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Tu blâmes ma douleur, tu l'oses nommer läche;
Je l'aime d'autant plus que plus elle te fâche,
Impitoyable père, et par un juste effort

Je la veux rendre égale aux rigueurs de mon sort'.
En vit-on jamais un dont les rudes traverses
Prissent en moins de rien tant de faces diverses?
Qui fût doux tant de fois, et tant de fois cruel,
Et portât tant de coups avant le coup mortel?
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d'espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d'événements,
Et le piteux jouet de plus de changements?
Un oracle m'assure, un songe me travaille ";
La paix calme l'effroi que me fait la bataille;
Mon hymen se prépare, et presque en un moment
Pour combattre mon frère on choisit mon amant 3;
Ce choix me désespère, et tous le désavouent,
La partie est rompue, et les dieux la renouent;
Rome semble vaincue, et, seul des trois Albains,
Curiace en mon sang n'a point trempé ses mains.
O dieux! sentais-je alors des douleurs trop légères
Pour le malheur de Rome et la mort de deux frères?
Et me flattais-je trop quand je croyais pouvoir
L'aimer encor sans crime et nourrir quelque espoir?
Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle
Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle;
Son rival me l'apprend, et, faisant à mes yeux
D'un si triste succès le récit odieux,

Il porte sur le front une allégresse ouverte,

Elle dit icl qu'elle veut rendre sa douleur égale, par un juste effort, aux rigueurs de son sort. Quand on fait ainsi des efforts pour proportionner sa douleur à son état, on n'est pas même poétiquement affligé. (V.)

2 M'assure ne signifie pas me rassure: et c'est me rassure que l'auteur entend. (V.)

Racine a dit :

Princesse, assurez-vous; je les prends sous ma garde.

Voltaire se plaint souvent du peu de liberté qu'on accorde à la poésie, et, par ses exclusions, on croirait qu'il ne cherche qu'à en augmenter la gêne. (P.)

3 Cette récapitulation de la pièce précédente n'est-elle point encore l'opposé d'une affliction véritable? Curæ leves loquuntur. (V.)

Que le bonheur public fait bien moins que ma perte,
Et, bâtissant en l'air sur le malheur d'autrui,

Aussi bien que mon frère il triomphe de lui.

Mais ce n'est rien encore au prix de ce qui reste :
On demande ma joie en un jour si funeste;
Il me faut applaudir aux exploits du vainqueur,
Et baiser une main qui me perce le cœur.

En un sujet de pleurs si grand, si légitime,
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime;
Leur brutale vertu veut qu'on s'estime heureux,
Et si l'on n'est barbare on n'est point généreux.
Dégénérons, mon cœur, d'un si vertueux père';
Soyons indigne sœur d'un si généreux frère :
C'est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.
Éclatez, mes douleurs; à quoi bon vous contraindre?
Quand on a tout perdu, que saurait-on plus craindre?
Pour ce cruel vainqueur n'ayez point de respect;
Loin d'éviter ses yeux, croissez à son aspect;
Offensez sa victoire, irritez sa colère,

Et prenez, s'il se peut, plaisir à lui déplaire.
Il vient, préparons-nous à montrer constamment
Ce que doit une amante à la mort d'un amant.

SCÈNE V.

HORACE, CAMILLE, PROCULE.

(Procule porte en sa main les trois épées des Curiaces.)

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d'Albe; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd'hui le sort de deux États:

1 Ce dégénérons, mon cœur, cette résolution de se mettre en colère, ce long discours, cette nouvelle sentence mal exprimée, que c'est gloire de passer pour un cœur abattu, enfin tout refroidit, tout glace le lecteur, qui ne souhaite plus rien. C'est, encore une fois, la faute du sujet. L'aventure des Horaces, des Curiaces, et de Camille, est plus propre en effet pour l'histoire que pour le théâtre. On ne peut trop honorer Corneille, qui a senti ce défaut, et qui en parle dans son Exa. wen avec la candeur d'un grand homm. (V.)

Vois ces marques d'honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l'heur de ma victoire.

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c'est ce que je lui dois.

HORACE.

Rome n'en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n'a plus rien perdu.

