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UNE

COMMISSION MILITAIRE.

Il est bon de prévenir le lecteur qu'il n'y a pas ici la moindre invention, ni même un détail qui ne soit de la plus scrupuleuse exactitude. Cette anecdote m'a été contée par le colonel B..., homme simple et froid, par hasard, sans passion, comme un évènement particulier de sa vie. Je m'efforcerai de conserver dans son récit, peut-être sans y réussir, ces impressions pénétrantes et cette nudité brutale de la vérité qui me faisaient frémir l'autre soir au coin de mon feu. Quand on lit ces épisodes sanglans de la révolution, on demeure toujours un peu sous l'influence banale de la lettre morte et de la composition littéraire; on n'en est point frappé, on n'y croit point tout-à-fait, il semble qu'on lise un roman atroce; mais, quand un homme à cheveux blancs, à l'aide des parenthèses et des ressources d'une conversation, vous peint le lieu, la scène, les personnages, jusqu'à ces moindres circonstances qui saisissent l'imagination, et vous dit tranquillement : J'y étais, je l'ai vu, la raison s'épouvante et se cabre.

– Vous étiez au siége de Lyon? disais-je donc à M. B... dans l'intention de le faire parler.

-Oui, monsieur. On nous y appela des montagnes de la Savoie, où nous étions alors en observation. J'étais capitaine.

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Mais j'étais officier déjà sous l'ancien régime, ou à peu près. Je fus nommé sous-lieutenant en 1790, au sortir de l'école militaire de Condom. J'ai encore mon brevet avec les fleurs de lis de Louis XVI. J'étais revenu à C... à la suite des évènemens. Lors de la grande levée, on donna les grades de préférence aux citoyens qui avaient déjà servi. Je fus nommé d'emblée au commandement d'une compagnie. Les élections se faisaient dans la vieille église des Cordeliers, où l'on avait mis depuis, si vous vous en souvenez, les magasins de fourrages; c'était précisément dans le réfectoire des religieux. Mais vous êtes trop jeune pour avoir vu tout cela. On nous expédie en Savoie où nous demeurons fort long-temps, avec le froid et les neiges de ce pays-là, sans vivres, sans souliers, et sans rien faire. Nous descen→ dîmes ensuite vers Lyon du haut des Alpes, et nous y trouvâmes une armée qui arrivait de Paris, et qu'on appelait l'armée révolutionnaire. Vous n'avez pas idée de ces troupes-là. C'était une horde de pillards et d'égorgeurs ramassés dans les boues sanglantes de la capitale. Ils avaient une cavalerie superbe. Elle devait être composée, j'imagine, en grande partie, de palefreniers et de laquais de bonne maison qui avaient dénoncé leurs maîtres et pillé leurs écuries. Nos hommes les détestaient on en relevait tous les matins vingt à trente sabrés en duel par nos grenadiers; car il faut vous dire une chose qu'on ne sait guère aujourd'hui, et qui est restée ensevelie dans le chaos d'iniquités de tout genre de ce temps-là : on payait nos soldats en papier, en assignats, pour leurs rudes et loyaux services; mais ces misérables, sans courage et sans discipline, étaient payés en belles et bonnes espèces. On leur donnait même, je crois, une haute paie de trente sols; vous devinez pour quelles besognes. Une fois la ville prise, figurez-vous cette meute déchaînée dans Lyon et dirigée par Collot d'Herbois; les mitraillades, la guillotine en permanence, et les habitans massacrés régulièrement. Nous en menions fusiller tous les jours une cinquantaine.

-Vous, colonel!

