu'entrevoir, à peu près comme ces deux conducteurs d'Israël qui découvrirent de loin la Terre promise, sans qu'il leur fût permis d'y entrer.

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