ÆäÀÌÁö À̹ÌÁö
PDF
ePub

Mais quand le peuple est maître, on n'agit qu'en tumulte;
La voix de la raison jamais ne se consulte;
Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux,
L'autorité livrée aux plus séditieux.

Ces petits souverains qu'il fait pour une année,
Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit;

Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,

Espérant à son tour un pareil traitement.

Le pire des états, c'est l'état populaire 1.

AUGUSTE.

Et toutefois le seul qui dans Rome peut plaire.
Cette haine des rois que depuis cinq cents ans
Avec le premier lait sucent tous ses enfants,
Pour l'arracher des cœurs, est trop enracinée.

MAXIME.

Oui, seigneur, dans son mal Rome est trop obstinée;
Son peuple, qui s'y plaît, en fuit la guérison :
Sa coutume l'emporte, et non pas la raison;
Et cette vieille erreur, que Cinna veut abattre,
Est une heureuse erreur dont il est idolâtre,
Par qui le monde entier, asservi sous ses lois,

1 Quelle prodigieuse supériorité de la belle poésie sur la prose! Tous les écrivains politiques ont délayé ces pensées; aucun a-t-il approché de la force, de la profondeur, de la netteté, de la précision de ces discours de Cinna et de Maxime? tous les corps de l'État auraient dû assister à cette pièce pour apprendre à penser et à parler; Ils ne faisaient que des harangues ridicules, qui sont la honte de la nation. Corneille était un maître dont ils avaient besoin; mais un préjugé, plus barbare encore que ne l'était l'éloquence du barreau et de la chaire, a souvent empêché plusieurs magistrats très-éclairés d'imiter Cicéron et Hortensius, qui allaient entendre des tragédies fort Inférieures à celles de Corneille. Ainsi les hommes pour qui cos pièces étaient faites ne les voyaient pas. Le parterre n'était pas digne de ces tableaux de la grandeur romaine. Les femmes ne voulaient que de l'amour; bientôt on ne traita plus que l'amour, et par là on fournit, à ceux que leurs petits talents rendent jaloux de la gloire des spectacles, un malheureux prétexte de s'élever contre le premier des beaux-arts. Nous avons eu un chancelier qui a écrit sur l'art dramatique, et on a observé que de sa vie il n'alla au spectacle; mais Scipion, Caton, Cicéron, fésar, y allaient. (V.),

L'a vu cent fois marcher sur la tête des rois,
Son épargne s'enfler du sac de leurs provinces.
Que lui pouvaient de plus donner les meilleurs princes?
J'ose dire, seigneur, que par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'états,
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature,
Qu'on ne saurait changer sans lui faire une injure:
Telle est la loi du ciel, dont la sage équité
Sème dans l'univers cette diversité.
Les Macédoniens aiment le monarchique,
Et le reste des Grecs la liberté publique :
Les Parthes, les Persans veulent des souverains;
Et le seul consulat est bon pour les Romains.

CINNA.

Il est vrai que du ciel la prudence infinie

Départ à chaque peuple un différent génie ;
Mais il n'est pas moins vrai que cet ordre des cieux
Change selon les temps comme selon les lieux.
Rome a reçu des rois ses murs et sa naissance;
Elle tient des consuls sa gloire et sa puissance,
Et reçoit maintenant de vos rares bontés
Le comble souverain de ses prospérités.

Sous vous, l'État n'est plus en pillage aux armées;
Les portes de Janus par vos mains sont fermées,
Ce que sous ses consuls on n'a vu qu'une fois,
Et qu'a fait voir comme eux le second de ses rois.

MAXIME.

Les changements d'état que fait l'ordre céleste

Ne coûtent point de sang, n'ont rien qui soit funeste 1.

CINNA.

C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt,

De nous vendre un peu cher les grands biens qu'ils nous font. L'exil des Tarquins même ensanglanta nos terres,

Et nos premiers consuls nous ont coûté des guerres.

MAXIME.

Donc votre aïeul Pompée au ciel a résisté

Quand il a combattu pour notre liberté2?

J'ai peur que ces raisonnements ne soient pas de la force des autres ce que dit Maxime est faux ; la plupart des révolutions ont coûté du sang, et d'ailleurs tout se fait par l'ordre céleste.

* L'objection de votre aïeul Pompée est pressante; mais Cinna n'y

CINNA.

Si le ciel n'eût voulu que Rome l'eût perdue,
Par les mains de Pompée il l'aurait défendue :
Il a choisi sa mort pour servir dignement
D'une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d'un tel homme,
D'emporter avec eux la liberté de Rome.

Ce nom depuis longtemps ne sert qu'à l'éblouir,
Et sa propre grandeur l'empêche d'en jouir:
Depuis qu'elle se voit la maîtresse du monde,
Depuis que la richesse entre ses murs abonde,
Et que son sein, fécond en glorieux exploits,
Produit des citoyens plus puissants que des rois,
Les grands, pour s'affermir achetant des suffrages,
Tiennent pompeusement leurs maîtres à leurs gages,
Qui, par des fers dorés se laissant enchaîner,
Reçoivent d'eux les lois qu'ils pensent leur donner.
Envieux l'un de l'autre, ils mènent tout par brigues,
Que leur ambition tourne en sanglantes ligues.
Ainsi de Marius Sylla devint jaloux;

César, de mon aïeul; Marc-Antoine, de vous:
Ainsi la liberté ne peut plus être utile

Qu'à former les fureurs d'une guerre civile,

répond que par un trait d'esprit. Voilà un singulier honneur fait aux mânes de Pompée, d'asservir Rome pour laquelle il combattait. Pourquoi le ciel devait-il cet honneur à Pompée? Au contraire, s'il lui devait quelque chose, c'était de soutenir son parti, qui était le plus juste. Dans une telle délibération, devant un homme tel qu'Auguste, on ne doit donner que des raisons solides ces subtilités ne paraissent pas convenir à la dignité de la tragédie. Cinna s'éloigne ici de ce vrai si nécessaire et si beau. Voulez-vous savoir si une penséc est naturelle et juste? examinez la proposition contraire; si ce contraire est vrai, la pensée que vous examinez est fausse.