Nous comme les autres. Ah! il fallait être sans pitié, il fallait étouffer son cœur et obéir, sous peine de mort. Vous vous étonnez? Mais pour la plus légère infraction, même involontaire, à cet horrible service, nous passions, officiers ou soldats, du rang des exécuteurs dans celui des patiens. Voici ce qui m'arriva une fois. On vidait les prisons tous les jours à midi. On menait les condamnés à la place des Terreaux, on les rangeait en cercle autour du perron de l'Hôtel-de

Ville, bien doublés de troupes de toutes parts. Les officiers municipaux s'avançaient sur les degrés, leur donnaient lecture de la sentence, et puis on les conduisait au supplice. Un jour où j'étais de service, la sentence lue, je commande le roulement du départ, mais quelqu'un arrête mon bras : une femme venait de rompre la haie, elle se jette sur l'un des condamnés, son mari sans doute ou son père, qu'elle ne lâche plus. On eut toutes les peines du monde à la dégager de cet embrassement, et on l'emporta presque morte. Certes il n'y avait point là de ma faute je fus mis aux arrêts forcés pour trois jours. Il arriva pire à mon lieutenant : il menait douze Lyonnais à la mort avec une escorte assez faible; l'un de ces hommes rompt ses liens, renverse deux gardes, et disparaît dans l'allée d'une maison; on lui tira cinq ou six coups de feu, il ne fut pas atteint. Il faut être de Lyon pour se reconnaître dans certains quartiers percés de ruelles et de passages obscurs : le Lyonnais fut sauvé; le lieutenant fut enfermé dans la prison commune. La prison, comme j'ai dit, se vidait le lendemain à midi pour la fusillade; nous eûmes toutes les peines du monde à faire sortir le lieutenant à onze heures trois quarts; vingt minutes plus tard, il était mort. Cet homme en fut si frappé, qu'il passa deux mois après en Piémont. Eh bien, malgré tout, nous sauvâmes encore beaucoup de condamnés par des enrôlemens secrets. Tous nos officiers en avaient pris parmi leurs hommes, au péril de leur tête. J'en avais vingt-deux dans ma compagnie. Ils désertèrent comme le lieutenant quand on nous rappela sur la frontière.

....

..... Fatigué de ces horreurs, reprit le colonel après un silence, et de ce métier de soldat, qui n'était alors que celui d'assassin, je demande un congé et je retourne passer quelques jours dans ma famille. On m'avait envoyé quelque temps auparavant dans le Vivarais pour y surveiller un prétendu rassemblement d'émigrés qui n'existait pas, et j'avais eu le bonheur d'empêcher dans ce pays-là le pillage de quelques maisons honnêtes. Cela se sut à C.....; je passais déjà pour un aristocrate; et puis je n'allais pas au club. Les savetiers beaux parleurs trouvaient fort mauvais qu'on n'allât pas les entendre. Une révolution n'est pas seulement le règne des méchans, c'est le triomphe de la bêtise; et figurez-vous la bêtise devenue féroce, et des rancunes de pédant servies par la guillotine. Je fus dénoncé. Mon beau-père m'avertit un soir que je n'avais qu'à rejoindre mon corps, où du moins on ne s'occuperait plus de moi. Je retourne à Lyon, comptant que tout y serait fini. J'arrivai à propos, comme vous allez voir. Le len

demain de mon arrivée, je suis commandé pour l'exécution militaire; il y avait deux cents hommes à fusiller! Voici comment on les conduisait aux Brotteaux. La plaine des Brotteaux...

-Je connais Lyon, colonel, et je la vois d'ici.

— Ah! vous connaissez. Les condamnés avaient les mains solidement attachées derrière le dos avec une corde. On les menait l'un derrière l'autre, sur une file, chacun entre deux gendarmes. Les troupes chargées de l'exécution marchaient en haie des deux côtés. Je commandais un détachement de quatre cents hommes. On me livre cent condamnés, et l'on m'adjoint pour les cent autres un officier à la tête de quatre cents recrues, des bourgeois, des paysans levés depuis peu. Il y avait dans la plaine des Brotteaux une rangée de vieux arbres, et le long de ces arbres une grosse corde tendue à ceinture d'homme. Les gendarmes, en arrivant, alignaient de front les condamnés l'un à côté de l'autre, et attachaient à la corde tendue la corde qui leur serrait les mains. En même temps la troupe se rangeait en bataille à quinze pas, sur une ligne parallèle, chaque déta– chement en face de ses condamnés. Ce jour-là, les préparatifs achevés, le sous-officier de gendarmerie vient m'avertir; je lève mon épée, les tambours battent, je commande le feu... Mes hommes étaient exercés, tous les coups portèrent; il n'y eut pas un cri; tout était mort. Mais au même instant les recrues tirent. Vous n'avez rien vu, rien entendu, rien imaginé de plus effroyable. Pas un de leurs pauvres diables n'était blessé à mort, et tous frétillaient le long de la corde, et tous criaient avec des râles affreux : Ah! mon Dieu! mon Dieu! la tête! la gorge! achevez-moi! grace! au secours!... Pendant ce temps-là, dix pièces de canon tonnaient autour de nous pour étouffer ces cris, car la foule était à deux cents pas de là, qui criait et s'agitait aussi. Il fallut le temps de faire recharger les armes de mes quatre cents hommes, de filer par le flanc droit, et de masquer le front de ces pauvres recrues, qui tremblaient sur leurs jambes. A mon second commandement de feu! les cris cessèrent, tous les cadavres bondirent sur la corde, raides et immobiles.

