S'il faut percer le flanc d'un prince magnanime Mais je dépends de vous, ô serment téméraire ! Ma foi, mon cœur, mon bras, tout vous est engagé, Et tiennent en mes mains et sa vie et sa mort. SCÈNE IV. ÆMILIE, CINNA, FULVIE. EMILIE. Grâces aux dieux, Cinna, ma frayeur était vaine; Et je n'ai point eu lieu de m'employer pour toi. Exorable devrait se dire; c'est un terme sonore, intelligible, nécessaire, et digne des beaux vers que débite Cinna. Il est bien étrange qu'on dise implacable, et non placable; âme inaltérable, et non pas âme alterable; héros indomptable, et non héros domptable, etc. (V.) 2 Aimable inhumaine fait quelque peine, à cause de tant de fades vers de galanterie où cette expression commune se trouve. (V.) CINNA. Le désavouerez-vous? et du don qu'il me fait ÆMILIE. L'effet est en ta main. CINNA. Mais plutôt en la vôtre. EMILIE. Je suis toujours moi-même, et mon cœur n'est point autre ; Me donner à Cinna, c'est ne lui donner rien, C'est seulement lui faire un présent de son bien. CINNA. Vous pouvez toutefois... ô ciel! l'osé-je dire? ÆMILIE. Que puis-je ? et que crains-tu? CINNA. Je tremble, je soupire, C'est trop me gêner, parle. ÆMILIE. CINNA. Il faut vous obéir. Je vais donc vous déplaire, et vous m'allez haïr. Et si je ne vous aime avec toute l'ardeur Que peut un digne objet attendre d'un grand cœur! ÆMILIE. Il suffit, je t'entends, Je vois ton repentir et tes vœux inconstants : Je vous aime, Æmilie; et le ciel me foudroie Si cette passion ne fait toute ma joic, fait toujours un peu rire. Avec toute l'ardeur qu'un digne objet peut attendre d'un grand cœur, est du style de Scudéri. Ce n'est que depuis Racine qu'on a proscrit ces fades lieux communs. (V.) Les faveurs du tyran emportent tes promesses; Qu'Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner; CINNA. Aussi n'est-ce qu'à vous que je veux le devoir. J'ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime, Vos desseins avortés, votre haine trompée; ÆMILIE. Pour me l'immoler, traître! et tu veux que moi-même Et le prix du conseil qui le force à régner! CINNA. Ne me condamnez point quand je vous ai servie : Voilà une imitation admirable de ces beaux vers d'Horace : Et cuncta terrarum subacta, Præter atrocem animum Catonis, Cette imitation est d'autant plus belle, qu'elle est en sentiment. Plusieurs s'étonnent qu'Émilie, affectant de penser comme Caton, ait cependant reçu pendant quinze ans les bienfaits et l'argent d'Auguste, dont l'épargne lui a été ouverte. Cette conduite ne semble pas s'accorder avec cette inflexibilité héroïque dont elle fait parade. (V.) 2 Par delà mes serments: expression dont je ne trouve que cet exem ple; et cet exemple me paraît mériter d'être suivi. (V.) Sans moi, vous n'auriez plus de pouvoir sur sa vie; EMILIE. Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie : La perfidie est noble envers la tyrannie ; Et quand on rompt le cours d'un sort si malheureux, CINNA. Vous faites des vertus au gré de votre haine. MILIE. Je me fais des vertus dignes d'une Romaine 2. Un cœur vraiment romain... CINNA. EMILIE. Ose tout pour ravir Une odieuse vie à qui le fait servir; Il fuit plus que la mort la honte d'être esclave. La scène se refroidit par ces arguments de Cinna; il veut prouver qu'il a satisfait à l'amour, parce qu'il veut que le sort d'Auguste dépende de sa maitresse. Toute cette tirade paraît un peu obscure. (V.) Ce vers est beau, et ces sentiments d'Émilie ne se démentent jamais. Plusieurs demandent encore pourquoi cette Émilie ne touche point; pourquoi ce personnage ne fait pas au théâtre la grande impression qu'y fait Hermione. Elle est l'âme de toute la pièce, et cependant elle inspire peu d'intérêt. N'est-ce point parce qu'elle n'est pas malheureuse? n'est-ce point parce que les sentiments d'un Brutus, d'un Cassius conviennent peu à une fille? n'est-ce point parce que sa facilité à recevoir l'argent d'Auguste dément la grandeur d'âme qu'elle affecte? n'est-ce point parce que ce rôle n'est pas tout à fait dans la nature? Cette fille, que Balzac appelle une adorable furie, est-elle si adorable? C'est Émilie que Racine avait en vue, lorsqu'il dit, dans une de ses préfaces, qu'il ne veut pas mettre sur le théâtre de ces femmes qui font des leçons d'héroïsme aux hommes. Malgré tout cela, le rôle d'Émilie est plein de choses sublimes; et quand on compare ce qu'on faisait alors à ce scul rôle d'Émilie, on est étonné, on admire. (V.) CINNA. C'est l'être avec honneur que de l'être d'Octave; MILIE. L'indigne ambition que ton cœur se propose! Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose ! Sache qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître CINNA. Le ciel a trop fait voir en de tels attentats Il se met du parti de ceux qu'il fait régner; De pareils châtiments n'appartiennent qu'au foudre. EMILIE. Dis que de leur parti toi-même tu te rends; De te remettre au foudre à punir les tyrans 3. Il faut remarquer les plus légères fautes de langage. On est souve rain de, on n'est pas souverain sur, encore moins souverain sur une grandeur. (V.) 2 La beauté de ces vers et ces traits tirés de l'histoire romaine font un très-grand plaisir aux lecteurs, quoique au théâtre ils refroidissent un peu la scène. (V.) 3 Cela n'est ni français, ni clairement exprimé; et ces dissertations sur la foudre ne sont plus tolérées. (V.) |