On peut répondre à ces objections que Cinna parle ici contre sa pensée. Mais pourquoi parlerait-il contre sa pensée? y est-il forcé? Junie, dans Britannicus, parle contre son propre sentiment, parce que Néron l'écoute mais ici Cinna est en toute liberté; s'il veut persuader à Auguste de ne point abdiquer, il doit dire à Maxime : Laissons là ces vaines disputes; il ne s'agil pas de savoir si Pompée a résisté au ciel, et si le ciel lui devait l'honneur de rendre Rome esclave. Il s'agit que Rome a besoin d'un maître; il s'agit de prévenir des guerres civiles, etc. Je crois enfin que cette subtilité, dans cette belle scène, est un défaut; mais c'est un défaut dont il n'y a qu'un grand homme qui soit capable. (V.)

Lorsque, par un désordre à l'univers fatal,

L'un ne veut point de maître, et l'autre point d'égal.
Seigneur, pour sauver Rome, il faut qu'elle s'unisse
En la main d'un bon chef à qui tout obéisse.
Si vous aimez encore à la favoriser,

Otez-lui les moyens de se plus diviser.

Sylla, quittant la place enfin bien usurpée ',
N'a fait qu'ouvrir le champ à César et Pompée,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir 2,
S'il eût dans sa famille assuré son pouvoir.

Qu'a fait du grand César le cruel parricide,
Qu'élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n'eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l'empire entre vos mains?
Vous la replongerez, en quittant cet empire,
Dans les maux dont à peine encore elle respire;
Et de ce peu, seigneur, qui lui reste de sang,
Une guerre nouvelle épuisera son flanc.

Que l'amour du pays, que la pitié vous touche;
Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche 3.
Considérez le prix que vous avez coûté :

Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté,

Des maux qu'elle a soufferts elle est trop bien payée;
Mais une juste peur tient son âme effrayée :
Si, jaloux de son heur, et las de commander,
Vous lui rendez un bien qu'elle ne peut garder,
S'il lui faut à ce prix en acheter un autre,
Si vous ne préférez son intérêt au vôtre,

Cet enfin gåte la phrase. (V.)

2 Il semble que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir César et Pompée. La phrase est louche et obscure. Il veut dire : Le malheur des temps ne nous eût pas fait voir le champ ouvert à César et à Pompée. (V.)

3 Ici, Cinna embrasse les genoux d'Auguste, et semble déshonorer les belies choses qu'il a dites par une perfidie bien lâche qui l'avilit. Cette basse perfidie même semble contraire aux remords qu'il aura. On pourrait croire que c'est à Maxime, représenté comme un vil scélérat, à faire le personnage de Cinna, et que Cinna devait dire ce que dit Maxime. Cinna, que l'auteur veut et doit ennoblir, devait-il conjurer Auguste à genoux de garder l'empire, pour avoir un prétexte de l'assassiner? On est faché que Maxime joue ici le rôle d'un digne Romain, et Cinna celui d'un fourbe qui emploie le raffinement le plus noir pour empêcher Auguste de faire une action qui doit même désarmer Émilie. (V.) /

.

Si ce funeste don la met au désespoir,

Je n'ose dire ici ce que j'ose prévoir.

Conservez-vous, seigneur, en lui laissant un maître
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître;
Et, pour mieux assurer le bien commun de tous,
Donnez un successeur qui soit digne de vous.

AUGUSTE.

N'en délibérons plus, cette pitié l'emporte.

Mon repos m'est bien cher, mais Rome est la plus forte;
Et, quelque grand malheur qui m'en puisse arriver,
Je consens à me perdre afin de la sauver.
Pour ma tranquillité mon cœur en vain soupire:
Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.

Je vois trop que vos cœurs n'ont point pour moi de fard,
Et que chacun de vous, dans l'avis qu'il me donne,
Regarde seulement l'État et ma personne.

Votre amour en tous deux fait ce combat d'esprits,
Et vous allez tous deux en recevoir le prix.
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile;
Allez donner mes lois à ce terroir fertile :
Songez que c'est pour moi que vous gouvernerez,
Et que je répondrai de ce que vous ferez.
Pour épouse, Cinna, je vous donne Æmilie ';
Vous savez qu'elle tient la place de Julie,
Et que si nos malheurs et la nécessité
M'ont fait traiter son père avec sévérité,
Mon épargne depuis en sa faveur ouverte 2
Doit avoir adouci l'aigreur de cette perte.
Voyez-la de ma part, tâchez de la gagner :
Vous n'êtes point pour elle un homme à dédaigner;
De l'offre de vos vœux elle sera ravie 3.

Adieu : j'en veux porter la nouvelle à Livie.

'Tout lecteur voit dans ce vers la perfection de l'art. Auguste donne à Cinna sa fille adoptive, que Cinna veut obtenir par l'assassinat d'Auguste. Le mérite de ce vers ne peut échapper à personne. (V.)

› Épargne signifiait trésor royal, et la cassette du roi s'appelait chatouille. Les mots changent; mais ce qui ne doit pas changer, c'est la noblesse des idées. Il est trop bas de faire dire à Auguste qu'il a donné de l'argent à Émilie; et il est bien plus bas à Émilie de l'avoir reçu, et de conspirer contre lui. (V.)

3 En général, cette scène est d'un genre dont il n'y avait aucun exein

« ÀÌÀü°è¼Ó »