Le colonel me regarda fixement.

- Une autre fois, continua-t-il, ils s'avisèrent d'un nouveau mode d'extermination. Ils conduisent les prisonniers dans cette même plaine des Brotteaux, au nombre de deux ou trois cents; on les serre les uns contre les autres, on les rassemble en tas, et les gendarmes s'écartent. Nous étions en ligne à vingt pas de là : nos rangs s'ouvrent, filent à droite et à gauche, et démasquent une batterie de

pièces chargées à mitraille. Les condamnés y voient mettre le feu: ils se jettent la face contre terre, la mitraille ne les atteint point; ils se relèvent en hurlant, égarés, et se mettent à fuir comme ils peuvent, dans toutes les directions. On lâcha sur eux cette cavalerie révolutionnaire dont je vous parlais. Ils furent sabrés, taillés, hachés çà et là dans la plaine. Oh! des abominations!... Vous frémiriez si je vous racontais.... je mets tout pêle-mêle.... Des choses que vous ne croiriez pas. Tenez, je puis citer un trait entre mille autres.

C'était là que j'en voulais venir. Je me carrai dans mon fauteuil. Une nuit, dit le colonel, je venais à peine de me coucher après un service des plus rudes et des patrouilles, des rondes qui n'en finissaient pas dans une ville accablée d'un pareil régime civil et militaire : on me réveille, et je reçois l'ordre d'obéir à un homme qu'on me présente. C'était un membre de la commission révolutionnaire. L'ordre était en règle. Cet homme aussitôt m'enjoint de prendre avec moi trois cents soldats et de le suivre. Je m'équipe à la hâte, je mande mes sous-officiers, le détachement est bientôt sur pied. Nous filons silencieusement dans les rues. On arrive aux portes de Lyon, on les passe; le petit jour commençait à poindre quand nous fûmes dans la campagne. Je ne savais pas encore où nous allions. On fit à peu près trois lieues. Nous arrivons à un bourg entre Lyon et Belley, à égale distance environ des deux villes. Ce bourg s'appelle Crémieux; il est assez considérable pour qu'on trouve son nom sur la carte. Tout y semblait tranquille. Nous faisons halte à cent pas des habitations. Le commissaire m'ordonne de faire charger les armes et de cerner le village, avec le commandement exprès de tirer sur tout ce qui tenterait d'en sortir. Ces mesures prises, j'emmène la compagnie d'élite, et nous entrons dans le bourg l'arme au bras, le commissaire en tête, et moi toujours à ses côtés. Le calme et la beauté de la scène me sont restés dans la tête. Ce pays est admirable, si vous l'avez vu?...

- J'en ai dû passer fort près. J'ai été à Genève par Bellegarde et Nantua.

-Vous connaissez alors ces jolies maisons blanches, ces toits longs et plats de tuiles rouges, le petit escalier qui rampe le long du mur, ces volets furtifs et ces treilles touffues qui s'épanchent sur des piliers à l'italienne. Le soleil venait de se lever, le ciel était pur, l'air encore frais, et les cimes vertes des montagnes chaudement éclairées des lueurs matinales fuyaient à l'horizon à demi voilées de vapeurs bleuâtres. On était à peine éveillé. Il y avait sur le chemin quelque

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