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Je ne t'en parle plus, va, sers la tyrannie;
Abandonne ton âme à son lâche génie ;
Et, pour rendre le calme à ton esprit flottant,
Oublie et ta naissance et le prix qui t'attend.
Sans emprunter ta main pour servir ma colère,
Je saurai bien venger mon pays et mon père.
J'aurais déjà l'honneur d'un si fameux trépas,
Si l'amour jusqu'ici n'eût arrêté mon bras;
C'est lui qui, sous tes lois me tenant asservic,
M'a fait en ta faveur prendre soin de ma vie :
Seule contre un tyran, en le faisant périr,
Par les mains de sa garde il me fallait mourir.
Je t'eusse par ma mort dérobé ta captive;
Et comme pour toi seul l'amour veut que je vive,
J'ai voulu, mais en vain, me conserver pour toi,
El te donner moyen d'être digne de moi.

Pardonnez-moi, grands dieux, si je me suis trompée
Quand j'ai pensé chérir un neveu de Pompée,
El si d'un faux semblant mon esprit abusé
A fait choix d'un esclave en son lieu supposé!
Je t'aime toutefois, quel que tu puisses être ;
Et si pour me gagner il faut trahir ton maître,
Mille autres à l'envi recevraient cette loi2,

Le mot de ressentiment serait plus propre; mais, en poésie, colère peut signifier indignation, ressentiment, souvenir des injures, désir de vengeance. (V.)

→ Émilie a déjà dit au premier acte qu'on publiera dans toute l'Italie qu'on n'a pu la mériter qu'en tuant Auguste; elle a dit à Cinna : Songe que mes faveurs t'attendent. Ici elle dit que mille Romains tueraient Auguste pour mériter ses bonnes grâces. Quelle femme a jamais parlé ainsi? Quelle différence entre elle et Hermione, qui dit, dans une situation à peu près semblable:

Quoi sans qu'elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière!
Ses yeux, pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu'ils ne connaissaient pas;
Et moi, je ne prétends que la mort d'un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure;
Il peut me conquérir à ce prix sans danger,

Je me livre moi-même, et ne puis me venger!

C'est ainsi que s'exprime le goût perfectionné; et le génie, dénué de ce goût sûr, bronche quelquefois. On ne prétend pas, encore une fois, rien diminuer de l'extrême mérite de Corneille; mais il faut qu'un commentateur n'ait en vue que la vérité et l'utilté publique. Au reste, la fin

S'ils pouvaient m'acquérir à même prix que toi.
Mais n'appréhende pas qu'un autre ainsi m'obtienne;
Vis pour ton cher tyran, tandis que je meurs tienne :
Mes jours avec les siens se vont précipiter,

Puisque ta lâcheté n'ose me mériter.

Viens me voir, dans son sang et dans le mien baignée,
De ma seule vertu mourir accompagnée,

Et te dire en mourant, d'un esprit satisfait :

« N'accuse point mon sort, c'est toi seul qui l'as fait; « Je descends dans la tombe où tu m'as condamnée,

« Où la gloire me suit qui t'était destinée :

« Je meurs en détruisant un pouvoir absolu;

((

Mais je vivrais à toi si tu l'avais voulu. »

CINNA.

Eh bien! vous le voulez, il faut vous satisfaire,

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de cette tirade est fort belle. (V.) Les rapprochements d'Hermione et d'Émilie ne me paraissent pas exacts : l'un ne devait pas ressembler à l'autre. Il est bien vrai que toutes deux exigent de leur amant une vengeance et un meurtre; mais leur injure, et par conséquent leur situation, n'est pas la même, et ne devait pas produire le même effet. Émilie poursuit la vengeance de son père Toranius, tué il y a vingt ans, dans le temps des proscriptions. Ce sentiment est légitime; mais personne n'a connu ce Toranius: la perte qu'a faite Émilie est bien ancienne; Auguste même l'a réparée autant qu'il l'a pu, en traitant Émilie comme sa fille adoptive; elle a reçu ses bienfaits : sa situation, comme le remarque lui-même Voltaire, n'est point à plaindre. Ainsi donc, lorsqu'elle demande la tête d'Auguste, c'est un sentiment tout au moins aussi républicain que filial, ennobli surtout par le dessein de rendre la liberté aux Romains: c'est un de ces sentiments auxquels on peut se prêter, mais que le spectateur n'embrasse pas comme s'ils étaient les siens, qu'il ne partage pas avec toute la vivacité de ses affections; ces sortes de rôles sont plutôt des moyens d'action que des mobiles d'intérêt. Il n'en est pas de même d'Hermione: son injure est récente, elle est sous les yeux du spectateur : c'est une femme, une princesse cruellement outragée et fortement passionnée. L'offense qu'elle reçoit est de celles que tout son sexe partage, et son infortune est de celles qui excitent la pitié du nôtre. Sa vengeance n'est pas un devoir, c'est une passion, et une passion si aveugle et si forcenée, que l'on sent bien qu'Hermione se fait illusion à elle-même, et qu'elle sera plus à plaindre encore dès qu'on l'aura vengée. Il résulte de cette différence essentielle entre les deux rôles, quecelui de Racine est infiniment plus théâtral; mais que Corneille, en faisant l'autre pour un plan différent, n'était pas obligé de produire la même impression. Il ne faut donc pas exiger qu'Émilie nous touche, mais seulement qu'elle nous attache; et c'est à quoi l'auteur a réussi en lui donnant le mérite qui lui est propre, celui d'une noblesse d'âme que rien ne peut abaisser, d'une résolution intrépide que rien ne peut ébranler. (LA 11.)