CAMILLE.

Puisqu'ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j'oublierai leur mort, que vous avez vengée;
Mais qui me vengera de celle d'un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment?

Que dis-tu, malheureuse?

HORACE.

CAMILLE.

O mon cher Curiace!
HORACE.

O d'une indigne sœur insupportable audace 1!

D'un ennemi public dont je reviens vainqueur

Le nom est dans ta bouche et l'amour dans ton cœur 2!

Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire!

Ta bouche la demande, et ton cœur la respire!
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs:
Tes flammes désormais doivent être étouffées;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées;
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien;

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1 Observez que la colère du vieil Horace contre son fils était très-intéressante, et que celle de son fils contre sa sœur est révoltante, et sans aucun intérêt. C'est que la colère du vieil Horace supposait le malheur de Rome; au lieu que le jeune Horace ne se met en colère que contre une femme qui pleure et qui crie, et qu'il faut laisser crier et pleurer. Cela est historique, oui; mais cela n'est nullement tragique, nullement théâtral. (V.)

2 Le reproche est évidemment injuste. Horace lui-même devait plaindre Curiace c'est son beau-frère; il n'y a plus d'ennemis, les deux peuples n'en font plus qu'un. Il a dit lui-même, au second acte, qu'il aurait voulu racheter de sa vie le sang de Curiace. (V.)

Et, si tu veux enfin que je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme:
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort;
Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.

Ne cherche plus ta sœur où tu l'avais laissée;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
Qui, comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas.
Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,

Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,
Et que, jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois!

Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie !
Et toi bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORAGE.

O ciel! qui vit jamais une pareille rage!

Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE.

Rome, l'unique objet de mon ressentiment '!
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant!
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore!
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et, si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie;

1 Ces imprécations de Camille ont toujours été un beau morceau de déclamation, et ont fait valoir toutes les actrices qui ont joué ce rôle. (V). L'imprécation de Camille a toujours passé pour la plus belle qu'il y ait au théâtre, et le génie de Corneille se fait sentir dans toute sa vigueur. Camille doit s'emporter contre Rome, parce que son frère n'oppose à ses douleurs que,l'intérêt de Rome, et que c'est à ce grand intérêt qu'il se vante d'immoler Curiace : l'excès de la passion, d'ailleurs, ne raisonne pas; et si l'emportement de Camille avait moins de violence, la férocité d'Horace serait révoltante. Il fallait amener ce trait de barbarie consacré par l'histoire, et Corneille n'avait que ce moyen de le rendre supportable. (P.)

Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers!
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles;
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,

Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

Moi seule en être cause, et mourir de plaisir!

HORACE, mettant l'épée à la main, et poursuivant sa sœur qui

s'enfuit.

C'est trop, ma patience à la raison fait place;

Va dedans les enfers plaindre ton Curiace '!
CAMILLE, blessée derrière le théâtre.

Ah, traître!

HORACE, revenant sur le théâtre.
Ainsi reçoive un châtiment soudain

Quiconque ose pleurer un ennemi romain!

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On ne se sert plus du mot de dedans; on ne peut l'employer que dans un sens absolu. Étes-vous hors du cabinet? Non, je suis dedans. Mais il est toujours mal de dire dedans ma chambre, dehors de ma chambre. Corneille, au cinquième acte, dit:

Dans les murs, hors des murs tout parle de sa gloire.

Il n'aurait pas parlé français, s'il eût dit, dedans les murs, dehors les murs. (V.)

2 Cette scène a toujours paru dure et révoltante. Aristote remarque que la plus froide des catastrophes est celle dans laquelle on commet de sang-froid une action atroce qu'on a voulu commettre. Addison, dans son Spectateur, dit que ce meurtre de Camille est d'autant plus révoltant, qu'il semble commis de sang-froid, et qu'Horace traversant tout le théâtre pour aller poignarder sa sœur, avait tout le temps de la réflexion. Le public éclairé ne peut jamais souffrir un meurtre sur le théâtre, à moins qu'il ne soit absolument nécessaire, ou que le meurtrier n'ait les plus violents remords. (V.)

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