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/FÉLIX, sénateur romain, gouverneur d'Arménie.
POLYEUCTE, seigneur arménien, gendre de Félix.
SÉVÈRE, chevalier romain, favori de l'empereur Décie.
NÉARQUE, seigneur arménien, ami de Polyeucte.
PAULINE, fille de Félix, et femme de Polyeucte.
STRATONICE, confidente de Pauline.

ALBIN, confident de Félix.

FABIAN, domestique de Sévère.

CLÉON, domestique de Félix.

TROIS GARDES.

La scène est à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le palais de

Félix.

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

POLYEUCTE, NEARQUE.

NÉARQUE.

Quoi! vous vous arrêtez aux songes d'une femme!
De si faibles sujets troublent cette grande âme!

'. ' Quand on passe de Cinna à Polyeucte, on se trouve dans un monde tout différent : mais les grands poètes, ainsi que les grands peintres, savent traiter tous les sujets. C'est une chose assez connue, que Corneille ayant lu sa tragédie de Polyeucte chez madame de Rambouillet, où se rassemblaient alors les esprits les plus cultivés, cette pièce y fut condamnée d'une voix unanime, malgré l'intérêt qu'on prenait à l'auteur dans cette maison: Voiture fut député de toute l'assemblée pour engager Corneille à ne pas faire représenter cet ouvrage. Il est. difficile de démêler ce qui put porter les hommes du royaume qui avaient le plus de goût et de lumières à juger si singulièrement : furentils persuadés qu'un martyr ne pouvait jamais réussir sur le théâtre?

Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S'alarme d'un péril qu'une femme a rêvé 1!

POLYEUCTE.

Je sais ce qu'est un songe, et le peu de croyance
Qu'un homme doit donner à son extravagance,
Qui d'un amas confus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit;
Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'une femme;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l'âme 2
Quand, après un long temps qu'elle a su nous charmer,
Les flambeaux de l'hymen viennent de s'allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée,
Craint et croit déjà voir ma mort qu'elle a songée;
Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais,
Et tâche à m'empêcher de sortir du palais,
Je méprise sa crainte, et je cède à ses larines;

c'était ne pas connaitre le peuple: croyaient-ils que les défauts que leur sagacité leur faisait remarquer révolteraient le public? c'était tomber dans la même erreur qui avait trompé les censeurs du Cid: ils examinaient le Cid par l'exacte raison, et ils ne voyaient pas qu'au spectacle on juge par sentiment, Pouvaient-ils ne pas sentir les beautés singulières des rôles de Sévère et de Pauline? Ces beautés d'un genre si neuf et si délicat les alarmèrent peut-être : ils purent craindre qu'une femme qui aimait à la fois son amant et son mari n'intéressât pas; et c'est précisément ce qui fit le succès de la pièce. On trouvera dans les remarques quelques anecdotes concernant ce jugement de l'hôtel de Rambouillet. Ce qui est étonnant, c'est que tous ces chefs-d'œuvre se suivaient d'année en année. Cinna fut joué au commencement de 1639, et Polyeucte en 1640. Il est vrai que Lope de Vega, Garnier, Calderon, composaient encore plus vite, stantes pede in uno; mais quand on ne s'asservit à aucune règle › qu'on n'est gêné ni par la rime, ni par la conduite, ni par aucune bienséance, il est plus aisé de faire dix tragédies que de faire Cinna et Polyeucte. (V.)

Le mot de rêver est devenu familier; peut-être ne l'était-il pas du temps de Corneille. Il faut observer qu'il avait déjà l'art de varler son style; il nous avertit même dans ses examens qu'il l'a proportionné à ses sujets. Toutes les pièces des autres auteurs paraissent jetées dans le même moule. Il faut convenir pourtant qu'un connaisseur reconnaîtra toujours le même fond de style dans les pièces de Corneille qui paraissent le plus diversement écrites: c'est en effet le même tour dans les phrases, toujours un peu de raisonnement dans la passion, toujours des maximes détachées, toujours des pensées retournées en plus d'une manière. C'est le style de Rotrou, avec plus de force, d'élégance et de richesse. La manière du peintre est visible, quelque sujet que traite son pinceau. (V.)

2 Ce mot toute est inutile, et fait languir le vers; une vaine épithète affaiblit toujours la diction et la pensée. (V.)

Elle me fait pitié sans me donner d'alarmes;
Et mon cœur, attendri sans être intimidé,
N'ose déplaire aux yeux dont il est possédé1.
L'occasion, Néarque, est-elle si pressante

Qu'il faille être insensible aux soupirs d'une amante?
Remettons ce dessein qui l'accable d'ennui,

Nous le pourrons demain aussi bien qu'aujourd'hui 2.
NÉARQUE.

Avez-vous cependant une pleine assurance

D'avoir assez de vie ou de persévérance?

Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,
Promet-il à vos vœux de le pouvoir demain ?

Il est toujours tout juste et tout bon; mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace;
Après certains moments que perdent nos longueurs,
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs;
Le nôtre s'endurcit, la repousse, l'égare:
Le bras qui la versait en devient plus avare,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien
Tombe plus rarement, ou n'opère plus rien.
Celle qui vous pressait de courir au baptême,
Languissante déjà, cesse d'être la même,
Et, pour quelques soupirs qu'on vous a fait ouir,
Sa flamme se dissipe, et va s'évanouir.