Il faut affranchir Rome, il faut venger un père,
Il faut sur un tyran porter de justës coups;

Mais apprenez qu'Auguste est moins tyran que vous.
S'il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes
Il n'a point jusqu'ici tyrannisé nos âmes;

Mais l'empire inhumain qu'exercent vos beautés
Force jusqu'aux esprits et jusqu'aux volontés 1.
Vous me faites priser ce qui me déshonore2;
Vous me faites haïr ce que mon âme adore;
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
Exposer tout le mien et mille et mille fois :
Vous le voulez, j'y cours, ma parole est donnée;
Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,
Aux mânes d'un tel prince immolant votre amant,
A mon crime forcé joindra mon châtiment 3,
Et, par cette action dans l'autre confondue,
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue.
Adieu.

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SCÈNE V.

ÆMILIE, FULVIE.

FULVIE.

3

Vous avez mis son âme au désespoir.

C'est ici une idée poétique, ou plutôt une subtilité: Vos beautes sont plus inhumaines qu'Auguste! ce n'est pas ainsi que la vraie passiou parle. Oreste, dans une circonstance semblable, dit à Hermione :

Non, je vous priverai d'un plaisir si funeste,
Madame; il ne mourra que de la main d'Oreste.

Il ne s'amuse point à dire que les beautés inhumaines d'Hermione sont des tyrans; il le fait sentir en se déterminant malgré lui à un crime : ce n'est pas le poëte qui parle, c'est le personnage. (V.)

2 Priser n'est plus d'usage. Cinna ne prise point ici son action, puisqu'il la condamne ; il dit qu'il adore Auguste, cela est beaucoup trop fort: il n'adore point Auguste; il devrait, dit-il, donner son sang pour lui mille et mille fois. Il devait donc étre très-touché au moment que ce même Auguste lui donnait Émilie. Il lui a conseillé de garder l'empire pour l'assassiner, et il voudrait donner mille vies pour lui par réflexion. (V.)

3 Ces derniers vers réconcilient Cinna avec le spectateur : c'est un très-grand art. Racine a imité ce morceau dans l'Andromaque :

Et mes mains aussitôt contre mon sein tournées, etc. (V.)

ÆMILIE.

Qu'il cesse de m'aimer, ou suive son devoir.

FULVIE.

Il va vous obéir aux dépens de sa vie :

Vous en pleurez !

EMILIE.

Hélas! cours après lui, Fulvie;

Et, si ton amitié daigne me secourir,

Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir ;

Dis-lui...

FULVIE.

Qu'en sa faveur vous laissez vivre Auguste?

EMILIE.

Ah! c'est faire à ma haine une loi trop injuste.

Et quoi donc ?

FULVIE.

EMILIE.

Qu'il achève, et dégage sa foi,

Et qu'il choisisse après de la mort, ou de moi 1.

ACTE QUATRIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

AUGUSTE, EUPHORBE, POLYCLÈTE, GARDES.

AUGUSTE.

Tout ce que tu me dis', Euphorbe, est incroyable.

EUPHORBE.

Seigneur, le récit même en paraît effroyable :
On ne conçoit qu'à peine une telle fureur,
Et la seule pensée en fait frémir d'horreur.

AUGUSTE.

'Quoi! mes plus chers amis ! quoi! Cinna! quoi! Maxime! 'Les deux que j'honorais d'une si haute estime,

Ce sont là de ces traits qui portaient le docteur cité par Balzac à nommer Émilie adorable furie. On ne peut guère finir un acte d'une manière plus grande ou plus tragique.

A qui j'ouvrais mon cœur, et dont j'avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
Après qu'entre leurs mains j'ai remis mon empire,
Pour m'arracher le jour l'un et l'autre conspire!
Maxime a vu sa faute, il m'en fait avertir,
Et montre un cœur touché d'un juste repentir;
Mais Cinna!

EUPHORBE.

Cinna seul dans sa rage s'obstine,
Et contre vos bontés d'autant plus se mutine ';
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et, malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.
AUGUSTE.

Lui seul les encourage, et lui seul les séduit!
O le plus déloyal que la terre ait produit!
O trahison conçue au sein d'une furie!
O trop sensible coup d'une main si chérie !
Cinna, tu me trahis! Polyclète, écoutez.

(Il lui parle à l'oreille.)
POLYCLÈTE.

Tous vos ordres, seigneur, seront exécutés.

AUGUSTE.

Qu'Éraste en même temps aille dire à Maxime
Qu'il vienne recevoir le pardon de son crime.

(Polyclète rentre.)

EUPHORBE.

Il l'a jugé trop grand pour ne pas s'en punir 2.

A peine du palais il a pu revenir,

Que, les yeux égarés, et le regard farouche,

1 Ce n'est pas que ce mot mutine, employé avec art, ne puisse faire un très-bel effet. Racine a'dit:

Enchaîner un captif de ses fers étonné,

Contre un joug qui lui plait vainement mutiné.

D'autant plus exige un que; c'est une phrase qui n'est pas achevée. (V.)

a On ne peut nier que ce lâche et inutile mensonge d'Euphorbe ne soit indigne de la tragédie. Mais, dira-t-on, on a le même reproche à faire à Enone dans Phèdre. Point du tout; elle est criminelle, elle calomnie Hippolyte, mais elle ne dit pas une fausse nouvelle : c'est cela qui est petit et bas. (V.)

CORNEILLE. -T. I.

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