POLYEUCTE.

Vous me connaissez mal: la même ardeur me brûle,

Et le désir s'accroît quand l'effet se recule.

Ces pleurs, que je regarde avec un œil d'époux,
Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous;

Expression impropre; on ne peut dire, être possédé des yeux. (V.) 2 Corneille, dans les éditions postérieures, remplaça ces deux vers par ceux-ci :

Par un peu de remise épargnons son ennui,

Pour faire en plein repos ce qu'il trouble aujourd'hui.

Apparemment on avait critiqué remettre un dessein, parce qu'on remet à un autre jour l'accomplissement, l'exécution, et non pas le dessein. On avait pu blåmer aussi, nous le pourrons demain, parce que ce le se rapporte à dessein, et que pouvoir un dessein n'est pas français. Mais en général il vaut mieux pécher un peu contre l'exactitude de la syntaxe, que de faire des vers obscurs et mal tournés. La première manière vaut beaucoup mieux que la seconde. Tout cela prouve que la versification française est d'une difficulté presque insurmontable. (V.)

Mais, pour en recevoir le sacré caractère

Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire,

Et qui, purgeant notre âme et dessillant nos yeux,
Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux,
Bien que je le préfère aux grandeurs d'un empire,
Comme le bien suprême est le seul où j'aspire,
Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,
Pouvoir un peu remettre, et différer d'un jour.
NÉARQUE.

Ainsi du genre humain l'ennemi vous abuse' :
Ce qu'il ne peut de force, il l'entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu'il tâche d'ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer;
D'obstacle sur obstacle il va troubler le vôtre,
Aujourd'hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre 2;
Et ce songe rempli de noires visions

N'est que le coup d'essai de ses illusions:

Il met tout en usage, et prière, et menace;
Il attaque toujours, et jamais ne se lasse;
Il croit pouvoir enfin ce qu'encore il n'a pu,
Et que ce qu'on diffère est à demi rompu.

Ce langage familier de la dévotion parut d'abord extraordinaire : on venait de jouer Sainte Agnès, d'un Puget de la Serre: elle était tombée : sa chute donna mauvaise opinion de Saint Polyeucte à l'hôtel de Rambouillet. Le cardinal de Richelieu le condamna comme le Cid. C'est ce que nous apprend l'abbé Hédelin d'Aubignac, ennemi de Corneille, et qui croyait être son maître. Remarquez que cette périphrase, l'ennemi du genre humain, est noble, et que le nom propre eût été ridicule le vulgaire se représente le diable avec des cornes et une longue queue; l'ennemi du genre humain donne l'idée d'un être terrible qui combat contre Dieu même. Toutes les fois qu'un mot présente une image, ou basse, ou dégoûtante, ou comique, ennoblissez-la par des images accessoires; mais aussi ne vous piquez pas de vouloir ajouter une grandeur vaine à ce qui est imposant par soi-même. Si vous voulez exprimer que le roi vient, dites le roi vient; et n'imitez pas le poëte qui, trouvant ces mots trop communs, dit:

Ce grand roi roule ici ses pas impérieux.

(V.)

2 Après par des pleurs il fallait spécifier un autre obstacle. Chaque jour par quelque autre : il semble que ce soit par quelque autre pleur. Le sens est clair, à la vérité, mais la phrase ne l'est pas.

Ces petites négligences se font plus sentir à la lecture qu'au théâtre; rien ne doit échapper aux lecteurs qui veulent s'instruire. Quand Virgile eut appris aux Romains à faire des vers toujours nobles et élégants, il ne fut plus permis d'écrire comme Ennius. (V.)

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Rompez ses premiers coups; laissez pleurer Pauline. Dieu ne veut point d'un cœur où le monde domine, Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix, Lorsque sa voix l'appelle, écoute une autre voix.

POLYEUCTE.

Pour se donner à lui faut-il n'aimer personne ?

NÉARQUE.

Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l'ordonne;
Mais, à vous dire tout, ce Seigneur des seigneurs
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n'est égal à sa grandeur suprême,
Il faut ne rien aimer qu'après lui, qu'en lui-même,
Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Mais que vous êtes loin de cette ardeur parfaite
Qui vous est nécessaire, et que je vous souhaite!
Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux.
Polyeucte, aujourd'hui qu'on nous hait en tous lieux,
Qu'on croit servir l'État quand on nous persécute,
Qu'aux plus âpres tourments un chrétien est en butte,
Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,
Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs?

POLYEUCTE.

Vous ne m'étonnez point; la pitié qui me blesse
Sied bien aux plus grands cœurs, et n'a point de faiblesse.
Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort':

Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort;
Et s'il faut affronter les plus cruels supplices,

Y trouver des appas, en faire mes délices,
Votre Dieu, que je n'ose encor nommer le mien,
M'en donnera la force en me faisant chrétien.

Hâtez-vous donc de l'être.

NÉARQUE.

POLYEUCTE.

Oui, j'y cours, cher Néarque;

Je brûle d'en porter la glorieuse marque.

Mais Pauline s'afflige, et ne peut consentir,

1 On ne dirait plus aujourd'hui, sur mes pareils, ni un bel œil. Ce terme de pareil, dont Rotrou et Corneille se sont toujours servis, n'a jamais été employé par Racine. Un bel œil est ridicule, et plus dans un mari que dans un amant. Fâcher un bel œil est encore pis. (V.)

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